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Le cynisme (étude psychologique) - Partie 4

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1904, par Tardieu E.

La nation dont nous sommes membres a commis des actes d'injustice, elle a eu ses jours de démence nous faisons corps avec elle; nous ne les lui reprochons pas. Elle a conquis, non sans fraude et abus de la force, des populations, des territoires: la patrie en est plus grande; notre orgueil, notre intérêt y trouvent finalement leur compte bien fou qui protestera. Les révolutions ont mis notre pays à feu et à sang; elles nous ont régénéré par le vol et l'assassinat. Bah! passons l'éponge nous sommes leurs héritiers souriants.

Le cynisme des maîtres. — Est un maître quiconque possède une force dont l'emploi le flatte, dont il lui plaît d'abuser, de se rassasier. Le maître commande, il est roi, il se fait obéir; il a la puissance, l'orgueil, le mépris transcendant; son assurance, sa foi en lui-même s'exalteront jusqu'au cynisme.

Le penseur est un maître. — Sa pensée est un composé exquis, une essence enivrante, produit de ses efforts, de ses jouissances aussi le vulgaire, il le sait, n'atteint pas à ses voluptés. Il juge, il devine, il démontre, il voit à travers les apparences et les masques; il a le secret de tout. Il délivre aux hommes les idées sur lesquelles ils vivent; il les fait douter, croire, espérer, se désoler; parfois leur odeur de canailles est tellement forte qu'il lui arrive de dire (tout comme un bourgeois effaré) « II faut une religion pour le peuple ». Ça leur servirait d'idéal et de mors sciant leur bouche envieuse. Eh! allez donc! qu'ils s'abêtissent! — Il se rit de leur attitude ambiguë quand ils sont aux prises avec cette même religion. Ces pauvres gens voudraient assouvir leurs passions, jouir de tous les biens de la terre, et en même temps, rusant avec Dieu, ils prétendent lui faire croire qu'ils l'aiment et lui demandent de les placer dans le ciel. Il faut pourtant choisir. Mais, inconscient ou fourbe à plaisir, chacun de nous ne prétend-il pas à l'estime générale en dépit de son ignominie profonde? C'est à qui fait parade d'honnêteté, d'honneur, et joue le devoir, la vertu. Pitres à l'âme vide, scélérats décidés, nous lançons en l'air des mots sonores afin de nous en faire accroire, de nous étourdir. Celui qui pense a sondé les cœurs des hommes, et son esprit abonde en traits mordants; sa pensée n'a point assez de subtilités pour les confondre. Comme ils sont lâches comme ils sont vils! quel troupeau de goujats! quelle armée de marionnettes! il les renie, il n'est plus de leur race; il porte au-dessus d'eux son front altier et les domine de son sourire cynique.

Le riche est un maître. — On ne jouit pas bien de la richesse, on n'en goûte pas le charme profond sans un peu de cynisme. Le riche sait qu'il est un privilégié et il défend avec vigueur son privilège il faut qu'il y ait des riches. Il parle haut, il parle fort; il assied sa vie sur son pouvoir despotique et sur les comparaisons aiguisées de sadisme qu'il institue entre son sort et celui des moins fortunés. Il peut s'octroyer bien des licences; avec l'argent on répare tant de choses! être riche c'est être assuré de l'impunité. Pendant qu'il savoure ses plaisirs, la force publique bâillonne les pauvres diables, les refoule à bonne distance, les empêche de l'égorger. Tout le monde a besoin de lui; il tient dans sa main des vies innombrables; à faire tinter son or, il suscite des dévouements sans bornes, des amitiés indéfectibles, des amours inusables trop de gens accourent, s'offrent à l'aimer; toujours vainqueur, cela excède, il ferait pousser des fleurs dans le désert; on le trouve beau, reluisant, rajeuni par les années; il n'y a pas de vieillesse pour lui. Il ne connaît pas non plus de douleur irréparable; il est assuré de se consoler avec sa richesse, et, trouvant partout des concours empressés, il recommence à tout bout de champ l'existence; il a pour les hommes un doux mépris, agréable à entretenir, qui ne l'agite pas. La richesse sans idéal qui la fasse oublier est une corruption dont on ne revient guère elle comporte un nihilisme radical, un cynisme sûr de soi jusqu'à être insultant.

Le bien portant est un maître. — Il a l'orgueil de sa santé, il en a l'insolence; il n'a pas été gâté par la vie pour ne point le crier; il a reçu ses dons pour s'en servir. Se sentir fort physiquement, toujours prêt, invincible, quelle certitude cela donne! On est ivre d'abord de toutes les possibilités qu'on recèle; on jouit de la sève, des effluves, de la chaleur rayonnante qu'on fera partager aux autres et dont on est chargé. Le bien portant est tumultueux, il déchaîne son rire à grand fracas; il est dur, insensible, satisfait de soi, provocant.

