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Etude médico-psychologique sur une forme des maladies de la mémoire - Partie 5

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1889, par Korsakoff S.

Usons donc maintenant de ces données sur l'étude de la mémoire pour expliquer les particularités de nos cas d'amnésie. Commençons par l'explication de la plus simple. Nous avons vu que dans la période de rétablissement, dans nos cas, le désordre de la mémoire se montrait, non comme une amnésie complète, c'est-à-dire une absence de la mémoire, mais comme un affaiblissement: les impressions étaient retenues, mais pour les reproduire il fallait des efforts particuliers; le malade croyait parfois qu'il ne se rappelait plus rien de ce qu'il avait éprouvé antérieurement, et, cependant, en recourant à certaines précautions, attendant qu'une impression fortuite vînt rappeler à l'activité le groupe d'éléments nerveux qui conservait la trace de ce qu'il croyait oublié, il se souvenait tout à coup du passé avec plus ou moins de détails. Le cerveau du malade gardait la trace des impressions vécues, mais elles étaient si bien cachées que l'impulsion ne pouvait y parvenir par les voies communes. Qu'est-ce que cela prouve? Que la faculté de reproduction était fortement troublée, et ce n'est pas parce que les traces n'étaient pas en état d'être excitées avec assez d'intensité pour donner des images conscientes, mais parce que les voies du flux nerveux à ces traces étaient rendues difficiles. Les voies intactes qui associaient différents groupes d'images paraissaient peu nombreuses et c'est pour cela qu'il était difficile d'y parvenir. Cette particularité s'explique donc par l'état morbide des voies d'association.

Dans cet état les traces elles-mêmes paraissaient assez bien fixées, chose qui se faisait voir parce que, lorsque l'excitation y parvenait, elles étaient reproduites et reparaissaient dans la conscience. Mais dans les périodes graves, nous avons vu que ces traces ne pouvaient plus être rendues conscientes: l'homme avait beau faire, il ne pouvait se souvenir de rien; même lorsque l'impression se répétait ponctuellement (ce qui est la voie la plus facile du souvenir), le souvenir ne se reproduisait pas. Dans cet état, la faculté de reproduction n’est pas affaiblie, elle n'existe plus. Mais en même temps nous avons vu reproduire un fait étrange: tout ce qui avait été perçu avant une certaine époque était rappelé, reproduit; ce qui avait eu lieu après, ne l'était pas. D'où vient cette différence? Si c'était seulement un désordre de la faculté de reproduction, il aurait dû, ce, semble, s'étendre également aux impressions antérieures. Pourquoi les traces antérieures se reproduisirent-elles, et les récentes non? On pourrait croire qu'il n'existe pas de traces des impressions nouvelles. Mais nous avons vu qu'elles existaient, puisque le malade, au bout d'un an ou deux, se rappelait ce qu'il avait perçu alors. Il y a donc des traces, mais il est évident qu'il y a une différence essentielle entre la condition de leur conservation et celle de la conservation de la trace des impressions antérieures, et de plus il est évident que ces conditions ont dû changer dans le cours de la maladie, parce que ce qui ne pouvait être rappelé revenait à la mémoire au bout d'un an ou deux. Quelles sont donc ces conditions?

