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Le concept de la volonté - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1907, par Höffding H.

Nous trouvons une analogie — peut-être plus qu'une analogie dans le fait que déjà du point de vue physique les directions de mouvement dans la nature sont aussi primaires que les forces et les atomes supposés par nous. En aucun point de l'évolution naturelle nous n'avons le droit de supposer un chaos qui soit en repos absolu. Il faut toujours supposer certaines directions dans lesquelles les forces agissent et les atomes se meuvent, et ces directions ne peuvent se déduire des atomes seuls. Dans tout état donné ou supposé les atomes se meuvent dans des directions déterminées et avec une vitesse déterminée, voilà le moment historique dans la nature reconnu de plus en plus par la science depuis Kant et Laplace. Et les qualités mêmes que la science prête à l'atome particulier, nous les tirons de l'ensemble où est placé l'atome et de la manière dont il est supposé intervenir dans cet ensemble.

De quelque façon qu'on imagine le rapport entre la conscience et l'organisme, il est clair que c'est par le système nerveux que la conscience et la volonté peuvent agir sur le monde matériel. L'importance de la vie nerveuse est double: 1° par sa fonction centralisatrice elle fait coopérer les fonctions organiques d'une manière plus parfaite qu'autrement il ne serait possible; 2° elle a la propriété d'accumuler de l'énergie qui, plus tard, se déchargera dans des conditions déterminées et dans des directions déterminées. D'une façon purement organique, dans la croissance et dans les premiers mouvements involontaires, il se manifeste déjà une direction de mouvement originale que les conditions extérieures peuvent changer, mais non produire de prime abord.

Je trouve naturel de supposer que ce qui est, pour l'observation de soi-même, un processus de conscience est identique à ce qui est, pour l'observation physique et physiologique, un processus matériel organique. Il faut bien nous garder de prêter une validité absolue, dans la nature même, aux distinctions qu'il faut faire pour y voir clair, quand même nous ne pouvons, bien entendu, supposer fortuite la nécessité de faire certaines distinctions déterminées pour bien comprendre la nature. Et si ce que psychologiquement nous appelons volonté était lié dans son principe à l'énergie qui agit dans l'organisme, la primitivité de l'élément de volonté serait évidente. Mais je soutiens que, même abstraction faite de toute spéculation sur cette question, cette primitivité sera déjà évidente du point de vue purement psychologique.

Malheureusement la terminologie psychologique varie encore tellement que les controverses psychologiques semblent quelque fois n'être qu'une querelle de mots. Ainsi on pourrait dire que je prends le mot « volonté » dans un sens plus étendu que d'autres psychologues, et que la solution de toute la question repose sur une définition. Il est clair que moins de traits caractéristiques on donne à une conception, plus la totalité des phénomènes auxquels elle peut s'appliquer sera grande. La compréhension et l'extension sont en raison inverse. Sans doute, la conception de volonté aura une compréhension très large, si, pour supposer un vouloir, nous ne demandons que ce dont on peut démontrer l'existence même dans les phénomènes de conscience les plus élémentaires. Je ne dispute pas sur les mots. Mais c'est que le sens restreint et le sens le plus restreint du mot volonté impliquent des distinctions arbitraires et peu naturelles dans un domaine où une observation précise révèle une continuité toujours plus profonde. Voici ce que je tâcherai maintenant de démontrer; je commencerai par la volonté dans le sens le plus restreint du mot pour passer, pas à pas, aux formes élémentaires.

Des psychologues — dont M. Paul Lapie représente le type extrême dans sa Logique de la volonté, — n'entendent parler de volonté que lorsqu'une action a pour antécédents deux jugements conscients dont l'un déclare un but digne d'être atteint, et dont l'autre déclare possible de trouver les moyens pour l'atteindre. Je veux quelque chose, quand je me rends compte qu'il faut le faire et que je peux le faire, ou, comme dit Lapie: une action est volontaire, quand elle est préjugée bonne et possible. La nature de la volonté dépend entièrement des processus précédents, et Lapie en tire la conclusion que la volonté n'est, au fond, qu'une forme particulière de l'intelligence. Même des psychologues qui ne vont pas aussi loin que Lapie dans la tendance intellectualiste restreignent la conception de la volonté aux actions qui se font avec de la conscience nette des buts et des moyens. Ainsi A.-F. Shand dans son excellent traité Types of Wille et Pierre Janet dans Les obsessions et la psychasthénie, œuvre faisant époque dans la psychologie et la psychiatrie.