Il déteste son contraire, le malade, qui s'oppose à ses mouvements, et lui offre une image repoussante. Arrière les éclopés, les infirmes qui sont la lèpre de ce monde, et qui, sans cesse dans nos jambes, viennent nous embarrasser. Il s'impatiente contre eux, il lui prend envie de leur faire des niches, et, comme des mouches, de les écraser; les rencontrant dans sa maison il lui tarde qu'ils meurent, qu'il ne soit plus question d'eux. Celui qui a la santé, la force souveraine, veut en profiter, en jouir, et l'ivresse de la vie s'emporte chez lui jusqu'au cynisme.

Le cynisme des esclaves. — L'esclave n'a pas la libre disposition de soi, il mange le pain sali des parias, il est couronné d'épines. Il est plein de vices sournois, de pensées inexprimables; il regorge de haines rentrées qui feraient sauter le monde. C'est l'excès de souffrance qui le rend mauvais, trompeur, cynique.

L'homme du peuple est un esclave. — Sa vie ne lui appartient pas; il doit la gagner heure par heure, au jour le jour; son corps est lourd; sa pensée est fruste la joie qui est fille de l'esprit ailé, de l'insouciance, ne le visite pas. L'argent lui manque et il est arrêté à chacun de ses pas; il est étranglé dans ses plaisirs misérables par la crainte de payer trop cher, par la préoccupation réfrigérante de marchander. Comment se fera-t-il sa part dans les biens de ce monde? Il a peu de souci de sa santé, de sa vie qui ne vaut pas cher, et il précipite dans ses organes le torrent destructeur des boissons qui donne l'ivresse à lui l'alcool sinistre et violent qui lui fait les yeux hagards, la bouche écumante; l'alcool lui vaut mieux que sa femme, ses enfants, et lui apprend à les oublier. Mais ce n'est pas tous les jours fête, et il a besoin, pour l'ordinaire de la vie, d'un sentiment continu qui lui tienne chaud ce sera la haine de ceux qui le dépassent, de ses supérieurs et maîtres. Que ne peut-il jeter par terre cette civilisation trop compliquée dont il est pourtant un des soutiens ? Entendez-vous venir l'éternel assaut des barbares? Que d'injures proférées sur le passage des puissants: Ah! quand l'homme du peuple est maître à son tour, il n'en finit pas d'assouvir sa rage. Dans les luttes journalières, dès qu'il a le moindre avantage, il est grossier, brutal, à plaisir; il se fait fort d'imposer à notre odorat sa puanteur naturelle. Gare aux vengeances de Caliban, aux fureurs de la brute! Vive la révolution! crie l'esclave. Et s'il devient riche un jour, s'il peut se gorger à plaisir, la révolution est faite. Il n'est pire cynisme que celui qui sort de l'envie, de la colère contre le sort, de l'ignorance.

Le domestique est un esclave. — Aucun n'est serré, harcelé de plus près par le maître, ne ressemble plus à un automate ou à une ombre. Le domestique n'a pas une pensée en propre; il ne fait pas un mouvement qui ne lui soit commandé; il vit en état de dépendance lourde, de passivité stupide, abêtissante. De quelle manière s'y prendra-t-il pour se sentir vivre, et aussi pour se venger? Il haïra celui qu'il sert; il lui donnera en toute sécheresse le service dont ils sont convenus; il souhaite que la maison dont il fait accidentellement partie glisse à la ruine, et il ne s'y épargne pas. Et ses exploits sont l'ouvrage saboté, le vol, le pillage, la négligence, l'inertie calculée, les habitudes malpropres, la saleté cynique.

L'infirme figure un paria. — Il est le malade. qui est sous la coupe de ceux qui l'entourent, à qui on mesure la place, les aliments, les soins, les regards. Le malheureux tombant en décomposition sait bien qu'on a assez de lui, qu'on l'abomine pour l'horreur de son être, qu'on voudrait le voir disparaître. Dans l'abjection où on le relègue, il se défend, il montre les dents. Tantôt il pousse des cris perçants, pitoyables, qui obligent cependant la parenté à s'occuper de lui; ou bien il jongle avec son testament, promettant et retirant tour à tour son héritage; il se rend redoutable par le désespoir; il brandit des menaces compliquées qu'il exécute cyniquement.

Il est des disgraciés de la nature que leur infirmité trop visible met en état d'infériorité et les tortures qu'ils subissent de ce fait les poussent au cynisme. L'être affecté d'une laideur exceptionnelle, le bossu, le boiteux, le pied-bot, etc., haïssent les gens bien conformés et en sont haïs. Ils seront méchants, redoutés, exerceront contre la société des représailles, de bizarres vengeances; ou encore ils retourneront contre eux-mêmes leur sourde fureur et ils se rouleront dans le vice avec un bonheur particulier.

