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Le cynisme (étude psychologique) - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1904, par Tardieu E.


I. La définition du cynisme

Le cynisme que nous nous proposons d'étudier requiert une assez longue définition. Ce mot mal famé, malsonnant, offre un contenu fort vaste, il signifie tout ce qu'il y a de laid et de répugnant dans notre cœur; c'est un triste examen de la nature humaine que nous entreprenons. Consacrant à ce sujet toute une étude, nous allons fixer d'abord simplement les traits essentiels.

La définition du cynisme doit être resserrée dans une formule abrégée, si imparfaits qu'en soient les termes; nous dirons: Le cynisme c'est l'égoïsme qui avoue, qui ne se gêne pas, qui se vante; la scélératesse qui médite son œuvre et qui s'applaudit. Simple produit de la pensée, le cynisme est le parti-pris de dénigrer notre nature et de la mépriser; l'approbation donnée à nos instincts immoraux.

Le cynisme part de l'égoïsme, c'est là son fond, sa racine; or c'est déjà un vice que l'égoïsme qui s'accuse, et qui, chez certains individus, est criard, fournit un signalement. Le cynisme est pis: c'est l'égoïsme pleinement conscient, qui s'approuve, se glorifie, se délecte de soi, qui ne cherche point à se corriger; l'égoïsme enroulé sur lui-même, qui se travaille et se féconde, se promet des satisfactions inouïes, qui pleure de tendresse en se considérant; et encore l'égoïsme cru et nu, cuit et recuit, sans pudeur et sans frein, monstrueux, colossal, à la deuxième, à la troisième puissance. Ainsi défini le cynisme se trouve séparé de l'immoralité insouciante et naïve, qui s'abandonne à sa pente, sera peu dangereuse à autrui; de l'égoïsme instinctif et de premier mouvement, qui est la loi fondamentale de la vie.

Le cynisme a pour élément principal une déclaration d'égoïsme, il est un aveu satisfait, souriant, fait tout haut ou tout bas, de notre indignité. Le cynique est celui que son infamie sustente et qui ne sait qu'en rire; un Méphistophélès amusé qui dévêt de leur vertu les naïfs, qui conduit à leur perdition de pauvres diables; il est le désabusé amer ou joyeux qui remplit abondamment son âme de sentiments sordides; le débauché fanfaron qui se roule avec orgueil dans des vices dégradants.

Le cynisme s'accompagne de joie, joie étrange et frisson inavouable qui ne se communiquent pas. En soi il est une trouvaille riche de conséquences, la prise de conscience d'un état nouveau. Un jour il nous apparaît que l'humanité est mal faite; va de travers, que nos semblables sont ignobles, affreux et toujours pires, et cette découverte, loin de nous attrister, nous a réjouis. Nous avons reconnu que l'égoïsme est le maître universel, le nôtre se trouve donc autorisé. Des préjugés, des scrupules qui construisaient jusque-là notre moralité s'effiloquent comme mirages dissipés; une force inconnue surgit en nous qui se propose de nous conduire; le cynisme a cela de séduisant qu'il se donne comme une puissance; les hommes sont à notre merci qui ne savent pas notre secret, que notre audace étonnera, et, déjà, nous nous élevons au-dessus d'eux en passant par-dessus leur opinion, en les jugeant, en les méprisant.

Le cynisme a ses degrés: raisonné et convaincu, il allègue des motifs; il est un système; il a sa philosophie. Il procède de la vue du néant de tout et professe le mépris complet de notre nature. Celui qui a conclu à l'égoïsme absolu et qui s'est retranché dans son moi fermé proclame ainsi qu'il n'y a rien à faire pour les hommes et que tout est vain; il dénonce partout la prédominance de l'intérêt et ramène nos aspirations les plus élevées à des raisons honteuses. Se donner, se dévouer, chimères! Nulle récompense ne nous attend, et ceux de nous que le goût du sacrifice a entraînés ont péri inutilement ou se sont trop tard repentis. Qui nous a paru digne d'être aimé jusqu'à l'oubli de nous-même? Qui mérite d'être respecté jusqu'au fond de son être, à nous connu? Tantôt la canaillerie de tous est ce qui nous révolte; tantôt c'est la sottise universelle qui nous exaspère. Il est des malheureux qui souffrent, dira-t-on occupez-vous d'eux; attendrissez-vous! Ah! ne plaignons personne; à bien chercher ils l'ont mérité. Le faible se retourne contre plus faible que soi; la victime devient à son tour un bourreau. Il n'est pas d'amour qui dure; il n'est point d'amitié à laquelle on puisse s'abandonner tout à fait; ne nous laissons pas surprendre par les protestations du sentiment, par les apparences de la probité; à toute entreprise tendant à avoir raison de notre défiance, à nous faire renier notre cause, c'est notre cynisme qui répond.

