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Le concept de la volonté - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1907, par Höffding H.

Un phénomène des plus intéressants psychologiquement et qui est, en même temps, des plus énigmatiques c'est le passage du besoin au désir ou de l'involontaire au volontaire (en comprenant par action volontaire celle qui a pour condition la représentation du but). Là, encore, il y a beaucoup de degrés de clarté pour l'idée du but, jusqu'au seuil de la conscience. Plus la représentation du but est vague et obscure, plus nous passons du désir au simple besoin. Il est souvent difficile de décider si la représentation du but existe ou non, et il en résulte de grands problèmes pour l'observation et pour l'examen moral de soi-même. Voyez ainsi, dans les journaux de Sören Kierkegaard (ceux de l'an 1849) ses réflexions réitérées, tantôt affirmatives, tantôt négatives pour répondre à la question de savoir si la composition de ses écrits variés était précédée de la représentation d'un but éthique déterminé. Mais, abstraction faite de cette difficulté, nous voyons naître un problème psychologique: comment se fait-il que quelque chose devienne but pour nous, ou, en d'autres termes: comment s'opère le passage de l'involontaire au volontaire? Il faut que ce passage se fasse involontairement: le premier but n'a été déduit d'aucun autre but. Ce n'est que plus tard qu'il peut arriver que nous prenions pour but un objet parce qu'il fait partie d'un but déjà posé, ou qu'il est un moyen d'y arriver. Mais le premier but — Dante l'appelle « la première pensée de la volonté » — ne peut pas être déduit ainsi. C'est sur ce point que nous approchons de la direction originale de notre vie psychique, dont nous avons parlé plus haut, fondement dernier de la volonté. Si, avant l'apparition de la première représentation de but, notre être était complètement indifférent ou neutre, il serait tout à fait incompréhensible que nous pussions nous donner des buts. Autre chose est si, même avant d'avoir la faculté de former des représentations, la vie psychique a une direction primitive, un besoin où un effort qui puisse être favorisé ou arrêté par des expériences. La condition qui fait qu'une chose a de la valeur pour nous, c'est que nous voulons quelque chose, avant même de savoir ce que nous voulons. C'est de cette façon qu'il faut s'imaginer l'état des animaux pendant les actions instinctives (si tant est que nous puissions nous le représenter). Il n'est pas nécessaire que l'état soit tout à fait inconscient. Le besoin peut se faire sentir, même si l'on ne sent pas où il tend. Goethe va trop loin en disant « Der gute Mensch in seinem dunklen Drange ist sich des rechten Weges wohl bewusst ». Cela est une absurdité. Ce que Gœthe a voulu exprimer, c'est la confiance avec laquelle on peut s'abandonner à un besoin obscur sans savoir où il mène dans le choix involontaire des voies et moyens. Helen Keller (l'étudiante américaine aveugle et sourde-muette) a, au contraire, d'une façon frappante, dépeint son état avant qu'elle comprit que les autres avaient un moyen de communidation autre que le langage des doigts: « Avant que j'aie su, dit-elle, qu'un enfant muet peut apprendre à parler, je me sentais mécontente du moyen de communication que je possédais déjà. Celui qui est réduit au langage des doigts seul, sent toujours des entraves, des bornes. Ce sentiment commençait à m'inquiéter; j'eus la sensation pénible et stimulante d'un trou qu'il fallait remplir. Mes pensées s'élevaient souvent, voulant monter à force de travail comme les oiseaux contre le vent, et j'employais sans cesse mes lèvres et ma voix » (Story of my Life, p. 38 et suiv.). Deux éléments du besoin sont ici relevés d'une façon intéressante: sentiment vague d'un défaut et explosion involontaire et instinctive de mouvements. Sans ces conditions l'annonce de l'utilité de la méthode d'articulation ne l'aurait pas frappée comme la foudre, comme elle le dit plus tard. En un clin d’œil le but apparut devant la conscience. Si Schiller a raison de dire que l'homme grandit avec l'agrandissement de ses buts, il faut ajouter que l'homme doit avoir grandi pour se poser des buts plus grands. Ce n'est pas seulement dans les premières phases de la vie volontaire que nous sommes obligés de remonter à l'involontaire, sinon au monde obscur de l'inconscient. On peut y être obligé aussi au milieu du développement de la vie de la volonté claire. Quand la réflexion conduit à la nécessité de choisir entre deux buts qui se sont développés et ont pris racine dans l'âme séparément, la décision ne sera souvent possible que parce que l'un d'eux est lié plus étroitement au besoin obscur qui se trouve derrière toutes les valeurs et tous les buts. Si le combat entre les buts conscients se termine sans résolution, il faut qu'une puissance nouvelle se présente pour faire pencher la balance. Il se peut que, par là, l'homme fasse un progrès dans la connaissance de soi-même découvrant maintenant dans son être des éléments restés inconnus jusqu'ici ou qui maintenant sont devenus assez puissants pour se faire entendre. Des formations nouvelles peuvent se faire dans le domaine de la volonté comme dans celui du sentiment et de l'imagination.