Nous avons déjà dit que la solidité des traces dépend en grande partie du nombre et de la solidité des associations qui y prennent part: les anciennes impressions, les habitudes, associées à un nombre infini d'éléments nerveux, résistent le plus à la destruction; les nouvelles, qui ont peu d'associations, s'effacent plus vite. Il est probable que c'est dans la différence qualitative et quantitative des associations que se trouve l'explication du phénomène qui nous intéresse. Supposons qu'un jour la faculté des conducteurs d'exercer leur activité d'association soit dérangée; supposons qu'elle ne disparaisse pas complètement, mais qu'elle soit bien affaiblie: qu'en doit-il suivre? Les nouvelles impressions parviendront à la conscience, y seront perçues, y laisseront une trace dans les éléments nerveux qui les auront perçues, mais ces perceptions n'entreront pas en association solide avec les autres perceptions. Même les impressions perçues aussitôt après ne s'associeront pas aux premières, de manière que nous n'aurons pas la chaîne d'impressions successives qui s'établissent à l'état normal, et c'est pour cela que l'impression, même en laissant une trace dans les éléments nerveux, se perdra dans les profondeurs de la vie psychique. C'est ainsi qu'on peut expliquer qu'une impression est oubliée aussitôt qu'une nouvelle impression l'a remplacée et qu'elle ne peut plus être rappelée avant que les conditions de la liaison associative soient améliorées. Cependant les anciennes impressions, dont les liaisons d'association sont solidement établies par une répétition fréquente et une existence de beaucoup d'années, pourront se reproduire dans la conscience même sous ces nouvelles conditions. Ce qui prouve que la solidité de la liaison d'association de ces anciennes impressions y joue le rôle essentiel, c'est que les impressions perçues peu avant le début de la maladie ne se reproduisent pas non plus; on ne peut douter qu'elles soient fixées, que les traces en soient conservées; mais, grâce à leur origine récente, elles sont peu associées, c'est pour cela que le désordre des voies d'association a troublé leurs relations. Voilà les effets des troubles fonctionnels de la faculté de l'appareil d'association.

Voyons maintenant ce qui va se passer lorsque la faculté fonctionnelle commencera à se rétablir: la voie de l'innervation sera rendue plus facile, bien qu'elle soit encore embarrassée; par conséquent le procès d'innervation portera l'excitation aux éléments qui gardent la trace d'impressions anciennes, mais cette excitation sera encore si faible qu'elle ne pourra provoquer une activité assez intense et durable pour pouvoir faire naître une image consciente. Il y aura des souvenirs alors, mais ils ne parviendront pas jusqu'à la conscience; ils resteront encore et agiront dans la sphère inconsciente. Cela explique la sagacité des malades que j'ai fait remarquer et qui est possible en l'absence totale de mémoire consciente.

Le rétablissement des voies d'association continue, et, enfin, le procès d'innervation se propage avec assez d'intensité pour pouvoir reproduire des images conscientes, d'autant plus que les éléments qui conservent les traces d'impressions, grâce à la renaissance qui continue, fortifient leurs associations avec les autres, étendent de plus en plus leurs racines dans la vie psychique. Dans cet état, les malades sont capables d'avoir des souvenirs conscients, bien qu'ils ne puissent pas, pour la plupart du temps, les évoquer activement, ni les localiser dans le temps, ni même les qualifier régulièrement; ils ne peuvent pas, par exemple, distinguer ce qui s'est passé réellement de ce qu'ils n'ont vu qu'en imagination. Peu à peu la renaissance des voies d'association va plus loin, les impressions reparaissent dans la conscience avec un plus grand nombre d'associations, et alors le malade est en état de qualifier les traces de ces impressions, de les comparer, de les localiser dans le temps, etc. Peu à peu, il acquiert la connaissance des voies par lesquelles se reproduisent les impressions oubliées, et le malade peut porter, à son gré, son attention de manière que l'excitation trouve cette voie et que l'impression oubliée, soit reproduite. C'est ainsi que se rétablit la mémoire active et le rétablissement ultérieur se fait voir dans son perfectionnement.

C'est ainsi que les choses se passent dans des conditions favorables, pendant le rétablissement. Au contraire, dans des conditions défavorables le désordre de l'appareil d'association devient plus profond; par conséquent, le nombre des voies d'association désorganisées étant plus nombreux, le degré de leur désorganisation est plus grand. Par suite la faculté fonctionnelle des anciennes associations s'amoindrit aussi; les anciens souvenirs ne se reproduisent plus non plus dans la conscience. L'amnésie devient toujours plus profonde et peut atteindre son plus haut degré.