Le cynisme comprend le mépris de nous-même. Il doit vaincre en nous la dignité du caractère, la fierté intérieure, les leçons de l'éducation qui nous ont dressé à l'honnêteté. Dur effort à faire, car il importe à l'homme de s'estimer; mais après avoir réduit à néant les conventions du dehors qui nous oppressaient, serions-nous notre propre dupe? Ces voix quelque peu obsédantes qui nous conseillent le bien, l'honneur, viennent d'un atavisme aveugle, sont les voix des autres en nous. Parfois il semble bien que nous sommes seuls avec nous-même, face à face avec notre visage nous avons commis une faute et nous avons rougi; notre pensée est grosse d'un crime et nous avons tressailli d'horreur; eh bien, nous surmonterons cette répulsion secrète; nous serons indignes, criminels, fourbes à plaisir, et cela nous agréera; les profits qui paieront notre iniquité laveront nos remords, nous tiendront lieu de tout. Omnia serviliter pro dominatione pro voluptate, et le reste. Se mépriser, travailler avec ferveur à notre avilissement, le cynisme supérieur, vainqueur, dont on tirera profits et avantages, est à ce prix.

Le cynisme n'est pas une entité définie ayant un développement lui appartenant; semblable à l'égoïsme, il fait corps avec toute notre personne, il est notre chair et notre sang; il revêt une plasticité infinie, se trouve mêlé à tous les mouvements de notre esprit, insidieux, imperceptible, impondérable.

On peut le ramener à deux formes: — Positive: il a pour représentants l'ambition effrénée, la force qui s'impose, l'intérêt prêt à toutes les compromissions, la volonté de domination et de jouissance; la méchanceté active, les exploits du sadisme. — Négative: il est la sécheresse du cœur, l'indifférence qui n'interroge pas; la prudence qui s'abstient; la lâcheté qui se dérobe; le scepticisme gouailleur qui répand des mots flétrissants. Sans expression qui lui soit particulière, il est reconnaissable à son accent auquel on ne se trompe guère, à son origine psychologique qui est à démêler. Il est la parole libre, risquée, indécente, farcie de termes grossiers, qui vise à faire rougir l'auditeur bon à déniaiser; il affleure dans la physionomie abjecte et basse de l'homme vulgaire; il est partie prenante dans ces vices de l'esprit qui sont le mensonge, le charlatanisme, le dilettantisme, l'insouciance au cœur léger; ses attitudes fréquentes sont le rire goguenard, l'ironie salissante, le ton brutal, l'air satanique, le mépris débordant. Le cynisme demeure parfois spéculatif, théorique, verbal, et figure une thèse scandaleuse qui nous divertit, une amplification satirique, une thèse; ou bien il se dissimule, caché dans les replis profonds de la pensée réserves mentales du dévouement, désirs défendus, souhaits homicides, etc. mais s'il est dans notre esprit qui s'en amuse, qui le caresse, il s'insinuera un jour dans nos actions.

Le cynisme peut se manifester d'une manière diffuse, s'exprimant dans l'allure générale d'une existence pourrie de vices, et on a alors la vie immorale, impudique, celle de l'ambition sans scrupules, du paresseux, de l'hypocrite, du débauché, du jouisseur. Un caractère peut être plus ou moins entaché de cynisme. Légèrement marqué, donnons comme exemple Stendhal, dont voici un portrait. « Il fut égoïste et sec. « Je manque absolument de mémoire, avouait-il, « pour ce qui ne m'intéresse pas. » Il dit volontiers qu'il n'est pas un être prosaïque, qu'il a l'âme chaude et le cœur poétique, et il aima passionnément Mathilde Dembowski. Mais quels furent ses procédés envers ses maîtresses? Dès que la comtesse Palfry lui eut cédé, il la dédaigna. Il pleurait lorsqu'il parlait de Menta et relisait ses lettres; il ne se rappelait plus qu'il l'avait abandonnée en l'accablant d'injures. S'il s'éprenait d'une femme avec une folle ardeur, il se blasait vite, et, sans égard, sans scrupule, une fois la satiété venue, il se dérobait.

