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Rapports de la psychologie avec la sociologie - Partie 4

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1904, par Manouvrier M.L.

Il y a dans les sociétés un nouveau genre de vie, de fonctionnement, d'organisation. Elles sont composées d'êtres vivants qui ont aussi leur organisation et leur fonctionnement propres. Ces êtres vivants sont composés aussi de parties élémentaires dans lesquelles on distingue également une structure et un fonctionnement particuliers; et les théories récentes imaginent encore dans les molécules une sorte de structure et de fonctionnement atomiques. On va même plus loin lorsqu'on pénètre dans l'intérieur des atomes. «Télescopons » tous ces ordres de phénomènes dans le dernier à force d'abstraction. La sociologie rentrera dans la biologie qui rentrera dans la chimie, et ainsi de suite jusqu'à la mécanique intra-atomique.

C'est fort bien, mais pour considérer les choses telles que nous les pouvons saisir, il faut admettre avec Auguste Comte, au lieu de l'escamotage ci-dessus, une subordination des phénomènes complexes aux plus simples et une subordination semblable de nos explications. Nous pourrons résoudre ainsi d'une manière satisfaisante la question spéciale dont il s'agit.

Remontant du simple au complexe, supposons la chimie arrivée à ce point que tout phénomène chimique se produisant dans les êtres organisés soit connu et expliqué. Rien ne sera ignoré touchant la composition et les propriétés des substances parties élémentaires dont se compose le corps d'un animal. Pense-t-on que, pour cela, cet organisme et ses fonctions cesseront d'être étudiées et décrits biologiquement?

L'anatomiste et le physiologiste n'en continueront pas moins d'étudier de concert, des cellules, des tissus, des organes, des appareils ainsi que des propriétés et le fonctionnement de tout cela; une évolution, une phylogénie, une ontogénie, des variations normales et pathologiques.

Cet arrangement biologique est sous la dépendance de phénomènes physico-chimiques, dans sa constitution, dans sa formation, dans sa conservation, dans ses propriétés et son fonctionnement. Mais la chimie la plus avancée ne décrira jamais, par exemple, une chose telle que l'articulation scapulo-humérale ou un cerveau, ni même un simple neurone avec ses connexions. De telles choses ont un déterminisme dans lequel ont joué un rôle de simples rapports de situation et d'action réciproque qui ont été eux-mêmes déterminés suivant les lois chimiques, physiques et mécaniques, mais desquels sont résultés des objets, des êtres et des propriétés d'un nouveau genre. De même dans une maison, pour employer une comparaison simplement destinée à rendre plus claire cette dernière remarque, il y a un arrangement d'étages, de pièces, de corridors, d'ouvertures, etc., duquel résultent des propriétés d'un autre genre que celles des propriétés physico-chimiques des matériaux de construction.

Je reviens ainsi à « l'idée directrice ou créatrice » de Cl. Bernard, mais en la dépouillant de l'apparence métaphysique que lui avait donnée, involontairement je crois, l'illustre physiologiste. Le groupement d'éléments quelconques est une cause de modification de leurs rapports entre-eux et avec le milieu ambiant. Cela seul implique une différenciation statique et dynamique dans le sens de l'accroissement en complexité. La molécule est plus complexe que l'atome statiquement et dynamiquement. Elle représente déjà une structure et un fonctionnement plus un moins compliqués. Nous sommes dans l'ordre chimique où la complexité croissante, par des causes analogues aux précédentes, nous conduit jusqu'au protoplasma. Des rapports de situation entre ces éléments déjà très hétérogènes, très complexes, puis entre eux et le milieu ambiant, résultent de même un accroissement de complexité statique et dynamique, une structure et des propriétés d'un nouveau genre, des êtres et un fonctionnement nouveaux. Nous voici dans l'ordre biologique où les causes de différenciation, de complication statique et dynamique produisent ces êtres d'un nouveau genre très différenciés les uns des autres, mais cependant unis par la propriété fondamentale commune à tous les êtres organisés.

Je crois pouvoir dire maintenant sans métaphysique : il n'y a rien dans les êtres organisés qui ne soit physico-chimique excepté les êtres eux-mêmes avec les propriétés inhérentes à leur constitution. Cette exception correspond à un nouvel ordre de phénomènes nécessitant un nouvel ordre d'investigation dont la dépendance par rapport aux ordres sous-jacents ne détruit pas les particularités. On a beau considérer abstraitement les phénomènes complexes comme réductibles en phénomènes de plus en plus élémentaires, cette réduction n'entraîne donc pas, comme on le voit, et comme l'affirmait énergiquement Auguste Comte, une réductibilité des sciences supérieures aux sous-jacentes, et la formule employée par Cl. Bernard peut être remplacée comme ci-dessus, sans faire intervenir des termes aussi vagues que l'« idée directrice » et la « création ».

Reprenons maintenant la série des sciences où nous l'avons laissée.

Parmi les rapports de situation dont j'ai invoqué plus haut les effets, il y en a qui dans l'ordre biologique et dans la série animale, donnent lieu à un nouveau genre de structure ou d'organisation, à une nouvelle sorte d'êtres : c'est le domaine de la sociologie. Le mécanisme de cette formation dernière présente une très grande analogie avec celui des formations précédentes. Et comme les unités élémentaires qui forment les sociétés sont très facilement perceptibles et particulièrement bien distinctes les unes des autres, le mécanisme en question est relativement clair à certains égards. Il s'ensuit que son observation n'est pas sans aider à faire comprendre le mécanisme général de la genèse des diverses sortes d'êtres et de phénomènes, sans le secours d'aucune idée directrice ou création. La genèse sociale est subordonnée, il est vrai, à toutes les précédentes, mais il n'y a pas moins, dans sa détermination par des rapports de situation et des influences réciproques, un fait analogue à celui qui a produit les structures sous-jacentes. Ce n'est pas une raison, bien entendu, pour méconnaître les différences profondes qui existent entre les diverses formations: mais ces comparaisons sont utiles autant qu'elles servent à accroître notre compréhension.


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