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Quelques remarques sur la notion d'intensité en psychologie - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1898, par Halévy E.

De là enfin la possibilité de poser, entre deux manières dont on peut envisager l'accroissement d'intensité d'une croyance, une sorte d'antinomie. D'une part, selon les formules du calcul des probabilités, l'intensité de la croyance croît de zéro à l'unité, atteignant, avec l'unité, son maximum. D'autre part, l'intensité de la croyance, considérée purement et simplement comme une quantité psychique, est considérée, en même temps, comme pouvant croître sans limite. Les deux thèses sont vraies, selon le point de vue. Au point de vue de la réalité sensible, tout phénomène, étant perçu dans l'espace et le temps infinis, est soumis à un nombre infini de conditions, dont la connaissance adéquate est impossible, puisque nulle pensée finie ne peut épuiser l'infini. L'intensité de la croyance à la réalité d'un fait peut donc croître sans limite, à mesure qu'un nombre plus grand des conditions d'existence du fait sera connu. Au contraire, pour qui se place au point de vue de la vérité idéale, le nombre des conditions qui doivent être remplies pour qu'une vérité soit fondée est fini, et la raison connaît ce nombre, puisque c'est elle qui a posé les conditions il y a ici certitude, c'est-à-dire intensité de croyance telle qu'elle ne peut pas être dépassée. La raison peut même, par l'application de la même méthode, étendre sa juridiction au delà du domaine du certain, et, en limitant le nombre des conditions, déterminer, avec certitude, le degré de certitude d'un jugement. Il y a un univers physique, au sujet duquel et des événements qui s'y produisent, la croyance peut croître indéfiniment en intensité, sans jamais atteindre la certitude; il y a un univers logique, organisé par la raison, constitué par des vérités qui s'enchaînent et se commandent les unes les autres, et qui est le domaine de la certitude. Donc l'intensité de la croyance ne résiste pas à l'analyse elle se résout en une multiplicité d'idées. Elle s'exprime par un rapport mathématique, rapport du nombre des raisons de croire au nombre des raisons soit de croire, soit de ne pas croire. Ou bien le nombre qui est te dénominateur de la fraction peut être conçu comme susceptible de croître au delà de toute limite; et alors il en est de même du nombre qui est le numérateur. En ce cas, l'intensité de la croyance doit être conçue, elle aussi, comme pouvant croître au delà de toute limite. Ou bien le nombre qui sert de dénominateur à la fraction peut être limité par un effort d'abstraction alors une limite fixe est assignée à l'accroissement du numérateur, et, par suite, également, à l'accroissement d'intensité de la croyance; cette limite, atteinte quand la fraction devient égale à l'unité, c'est la certitude, mais elle n'est atteinte que dans un monde idéal, créé par les décisions de la raison. Bref, l'intensité d'une croyance est susceptible d'une justification rationnelle c'est après réflexion que nous attribuons, à tort ou à raison, une certaine intensité à nos croyances. L'intensité d'une croyance, identique à la multiplicité des raisons de croire, n'est donc pas une donnée irréductible de la conscience, mais un produit de la réflexion. En est-il de même, ou autrement, de l'intensité des sensations? C'est ce qu'il nous reste à examiner.


II

Nos sensations se distinguent les unes des autres soit par leurs qualités, soit par leurs intensités. Il est tels groupes de sensations (sensations de température, de pression, de contact) où les seules différences saisissables, entre une sensation et une autre, sont des différences d'intensité. Il est d'autres groupes (sensations visuelles et auditives) où l'on observe à la fois des différences qualitatives, entre sensations d'intensité quelconque, et des différences intensives, entre sensations identiques au point de vue qualitatif. Pour ce qui est des sensations auditives, les différences qualitatives se laissent mesurer, et déterminer mathématiquement. Mais ce qui est vrai des qualités pour le seul sens de l'ouïe est vrai des intensités pour n'importe quel groupe de sensations: elles vont, par une gradation continue, de zéro à l'infini, et les différences intensives sont toutes mesurables. Sans doute l'intuition des intensités psychologiques est une intuition confuse. Malebranche disait que nous n'avons pas une idée claire et distincte de notre âme comme de notre corps, entendant par là fort justement que nous n'avons pas le moyen de comparer, par voie d'intuition directe, deux intensités psychiques, comme nous faisons deux grandeurs extensives. Mais la psychologie scientifique a essayé, par certains procédés indirects, de soumettre l'intensité des sensations à la mesure de déterminer, d'abord, deux intensités égales entre elles; puis de comparer des intensités inégales; enfin de définir la loi selon laquelle s'accroît l'intensité de la sensation en fonction de l'excitation extérieure. La « loi psychophysique », obtenue par voie de généralisation expérimentale, veut que « l'intensité d'une sensation croisse en progression arithmétique quand l'excitation qui la provoque croît en progression géométrique » ou encore que « l'intensité de la sensation croisse comme le logarithme de l'excitation ». Si la loi est vraie, ou, plus exactement, si elle est vraie sous la forme où nous venons de l'énoncer, les états de conscience constituent un monde psychique, analogue au monde des corps, ayant des lois distinctes, mais de caractère analogue aux lois du monde physique les grandeurs psychiques sont des données empiriques, de caractère intensif, régies par certaines relations très générales, qu'il appartient à l'observation et à l'expérience scientifiques de découvrir. C'est-à-dire que notre étude de l'intensité des sensations aboutirait à une tout autre conclusion que précédemment notre étude de l'intensité des croyances: l'intensité d'une sensation serait une donnée irréductible de l'observation de conscience. A moins, comme nous le pensons et comme nous allons essayer de le montrer, que la « loi psycho-physique » ne soit susceptible d'un autre énoncé et d'une autre interprétation.