« Il eut et garda des amis; il trouva, conserva jusqu'au dernier jour et par delà la mort des affections fidèles, comme celles de Crozet et de Colomb. Mais il reçut plus de services qu'il n'en rendit, et il oublia souvent l'amitié pour courir au plaisir. Que d'amertume dans ce mot de Colomb, qu'il avait des défauts de caractère et des accès d'instabilité qui voilaient ses qualités, et que ces qualités, ses intimes les découvraient à grand'peine! Lui-même ne s'étonnait-il pas que Crozet, que Colomb, que Mareste voulussent bien le supporter ? »

Les grands cyniques appartiennent à l'histoire, qu'ils aient joué le rôle de maîtres ou de valets. Que de noms La politique est le rendez-vous des audacieux légers de scrupules; le pouvoir dont disposent les victorieux du jour leur rend faciles toutes les audaces, tous les méfaits. Citons comme types de cynisme soutenu, invraisemblable, cloués au pilori, et, en même temps, modèles inimitables, Talleyrand, le plus rampant des traîtres Fouché, le plus calculateur parmi les assassins.


II. Les théoriciens du cynisme

Le cynisme a ses théoriciens qui l'ont justifié, qui lui ont fait sa part, qui ont reconnu sa légitimité. Ils nous disent: L'espèce humaine, en son fond, est perverse, méchante, féroce, abominable; il est bon d'être averti et de se défendre énergiquement contre ses procédés. Nous vivons à travers cahots et souffrances une vie pleine d'embûches, noyée dans une lourde obscurité égayons cette pénible farce par l'ironie, par notre rire; qu'il y ait dans nos actes, dans nos paroles, un fumet de cynisme. Ne soyons dupes de rien.

Celui qui est censé faire la théorie du cynisme, qui présente sa défense, ne dit point qu'il l'adopte pour son propre compte, mais il marque ses droits un regard pénétrant jeté sur ce triste monde aura fait de nous des dégoûtés.

D'ordinaire, ceux qui prennent ainsi à tâche de nous déniaiser accompagnent leur leçon scabreuse d'un petit ricanement auquel on ne se méprend pas; il semble qu'ils aient pris pour refrain des mots de cette sorte « Ce monde est hideux, mais, ça m'est égal. » Passons en revue certains d'entre eux.

Des écrivains chrétiens, comme Pascal, Bossuet, ont bien vu le fonds corrompu de notre nature, mais ils n'ont pas méprisé l'homme, qui a été racheté par le sang de Jésus-Christ. Ils ont prêché la dignité de la vie, sa valeur; ils l'ont aimée parce qu'elle a son harmonie cachée et qu'elle ouvre le ciel.

La Rochefoucauld, point touché par le christianisme, nous révèle que l'amour-propre est le ressort universel, et certaines de ses maximes mettent en lumière tout le cynisme qui gît dans notre cœur; citons: « Il y a toujours dans l'adversité de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas. Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités. Il s'en faut bien que l'innocence trouve autant de protection que le crime. Il n'est pas si dangereux de faire du mal aux hommes que de leur faire trop de bien. Il y a des gens de qui l'on ne peut jamais croire du mal sans l'avoir vu; mais il n'y en a point en qui il doive nous surprendre en le voyant. »

Schopenhauer érige en règle le mépris de l'humanité, et nous lui devons cette maxime savoureuse « Étudiez pour acquérir une vue exacte et bien suivie de la nature entièrement méprisable de l'humanité. »

Il nous instruit de la scélératesse foncière des êtres « L’État, ce chef-d'œuvre de l'égoïsme intelligent et raisonné, ce total de tous les égoïsmes individuels, a remis les droits de chacun aux mains d'un pouvoir infiniment supérieur au pouvoir de l'individu, et qui le force à respecter les droits des autres. C'est ainsi que sont rejetés dans l'ombre l'égoïsme démesuré de presque tous, la méchanceté de beaucoup, la férocité de quelques-uns. Que le pouvoir protecteur de l'État se trouve, comme il arrive parfois, éludé ou paralysé, on voit éclater au grand jour les appétits insatiables, la sordide avarice, la fausseté secrète, la méchanceté, la perfidie des hommes, et alors, nous reculons, nous jetons les hauts cris. Ces milliers d'êtres qui sont là sous nos yeux, s'obligeant mutuellement à respecter la paix, au fond ce sont autant de tigres et de loups, qu'une forte muselière empêche seule de mordre. »


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