Les philosophes ont attaché plus ou moins d'importance au passage du besoin à la tendance, de l'involontaire au volontaire. Quelques-uns, comme Spinoza et Schopenhauer, n'attachent aucune importance du tout à ce passage. « Que l'homme soit conscient de son besoin (appetitus) ou non, dit Spinoza, le besoin reste le même. » Et selon Schopenhauer, « la volonté de vivre » est inaltérable chez l'homme et chez l'animal, quoique l'homme puisse s'en rendre conscient, ce que l'animal ne peut pas. Ceci est contraire à l'expérience; c'est souvent un tournant important que le moment où la direction du besoin se reconnaît, et où des buts et des moyens entrent dans la représentation. Cela rend possible l'élargissement ou la restriction, le changement ou la fixation, toute une métamorphose du caractère sera peut-être commencée. Spinoza et Schopenhauer sont inconséquents en niant l'importance de ce passage en même temps que tous les deux, chacun de sa façon, attachent tant d'importance à la métamorphose, à la délivrance spirituelle qui peut se faire par l'influence de la pensée et du sentiment conscient. Tout contrairement à eux J.-G. Fichte a attaché une importance absolue au passage de l'involontaire au volontaire. C'est un miracle, une transcendance qui se produit à la conception du premier but. « Le besoin même (Trieb) n'est pas mon produit à moi, mais celui de la nature... Mais le besoin prend la forme consciente, et désormais il est en mon pouvoir de décider son action... C'est là que se trouve le passage à l'action libre de l'être raisonnable; c'est là que se trouve la limite déterminée et nette entre la nécessité et la liberté... Le besoin à l'état conscient est dû à l'action libre de la réflexion; mais l'existence même d'un besoin est due à la nature. De quel droit le passage du besoin au devoir est-il appelé « une action libre de la réflexion »? C'est ce qui n'est pas facile à voir, car avant ce passage la réflexion n'existe pas. Le passage se fait involontairement, comme Aristote et Dante l'ont déjà vu. Cette théorie n'écarte pas le mystère du problème, mais on ne devine pas l'énigme à l'aide du lieu commun d'une action libre, et on n'a pas le droit d'établir, à ce point du développement de la volonté, un abîme entre deux domaines aussi contraires que sont, selon Fichte, « la nécessité » et « la liberté ». Il n'y a pas de raison pour supposer, ici, une rupture de continuité. Le mystère qui reste ne regarde pas seulement la psychologie de la volonté, mais aussi, et plus encore, la psychologie des représentations.

On aurait tort de diviser les phénomènes de la volonté en deux catégories dont l'une exclut l'autre: les phénomènes involontaires et les phénomènes volontaires. En effet, non seulement le passage de l'involontaire au volontaire se fait involontairement, mais dans les actions soi-disant volontaires une abondance plus ou moins grande de moments involontaires s'ajoutent toujours. Ici, presque plus qu'ailleurs, la théorie intellectualiste de la volonté montre toute son insuffisance. Nous n'agissons jamais avec complète clarté, ce dont dépend les décisions de notre volonté ne pourra jamais s'épuiser dans des jugements formulés d'une manière précise. De là le grand nombre de problèmes de la vie volontaire qui donneront toujours de nouvelles tâches au penseur et au poète. Ainsi, même dans nos actions les plus conscientes, le besoin de décharger de l'énergie accumulée s'ajoute. Sans un excédent d'énergie nulle action n'est possible, et la direction dans laquelle la décharge aura lieu, est déterminée en partie par des sensations dans les mouvements réflexes et les actions instinctives; en partie par des représentations dans les désirs; partie par des jugements dans les décisions réfléchies. Et toutes ces formes de volonté s'ajoutent dans nos actions conscientes avec tous les degrés de clarté et de force possible, toutes les relations possibles entre ce qu'il y a en nous de central et ce qu'il y a en nous de périphérique. L'involontaire peut exister sans le volontaire, mais pas le contraire. Le développement qui va du vouloir élémentaire involontaire au vouloir fondé sur la connaissance profonde de soi-même, a souvent lieu par des crises et des oscillations considérables, et il se produit sous des formes différentes chez les individus différents. Il y a bien des dangers sur cette route, bien des possibilités d'un développement maladif et exclusif, mais, d'autre part nous voyons la richesse et la variété de la vie psychique humaine, jusqu'ici peu reconnue ou peu connue de notre morale ordinaire. Ce n'est qu'une psychologie de la volonté comparée qui, quand nous l'aurons un jour, rendra pleine justice à la vie de la volonté réelle. Ici je n'indiquerai qu'un seul point la raison inverse de la force, de l'assurance, de la concentration d'un côté, de la plénitude de contenu et de la largeur de l'horizon de volonté de l'autre côté. Chaque fois que l'horizon est élargi il y a, sur ce point, la possibilité d'une crise. Ici la vie de la volonté est dans un rapport d'action réciproque intime avec les autres côtés de la vie psychique.


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