C'est ainsi que nous pouvons expliquer par l'affection de l'appareil d'association les particularités de l'amnésie sur laquelle nous avons attiré l'attention, de même que les différents degrés de cette amnésie dans les différents cas. L'appareil d'association est composé de tubes nerveux, reliés à quelques-unes des cellules nerveuses de la couche corticale; il me semble qu'on peut expliquer le développement de cette amnésie par le dérangement des tubes nerveux qui font partie de l'appareil d'association. Il peut se faire que la cellule elle-même souffre en même temps, mais son état morbide ne peut, en tout cas, jouer le rôle principal dans cette forme de maladie, parce que, dans le cas de désorganisation grave de la constitution de la cellule nerveuse, on ne pourrait expliquer le rétablissement de la mémoire que nous avons observé, et, d'un autre côté, on ne peut expliquer la longue durée de la maladie par un trouble faible. Au contraire, dans les tubes nerveux, des désordres profonds même peuvent se rétablir; tant que subsiste le cylindre-axe, le tube nerveux peut se reconstituer. Cependant, même sans que le cylindre-axe disparaisse, les tubes nerveux peuvent éprouver des altérations essentielles qui sont suffisantes pour troubler leurs fonctions pour longtemps. Nous savons, par exemple, que même de faibles altérations de la myéline qui entoure le cylindre-axe doivent produire des troubles de la faculté fonctionnelle du tronc nerveux; selon Meynert, qui s'appuie sur les recherches de Kühne et de Hoppeseiler, on peut croire que la substance médullaire (myéline), grâce aux propriétés du protagon qu'elle renferme, contribue à la nutrition du cylindre-axe, et, par suite, à la conductibilité de l'excitation. Cependant nous savons que la destruction complète de la substance médullaire n'entraîne pas après elle la destruction du tube nerveux, tant qu'existe le cylindre-axe; après quelque temps la substance médullaire peut se reconstituer et le tube nerveux peut renaître; même, quand le cylindre-axe est détruit le tube nerveux peut renaître, mais avec plus de peine et pas toujours, et, alors, le trouble fonctionnel, bien que capable de se rétablir, devra durer longtemps et ne pourra probablement jamais se rétablir intégralement. Mais si la cellule liée à un tube nerveux est détruite, la renaissance est presque impossible.

Ainsi donc, dans les différents degrés de désorganisation de l'intégrité des éléments de l'appareil d'association, nous pouvons trouver une explication suffisante pour les différents degrés de désordres que nous avons observés dans cette forme d'amnésie. Supposons que ce désordre ne soit pas uniforme dans toutes les parties de l'appareil, c'est-à-dire que, dans quelques-unes, il soit plus grave, dans d'autres, faible, dans d'autres encore qu'il n'en existe pas, et nous pourrons expliquer tous les phénomènes observés.

En donnant cette explication, je sais bien qu'elle n'est pas de grande valeur, parce qu'elle ne s'appuie pas sur des faits anatomiques, et qu'un seul fait de cette nature peut l'anéantir en un moment. Néanmoins, je m'y arrête, pour avoir au moins un fil conducteur dans les recherches anatomiques, l'appareil d'association devant être exploré à fond. On peut trouver un faible appui de cette explication dans le fait que, dans les paralysies de la névrite multiple, on trouve comme substratum anatomique des altérations des tubes nerveux, et tout d'abord des modifications de la myéline, c'est-à-dire de la partie constitutive dont nous avons dit que l'altération pouvait nous expliquer les cas de reconstitution rapide de la mémoire.

Du reste, cette circonstance est plus importante pour le médecin que pour le psychologue. Il me semble que pour un psychologue la totalité des faits présente de l'intérêt, quelque explication qu'on en donne. Cette totalité des faits nous donne la possibilité de présenter avec un peu plus de clarté les conditions de fixation des impressions; elle nous montre leur faculté de se conserver longtemps à l'état latent sans pouvoir être reproduits; elle nous fait voir qu'ils peuvent être reproduits avec une intensité si faible que leur reproduction reste inconsciente, cependant elle influe sur l'humeur et en partie sur la marche des idées. Par là nous pénétrons dans la région de la vie psychique où se forment les idées (sphère des idées inconscientes), dont l'étude promet de donner des explications sur des phénomènes aussi intéressants que l'inspiration du poète, le génie de l'inventeur, tout ce qui fait le substratum de la personnalité.


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