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La notion d'égalité sociale - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1908, par Parodi D.

D'où il résulte, en fin de compte, que l'égalité, idée abstraite, point de vue d'où l'esprit considère les choses, ne peut donc jamais, à la vérité, traduire exactement la réalité concrète et la nature complexe des faits ou des êtres, dans l'ordre social encore moins que dans l'ordre physique. Parler d'êtres réellement et intégralement égaux, ce serait vouloir qu'ils puissent être identiques absolument; ou bien, au contraire, hétérogènes an point de ne comporter aucune mesure commune, et par suite de n'admettre, les uns avec les autres, aucun rapport intelligible et aucune société. Mais, d'autre part, l'égalité représente l'aspect par lequel, à l'exclusion de tous les autres, il est utile et nécessaire de considérer les êtres pour établir parmi eux quelque ordre et quelque loi; elle est le principe de comparaison et si l'on veut la méthode par lesquels il les faut traiter pour faire apparaître dans toute leur précision ou leur légitimité leur hiérarchie et leur inégalité même. L'inégalité ne se définit que par rapport à quelque égalité. L'importance de cette dernière notion, dans une société, sera donc proportionnelle à son aptitude à s'ordonner et à s'organiser d'une manière réfléchie et consciente d'elle-même; et du même coup, à l'habileté du législateur à distinguer, de la personnalité totale de chaque citoyen ou des sentiments généraux qu'il nous inspire, telle faculté, tel mérite, telle fonction, par où il puisse être conçu comme équivalent à tous les antres, ou comme comportant avec ceux-ci des rapports déterminés de supériorité ou d'infériorité.

L'analyse, tout abstraite encore, de la notion d'égalité, nous fait donc apparaître sans doute son impuissance à jamais exprimer, des objets ou des êtres, autre chose qu'un rapport par où les évaluer ou une méthode par où les manier; mais elle nous en montre, par contre, le caractère essentiellement rationnel et la nécessité, puisqu'elle se trouve impliquée dans toute démarche comparatrice ou classificatrice de l'esprit, dans tout travail de réglementation quelconque. Qu'il y ait dès lors quelque application légitime de la notion d'égalité dans la vie sociale, ne peut-on pas le considérer comme établi déjà?

Si l'idée d'égalité est ainsi liée à l'effort de la raison pour analyser, distinguer et classer les êtres ou les choses; si elle est impliquée dans son propre contraire, puisque les inégalités ne se découvrent et ne se mesurent que par référence à une même unité; il en résulte que l'esprit ne peut, semble-t-il, concevoir, en matière sociale comme en toute autre, que des égalités ou des inégalités partielles, relatives à une certaine fin ou à un certain point de vue, et qu'il exige pour les déterminer une comparaison impartiale des êtres, dans des conditions aussi identiques et égales que possible. Or, tout autre est le caractère des inégalités ou des égalités sociales, dans la plupart des cas qui s'offrent à l'historien: elles se présentent d'ordinaire, non comme abstraites, partielles et relatives, mais comme concrètes, globales et absolues. C'est que la raison n'est jamais la source unique, ni même principale, ni surtout primitive des classifications et des distinctions qui dominent dans la vie collective. Nous en trouvons au contraire la source psychologique dans les tendances les plus simples et les moins réfléchies de l'âme humaine, en particulier dans l'association spontanée des idées et des sentiments.

On a pu prétendre, il est vrai, que dans les sociétés très primitives règnent des mœurs ou des institutions égalitaires, c'est-à-dire là où l'effort d'organisation rationnelle est sans doute minimum. Mais si l'on y peut parler d'égalité, c'est surtout que ces sociétés sont à peu près complètement indifférenciées, sans taches spécifiées ni division du travail; par suite, que les divers individus qui les composent, n'ayant pas à se comparer entre eux ou à être jugés par rapport à une fin commune à atteindre ou à une règle commune à observer, y peuvent être considérés comme tous équivalents, valant autant, ou aussi peu, l'un que l'autre. Là où font défaut les règles et les critères d'appréciation, où les individus sont encore juxtaposés plutôt qu'organisés, où d'ailleurs la simplicité de leur vie morale et sociale n'admet entre eux que des différences individuelles faibles et comme insignifiantes, il est naturel que n'apparaissent entre eux ni ordre hiérarchique, ni inégalités définies: mais l'égalité qui règne alors est quelque chose de vague, d'indéterminé et d'informe, elle n'est ni voulue ni consciente d'elle-même; elle pourrait tout aussi bien être considérée comme absence de toute mesure et de toute valeur sociale, elle est toute prête enfin à se changer en son contraire.