Lorsqu'un certain laps de temps s'écoule pour moi, lorsque je parcours un certain espace, j'éprouve le sentiment d'une durée plus ou moins longue écoulée, d'une distance plus ou moins grande parcourue. Peut-on découvrir une loi, selon laquelle l'intensité de ce sentiment croîtrait en fonction de la durée réellement vécue, de la distance réellement parcourue? Considérons d'abord le sentiment de la durée. Soient deux durées, l'une de dix ans, l'autre de vingt ans. Si je cherche à déterminer une troisième durée telle que, plus grande que la première, elle soit plus petite que la seconde d'une même durée, je n'hésiterai pas à désigner une durée de quinze années, moyenne arithmétique des deux durées proposées. Il n'y a pas ici de loi logarithmique c'est suivant une môme loi, exprimée par la progression arithmétique 10, 15, 20, que croissent et la durée réelle et la durée sentie. Mais voici un autre cas, où il semble que les choses se passent différemment. Pour un enfant de dix ans, une durée de dix années, a une importance considérable, puisqu'elle est égale à la totalité de sa vie écoulée. Pour un homme de quarante ans, une durée de dix années a une importance quatre fois moindre, car elle ne représente plus que le quart de sa vie déjà écoulée: c'est une durée de quarante années qui maintenant serait considérée comme équivalente à ce que la durée de dix ans était pour l'enfant de dix ans. Donc, lorsque, pour porter des jugements sur la durée, nous nous plaçons à ce second point de vue, la loi logarithmique trouve son application « la durée sentie croît comme le logarithme de la durée réelle ». Mais en réalité ni dans l'un ni dans l'autre cas nous ne nous sommes bien, exprimé. Nous avons eu tort de dire, dans le premier cas, que « la durée réelle et la durée sentie croissaient suivant une même loi »: elles n'étaient pas distinctes, et la durée réelle et la durée sentie ne faisaient qu'un. Nous avons eu tort de dire, dans le second cas, que « la durée sentie croissait comme le logarithme de la durée réelle », comme s'il existait: une durée réelle, indépendante de toute sensation. En réalité, c'est toujours la même durée que nous choisissons seulement de concevoir chaque fois à un point de vue différent. A un premier point de vue, nous décidons de tenir pour égales des durées permettant, par exemple, à des corps mus de vitesses égales de parcourir des espaces égaux: des différences de temps égales seront des différences arithmétiques égales. A un second point de vue, nous prenons un instant déterminé pour point de départ, puis, certaines durées s'étant écoulées, nous décidons d'appeler accroissements égaux de durée des durées qui soient dans un même rapport aux durées déjà écoulées: des différences égales de durée seront alors des différences géométriques égales. Rapprochons maintenant la durée considérée au premier point de vue de la durée considérée au second, appelons la première « durée réelle », la seconde « durée sentie », alors seulement, à condition de ne jamais perdre de vue le sens des mots employés, nous serons en droit de dire que « la durée sentie croît comme le logarithme de la durée réelle ».

Il en est du sentiment de la distance comme du sentiment de la durée. J'ai parcouru vingt mètres, et j'en parcours encore cinq; j'ai parcouru quarante mètres, et j'en parcours encore cinq: les deux longueurs additionnelles sont arithmétiquement égales, et peuvent être, d'une façon absolue, connues comme égales. Mais je puis considérer ces accroissements de distance à un autre point de vue. Si, ayant fait un voyage de cent kilomètres, je forme le projet d'aller cent kilomètres plus loin, ces cent kilomètres ont pour moi une, importance considérable, puisqu'ils doublent le voyage. Mais si j'ai fait un voyage de mille kilomètres et si j'envisage la possibilité d'aller encore cent kilomètres plus loin, cette distance additionnelle est pour moi négligeable: car elle n'augmente le voyage que d'un dixième. Une distance de mille kilomètres, dans le second cas, serait équivalente aux cent kilomètres du premier cas, puisque seule elle doublerait la distance. Et l'on peut dire, ici encore, que, dans le premier cas, la distance sentie croît proportionnellement à la distance réelle, que, dans le second cas, elle croît comme le logarithme de la distance réelle. Mais ici encore il convient d'examiner en quel sens on entend l'es expressions « distance sentie » et « distance réelle ». Nous ne saurions rien dire d'une « distance réelle » qui échapperait complètement à notre perception. Il n'y a ici que deux façons différentes de porter des jugements sur les distances considérées, selon que par différences égales, nous entendons deux différences arithmétiques, ou deux différences géométriques égales.


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