L'expérience morale

Revue de métaphysique et de morale

En 1909, par Rauh F.

J'avais commencé à revoir ce livre en vue de cette seconde édition. Sur le conseil d'amis, je me suis décidé à le rééditer à peu près sans changement. Ce n'est pas que je n'en voie aussi nettement que personne les insuffisances. Mais je crois que, tel quel, il a rendu et peut rendre encore quelque service. D'autre part, c'est une oeuvre toujours difficile et souvent vaine que de corriger un travail déjà ancien. Il vaut mieux faire neuf, et sur de nouveaux plans.

Je crois aujourd'hui encore qu'il n'a pas été inutile, au moment où tendait à se constituer la science de la réalité ou de la nature morale, de donner l'idée d'une technique prolongeant la science, mais, dans une certaine mesure autonome. Les règles de conduite ne peuvent se déduire directement et en quelque sorte linéairement d'une sociologie, comme si entre l'action et la courbe sociale devaient seulement s'intercaler quelques corrections, quelques adaptations exigées par la complexité des circonstances. A mi-chemin de la science et de l'action il y a place pour une psychologie du sentiment et de l'action honnêtes.
Je sais que pour beaucoup de personnes cela va sans dire. Mais il est toujours dangereux d'user de prétéritions. En fait les livres des sociologues prétendent aboutir à des conclusions pratiques. Or il est arrivé qu'au nom d'une histoire sociale à vol d'oiseau, ou d'aigle — selon les auteurs — on nous a présenté des préceptes moraux qui auraient eu besoin pour se justifier d'études et d'analyses d'un tout autre ordre et d'une précision autrement directe. Je suis convaincu que le point de départ de toute recherche morale est la science des mœurs, qu'il n'y a pas à chercher au delà de fondement métaphysique de la morale, quel qu'il soit, et que les progrès de cette science feront la place de jour en jour plus étroite à l'impressionnisme moral. Mais une science objective quelconque se complète par un art. Or l'art moral, c'est ici une certaine façon de traiter le sentiment moral. De ce point de vue, a l'étude des forces morales inconscientes, et des consciences considérées comme des forces, se superpose l'analyse des consciences elles-mêmes. Nous sommes ici dans un autre plan. J'oserai presque dire que la morale commence par la science impersonnelle pour aboutir à la chronique, à la polémique, aux personnalités, et cela non pas seulement pour adapter à des circonstances contingentes des principes absolus établis par ailleurs, mais pour établir les principes mêmes de l'action. Il y a là de quoi faire sourire ceux qui imaginent les principes comme des momies royales silencieusement préparées dans les sanctuaires des cabinets d'études. Cela étonnera moins ceux qui ont observé les militants d'une cause ou d'une idée dans l'action où ils forgent leurs règles de vie. Ne confondons pas avec le savant — un homme d'action lui aussi — le professeur disert qui expose derrière une vitrine bien nette les doctrines bien étiquetées et soigneusement brossées de façon qu'il n'y reste pas un grain de cette poussière que soulève toute bataille.

Je crois particulièrement important de travailler dans ce sens à l'heure présente. Sans doute l'homme a le besoin le plus pressant de réapprendre la discipline collective, le sens social. Le mysticisme actuel, l'égotisme, le Kantisme universitaire sont les formes diverses d'un individualisme, qui, n'ayant pas trouvé le milieu naturel et seul respirable pour l'homme, le milieu social et humain, s'use et s’anémie dans la contemplation d'un cadre vide, ou dans la poursuite de l'ombre d'une ombre. Mais l'individu moderne recrée sans cesse la société comme le primitif, par le sacrifice, ressuscite son Dieu. Il est essentiel dès lors que dès l'enfance on ne tarisse pas dans les consciences, surtout dans les consciences françaises, la source de l'invention et de l'action. Qu'on y prenne garde: la traduction en langage pédagogique et administratif de l'objectivité scientifique, c'est le dogme officiel.