Qu'on suppose, en effet, une cause quelconque, extérieure ou intérieure, qui vienne donner une importance spéciale à telle ou telle supériorité naturelle, réelle d'ailleurs ou imaginaire: la vigueur ou l'adresse, le courage guerrier, l'intelligence ou le savoir, ou la participation à quelque force redoutable et sacrée: cette supériorité créera, entre ceux qui la possèdent et les autres, une différence absolue et totale. La faculté de distinguer et d'abstraire, de reconnaître un avantage sur un certain point, qui ne préjuge rien pour les autres, n'est pas éveillée ni agissante. Aussi bien, elle n'aurait ici nulle raison d'être. La supériorité en question, et elle seule, dans l'indifférenciation sociale, est utile à la collectivité, ou estimée telle, et donc, socialement, elle est seule réelle: les autres restent inaperçues, virtuelles, inagissantes. Et par exemple, à certains stades de l'évolution humaine, n'est-il pas clair que le courage et la force physiques ont été les seules supériorités capables de donner avantage à ceux qui les possédaient ou à ceux en faveur de qui elles s'employaient? les seules réelles dès lors? Comment n'auraient-elles pas fondé une différence absolue, une inégalité irréductible entre les hommes? Comment, par une association inévitable d'idées et de sentiments, tout ce qui touchait au supérieur, sa famille, ses biens, ses armes, ses vêtements, ses actes de toutes sortes, n'auraient-ils pas participé à sa supériorité, n'auraient-ils pas paru grandis, consacrés? Comment ne lui aurait-on pas attribué une essence et des droits spéciaux, qualitativement distincts et incommensurables par rapport à l'essence ou aux droits des autres hommes? La loi psychologique du transfert, selon laquelle le sentiment vif, quel qu'il soit, que nous inspire un phénomène, s'étend à tous les phénomènes contigus ou similaires, est ici source d'inégalités globales et concrètes, auxquelles le mot d'inégalité ne s'applique même plus avec propriété, puisque c'est plutôt de différence qualitative qu'il s'agit, d'incomparabilité et d'hétérogénéité. Au regard du sentiment, les différences de cet ordre aboutissent donc à des distinctions de nature, de caractère à quelque degré mystique et religieux: de là les classes et les castes.

Le propre de ces distinctions purement spontanées, sentimentales et instinctives, est donc de déborder infiniment leur propre cause: d'une part elles s'étendent à la personne entière, sans considération de qualités ou de vertus particulières; d'autre part, elles s'étendent du père aux enfants, elles survivent aux services rendus, elles sont désormais inhérentes à telle race, à telle classe; absolument parlant, dans la totalité, l'intimité de leur essence, un homme, une famille, un clan, est conçu comme supérieur à un autre homme, une autre famille, un autre clan; tout rapport de l'un à l'autre devient sacrilège ou déshonorant, toute comparaison absurde ou coupable. Fondées sans doute, à l'origine, sur une supériorité partielle, mais réelles, elles se maintiennent ensuite par la force seule de la coutume et d'un respect traditionnel; elles n'éprouvent nul besoin de se justifier rationnellement, et d'ailleurs ne le pourraient guère; on peut dire, et c'est le contraire d'un paradoxe, que ces inégalités sont d'autant plus fortes et indiscutables qu'on les considère plus loin de leur source, plus loin de la vertu ou de la qualité réelle qui leur a donné naissance: au moment où un privilège s'établit, il est encore discuté; il implique comparaison entre ceux qui l'obtiennent et ceux qui ne le possèdent pas; la grande force des inégalités sociales c'est d'être obscures et lointaines dans leur origine, de s'imposer comme un fait coutumier, dont on ne conçoit même pas qu'il puisse être autrement ou ne pas être, et qu'on ne songe pas à mettre en cause. En ce sens, les inégalités sociales, résultant de conditions de fait ne se justifiant que par le fait même, sont bien, dans une société, un élément d'ordre et de stabilité; ce sont les seules que déclarent naturelles, bienfaisantes et légitimes, les partisans d'un certain traditionalisme positiviste en sociologie.

Mais il ne faut pas qu'un aspect de la réalité sociale nous en masque l'aspect contraire, ou plutôt complémentaire. Si, du point de vue analytique et logique, les deux notions antithétiques d'égalité et d'inégalité nous ont paru s'impliquer l'une l'autre, les faits démentent moins qu'il ne semble, et surtout moins qu'on ne le prétend, les résultats de l'analyse. A moins de considérer exclusivement les groupes sauvages les plus inorganisés (et encore, à y regarder de près, y trouverait-on toujours des traces ou des rudiments de réglementation et de droit), il n'est sans doute pas de société où, à côté de l'oeuvre de tradition, ne se discerne l'oeuvre d'une raison organisatrice, et celle-ci travaillant le plus souvent sur celle-là même comme matière. — Dans les groupes ou règne l'inégalité, il y a donc, entre les membres des classes supérieures et inférieures, séparation tranchée et infranchissable, nulle parité possible. Mais, pour peu qu'il y ait une organisation juridique dans le groupe, entre les membres d'une même classe pourra régner l'égalité la plus complète: telle, l'égalité des guerriers, des compagnons d'armes dans la plupart des sociétés militaires; ou, dans les sociétés antiques, l'égalité des hommes libres jouissant de la plénitude des droits civiques, égalité si consciente et si fière d'elle-même qu'elle a pu constituer comme un idéal juridique et moral, et tromper longtemps l'historien, jusqu'à lui faire perdre de vue une inégalité de fait sous-jacente et sous-entendue aussi éclatante que l'esclavage. — Ou bien il se pourra qu'entre ceux qui possèdent la supériorité sociale on reconnaisse encore des degrés et une hiérarchie plus ou moins complexe, comme au Moyen âge, conciliable encore, à chaque étage, avec une conception égalitaire des rapports entre les pairs ou les égaux; et il faudra toujours, pour que les pairs puissent être traités en égaux, qu'on renonce à considérer en eux autre chose que leur titre de noblesse, qu'on fasse abstraction de leurs qualités individuelles, nécessairement diverses et inégales, pour ne tenir compte que d'un caractère isolé, plus ou moins abstrait, et conventionnellement et juridiquement défini. — Et comme pourtant, dans une même société, les inférieurs et les supérieurs doivent bien parfois se rencontrer, se comparer, se mesurer, certaines traces apparaîtront çà et là, jusque dans les sociétés les plus antiégalitaires, d'une commune mesure appliquée à la détermination des rapports mutuels des diverses classes: lorsque, par exemple, dans tant de codes barbares, on estimera, selon les différences de qualité sociale, le taux des amendes exigibles pour une même faute.


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