Cependant, il n'y a pas un très grand nombre d'actions qui se fassent avec une clarté parfaite du but et des moyens. L'horizon de la volonté est toujours borné, et la clarté a, en chaque cas, beaucoup de degrés. L'étendue des expériences susceptibles de modifier les buts qu'on se pose et les moyens qu'on trouve, et le degré de force avec lequel ces expériences se présentent varient à l'infini. Mais que ce qui agit en nous et détermine nos buts et nos moyens se présente sous la forme de jugements conscients ou non, cela ne constitue pas toujours une différence essentielle. Voilà un fait auquel j'attache la plus grande importance. Nous sommes disposés à exprimer plus tard sous la forme d'un jugement conscient ce qui se présentait, au moment même comme une évaluation ou une intuition. La formation d'un jugement exprès signifie seulement qu'un contenu donné devient l'objet d'une conscience claire et distinguée, c'est le passage d'un contenu psychique en une forme psychique nouvelle; — mais il ne s'ensuit pas nécessairement de changement essentiel du contenu. Il y a d'ailleurs, — je l'ai montré dans mon traité Le fondement psychologique des jugements logiques, — des formes intermédiaires entre l'intuition (la perception, la mémoire et l’imagination) et le jugement. Il faut surtout appuyer sur ce que j'ai appelé la sensation articulante et dans laquelle le relèvement d'un élément particulier mène à une modification ou transformation de l'image intuitive, sans que paraissent la dissolution et l'analyse qui sont la condition du jugement. Une telle intuition peut avoir une valeur et une importance pratiques plus grandes qu'un jugement exprès qui fait perdre souvent en énergie ce qui est gagné en clarté. Nous ne prononçons un jugement exprès, a proprement parler, que lorsque l'intuition seule ne nous suffit pas, ou qu'il y a en nous un doute à vaincre ou le besoin de nous ouvrir à d'autres.

En tout cas il n'est pas nécessaire de prononcer deux jugements. Quand j'ai le sentiment de la valeur de quelque chose, un effort pour l'acquérir ou le produire naîtra, et, si les moyens se trouvent là, ou si la reconnaissance de la valeur fait exploser involontairement (comme par une sorte d'instinct) le mouvement dans la direction qui y mène, un seul jugement, le jugement de valeur suffira, l'autre (celui que nous nommerions jugement de possibilité) ne sera pas nécessaire.
Le second pas sera de soutenir que même le jugement de valeur n'est pas nécessaire. Il n'est pas nécessaire que la reconnaissance de la valeur ou la détermination du but se fasse avec pleine conscience. La chose de valeur peut se montrer à moi sous une grande image ou sous une pensée qui sera l'étoile vers laquelle je me dirige, et qui, involontairement, sans aucune analyse ni aucun jugement, dominera mes efforts.

Nous voyons qu'il y a un très grand nombre de nuances, et qu'il est peu naturel d'indiquer un seul point de toute cette gamme (deux jugements — un jugement et un effort involontaire — le but donné comme image) comme celui où une conception toute nouvelle entrerait en vigueur.

Mais nous n'avons pas encore fini. La conception du désir veut qu'un but se présente à nous, même s'il n'est pas formulé par un jugement de valeur exprès. Il est vrai que, logiquement la conception de valeur est le fondement de la conception de but, puisque nous ne prenons pour notre but que ce qui a de la valeur pour nous; mais psychologiquement nous fixons notre but avant de former le jugement de valeur, tout comme la pratique précède la théorie. En effet, ce n'est que lorsque nous avons pris pour but quelque chose que nous nous apercevons que nous y attachons de la valeur. L'effort pour obtenir une chose de valeur a une forme encore plus élémentaire que le désir. La conscience du but n'est point nécessaire, mais un besoin obscur nous mène dans une direction déterminée sans nous permettre de nous arrêter avant qu'un but, inconnu d'avance, soit atteint. Par une série d'explosions d'énergie involontaires, l'individu est mené à un résultat d'une valeur plus ou moins grande. C'est cette réunion de besoin et de pouvoir sans conscience du but que nous trouvons dans l'instinct. (Là où le besoin se produit sans le pouvoir il produira peut-être une action, mais ce sera alors un hasard qu'on obtienne quelque chose de valeur qui puisse être pris pour but, quand la conscience s'éveillera). Un tel besoin (chez Spinoza « appetitus », chez Fouillée « tendance ») serait la forme élémentaire de ce que, dans le sens le plus large du mot, nous appellerions volonté. Je ne vois pas que, dans toute cette série — du besoin jusqu'à la résolution déterminée par les jugements de valeur et de possibilité — il y ait lieu de mettre des bornes absolues.


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