Le cynisme dans le mariage. — Le mariage qui enchaîne pour la vie deux êtres de façon aussi étroite et aussi gênante que possible fournit à l'égoïsme de chacun d'eux toutes les occasions et tout le temps nécessaires pour se prononcer et aller jusqu'au bout de lui-même. Ainsi affrontés et liés, il n'est pas de formes du cynisme que les deux époux n'aient à la fin pratiquées.

Durant sa jeunesse l'homme s'amuse, fait la fête, excité par cette idée irritante qu'il lui faudra un jour se marier: ah! que ce soit le plus tard possible, et qu'il ait bien joui de la vie auparavant. Le mariage sera sa prison, sa tombe, la fin de tout, « la manœuvre désespérée de la frégate qui s'échoue à la côte plutôt que d'amener son pavillon; l'expédient suprême »; l'antichambre de la mort. Il fait la noce contre le mariage, contre sa femme future qui le tiendra bridé, empêtré; il ne peut pas ne pas se marier, le souci de son installation sociale, de son avenir, le lui commande et il y aura une dot à toucher mais il n'en arrivera là que forcé, et que quand il ne sera plus bon que pour une femme.

Enfin il en vient là et il traite l'opération comme une affaire; il fait son choix en connaisseur. L'union une fois accomplie l'homme médite de dominer, d'asservir sa femme c'est lui qui entend vivre, prendre le plus de place, imposer ses préférences, dépenser le plus, dire sur toutes les choses le dernier mot; il jouera le rôle important, il occupera le devant de la scène. Comment s'y prendra-t-il pour cela? Il procède suivant ses aptitudes et il s'aide des circonstances. Il emploiera à son œuvre de domination l'un quelconque de ces moyens la terreur, les caresses, la volupté; la vanité qui jette de la poudre aux yeux et fait la roue; l'ambition qui annonce des projets mirobolants, se propose la conquête du monde; la force qui s'étale, fait sentir ses muscles, la ruse qui ourdit ses stratagèmes; l'hypocrisie étudiée qui moule sur notre visage le masque désiré.

Certains font croire à leur femme qu'eux seuls détiennent les secrets de l'amour et la nourrissent de savantes dépravations; d'autres qui se défient des lumières qu'elle peut acquérir lui interdisent toute lecture et mettent un éteignoir sur son esprit; il en est chez qui l'autorité se fait brutale et qui font passer dans leurs paroles la menace des coups; beaucoup vont leur train, ne donnent point d'explications, ne cèdent rien de leur égoïsme, et ne se retournent guère pour voir si leur victime les suit ou reste en route.

La femme de son côté tend à s'imposer; elle fait ce qu'elle peut pour être l'étoile; sa volonté d'exister par elle-même n'est pas moindre que celle de son mari et elle entend bien faire travailler ce cher forçat pour son luxe, son oisiveté; mais en tout état de cause sa situation est moins favorisée; pour vaincre son maître, à qui il est aisé de secouer son joug, elle n'a que son charme subtil ou des perfidies travaillées.

Voilà que les deux conjoints conspirent dans l'étalage insoucieux d'un égoïsme qui ne garde plus de tenue les trahisons réciproques se laissent deviner. Passe encore si on sauve la paix intérieure, la décence, la politesse. Mais à mesure que l'union avance les choses se gâtent; on vit de plus en plus avec le physique de son compagnon, de moins en moins avec son esprit. Il nous est devenu étranger, cet esprit, ou bien nous le savons par cœur, nous l'avons visité dans ses recoins; il s'est usé en monnayage; le physique, lui, ne se laisse point oublier et il s'impose chaque jour davantage; quelle part redoutable que la sienne maladies, infirmités, décrépitude, fâcheuses habitudes, tics, manies insupportables. C'est à qui ne se gêne point, à qui prend le pas pour incommoder son camarade. Et l'homme, qui est le moins résigné des deux, va jusqu'à la dureté envers sa compagne vieillie, au charme passé, éventé, qui n'a plus de quoi l'amadouer, le séduire.

Le cynisme dans le mariage a un trait décisif et où il se résume c'est l'indifférence aux infidélités de son partenaire, la tolérance de l'adultère. Être trompé, la belle affaire, quand depuis longtemps on est sans goût l'un pour l'autre, quand on ne s'aime plus! on sauvera les apparences et surtout la caisse, qui forme lien, qui est bien commun. Dans cet état conjugal, qui a sa valeur économique, qui est une façade légale derrière laquelle on est abrité, mais qui est en soi la pire des servitudes, il est possible, quand on s'entend, d'admettre une charmante visiteuse, la liberté.


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