D'autres accepteraient volontiers celle idée que l'art moral mérite qu'on s'en souvienne, mais non point qu'on s'en occupe. Une mention suffit, qui ne va pas sans quelque nuance de dédain. N'avons-nous pas les livres de nos moralistes du XVIIe siècle tous les jours commentés et comme continués par les maures de nos écoles et de nos lycées? On se convaincra, j'espère, aisément en lisant ce livre, que la psychologie de l'honnête homme moderne, telle que je la conçois, est assez différente de celle de l'honnête homme ou du chrétien du XVIIe siècle. On a usé du droit qu'a tout lecteur de ne lire qu'à moitié pour extraire des règles pratiques que j'ai énoncées les plus générales d'entre elles, qui facilitaient en effet ce rapprochement; celle par exemple, de l'impartialité, de la compétence, etc. Mais je doute qu'un moraliste du XVIIe siècle eût adhéré à cette règle, entre bien d'autres, de ne reconnaître comme valables que les maximes vérifiées dans et par l'action présente, ce qui me paraît une des règles fondamentales de l'action moderne.

On s'emparera peut-être de cette dernière formule pour faire de nous un sociologue pur. Car cette valeur même attribuée à la con-science, à l'idéal individuel et présent, n'est-elle pas caractéristique du moment historique où nous sommes? N'est-elle pas dès lors observable objectivement? Mais ce fait même que les consciences prennent de plus en plus de valeur pour elles-mêmes, n'est du ressort du sociologue qu'à partir du moment où le mouvement de ces consciences se dessine dans les faits de façon objectivement appréciable. C'est au contraire dans les consciences que le moraliste proprement dit le saisit. Peu importe au reste que la conscience qui intervient dans l'action soit individuelle ou collective. Pourvu qu'on la considère comme un système de valeurs, la morale cesse d'être purement sociologique. La distinction des faits moraux, immoraux et amoraux n'est pour le sociologue qu'un moyen provisoire et superficiel de classification. Pour un savant, il n'y a que des faits et des forces. Le sentiment même de la communion avec la société ne saurait être, par le sociologue, exalté comme tel. La conscience doit, pour lui, s'effacer devant la science et la force des choses.

Un mot seulement encore sur une interprétation particulièrement inexacte de mes intentions. M. Delvolvé, dans un article d'ailleurs fort intéressant de la Revue de Métaphysique et de Morale de mai 1908 (note de la page 688), prétend que mon but a été de nous soumettre à l'inspiration directrice de certains milieux agissants, en fait à la direction socialiste. J'aurais tenté une entreprise analogue à celle des Théologiens réformés du XVIIe siècle, en quête d'une organisation orthodoxe pour déterminer les caractères de la véritable Église. M. Delvolvé, au reste, n'est pas sûr de me bien comprendre. Je puis dissiper son doute. Il ne m'a pas compris. J'ai toujours dit que le critère ultime de la croyance pratique était le témoignage de la conscience informée et éprouvée. Je crois qu'en fait ceux qui se conformeront à la méthodologie que j'esquisse, en viendront à accepter sur certains problèmes qui me préoccupent particulièrement, des conclusions sensiblement analogues aux miennes. Mais le contact avec le milieu n'est selon moi qu'un des moyens d'éprouver sa conscience, et c'est en définitive à celle-ci que reste le dernier mot. Je suis convaincu — je n'aurais pas écrit mon livre si je ne l'avais pensé — que ma méthode est la bonne. Je doute beaucoup plus du degré d'entente où l'on peut aboutir en l'utilisant. Mais je crois que c'est là une question secondaire et en quelque sorte extrinsèque. Comme je l'ai dit à plusieurs reprises, la méthodologie morale serait la même quand elle n'aboutirait qu'à une certitude individuelle.

On a bien voulu m'inviter à préciser à l'aide d'un exemple les règles que j'ai formulées. Telle serait bien la vraie façon de procéder et c'est bien ainsi que j'ai procédé pour me faire ma conviction personnelle. J'ai essayé dans des cours sur la Justice sociale et la Patrie de montrer les limites de la sociologie et de la technique morale. Mais mes occupations professionnelles et l'extrême difficulté des sujets m'ont empêché de mettre ces cours au point pour la publication. J'ai donné quelques indications sur une application possible de la méthode décrite dans ce livre, dans un article de la Revue de Métaphysique et de Morale.
Sur la question de méthodologie, on trouvera quelques éclaircissements complémentaires dans des articles publiés dans différentes Revues ou dans les Bulletins de la Société française de philosophie.


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