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Le principe de la tendance à être dans son usage psychologique - Partie 4

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Rauh F.

Comment distinguer si un sentiment est dans l'une ou l'autre de ces directions? Par certaines nuances de ce sentiment. Il y a de l'abandon dans l'égoïsme même; un égoïsme bon enfant bien différent de l'égoïsme âpre, replié sur soi, entassant jalousement les jouissances, tremblant d'en laisser échapper une. Et nous imaginons ces nuances d'après les effets extérieurs du sentiment. Si dans l'histoire d'un sentiment nous observons toute une série d'actes témoignant également sous des formes bien différentes d'un même besoin d'expansion, nous pouvons regarder tous ces effets comme les signes d'un instinct de désintéressement en train d'évoluer. Nous pourrons expliquer ainsi certaines conversions qui étonnent: l'homme nouveau se préparait dans l'homme ancien; un observateur sagace eût deviné le saint dans le viveur. C'est l'idée chrétienne, en somme, que l'amour humain est souvent l'amour divin dévié, dépravé, localisé.
Il faut appliquer souvent à la vie l'idée de Pascal cherchant le Dieu déchu dans les pires dépravations. Et inversement les plus hautes joies intellectuelles ne sont que des raffinements d'égoïsme, si nous ne faisons pas des vérités intellectuelles un objet de méditation générale, si nous ne les considérons pas, par exemple, comme une source de joie et de vie pour les autres hommes ou comme le principe d'existence de la nature même.

L'altruisme peut être aussi localisé, comme toute autre tendance, et tel s'oubliera pour sa famille qui ne s'oubliera pas pour son pays. Tel a l'ambition désintéressée, tel autre l'amour. C'est pourquoi une conversion n'est sûre que si l'on peut dans l'état de vertu trouver un emploi de ses vices. Un soldat qui se fait moine usera pour la bonne cause de ses colères devenues saintes, et il sera militant parmi les moines.

Soit encore la tendance au mieux. Si l'on approfondit, si l'on développe explicitement le contenu de cette tendance, on peut la résoudre en des besoins intellectuels et moraux d'une part, et d'autre part en des besoins impossibles à qualifier ainsi: par exemple les plaisirs du gourmet, du délicat. Ne pourrait-on les hiérarchiser cependant du point de vue des besoins supérieurs, et dire qu'ils marquent les uns et les autres comme un besoin d'immatérialité, ou plus précisément d'intériorité, une aspiration vers la liberté intérieure? Car l'homme se détache en préférant la joie à la vie, et surtout telle joie à la vie, et plus encore telle joie meilleure à telle joie plus forte de l'ordre de la matière, de la quantité pour l'élever à l'ordre de la qualité, de la conscience pure. Il semble qu'il y ait dans toutes ces joies un élément commun qui est celui-là. Et de fait le dédain des joies grossières, massives peut être le signe d'un instinct supérieur qui s'élève; ou qui s'est mal localisé. Ne pourrait-on dire de certains raffinements de coquetterie qu'ils expriment un besoin d'idéal qui se cherche? Car après avoir eu pour but la satisfaction de la vanité ou les succès matériels, ils finissent — et même ils ne passent pas toujours par la première phase — par être recherchés pour eux-mêmes, par une sorte de satisfaction esthétique. Aussi le véritable élégant l'est-il dans toute sa personne, et soigne-t-il de sa toilette précisément ce qui ne s'en voit pas. Il finit par être indifférent à l'opinion; par se soigner pour satisfaire sa conscience d'artiste. Flaubert s'est complu amèrement à montrer ce que deviennent dans deux cerveaux débiles les grandes pensées humaines. Cela est triste, mais aussi réconfortant; car cela ne témoigne-t-il pas que la bêtise résulte souvent d'aspirations élevées et confuses mal servies par une intelligence médiocre? Le besoin d'honneurs, de satisfactions d'amour-propre était justement pour Pascal un signe de notre origine divine: le snobisme est la forme du sentiment de l'idéal chez les imbéciles.

Sous une forme paradoxale et, il faut l'avouer, immoralement paradoxale, un auteur contemporain de romans philosophiques, M. Barrès a exprimé parfois très heureusement cette idée — au fond chrétienne et mystique — que sous les actes les plus divers se cache parfois un même état d'âme. Il s'est reconnu à certains moments l'âme de saint Louis: ce point peut être contesté. Mais il est vrai de dire par exemple que « certain pessimisme sentimental et certaines exaltations religieuses témoignent d'une même qualité d'âme ».

D'autre part, la recherche des plaisirs meilleurs n'est souvent qu'un moyen de raviver le besoin de jouissance, un moyen d'accroître ses plaisirs, en évitant pour un temps de les user. Si l'homme de plaisir est quelquefois un saint qui se cherche, certains dévots ne sont que des dilettantes manqués.
Appliquons la méthode à une passion particulière; à l'ambition par exemple. Nous la considérerons selon le cas comme une forme localisée du besoin de vivre, lorsque elle est une force qui va, malgré la souffrance, malgré l'intérêt visible, absorbant tous les autres besoins. Ou bien elle manifeste la simple tendance à persévérer dans le même état lorsqu'elle apparaît comme une manie qui va sans lutter et sans s'efforcer jusqu'au jour de l'épuisement; ainsi chez ces gens, candidats par habitude et quelquefois sans amertume. chez ces gens, candidats par habitude et quelquefois sans amertume. Ou bien elle exprime le besoin de jouir, quand elle ne résisterait pas à la souffrance, ou même quand plus forte que la souffrance, elle est visiblement orientée vers la recherche du plaisir: il y a des ambitieux qui cherchent dans le pouvoir des joies de vanité, ou des plaisirs matériels; il en est d'autres dont l'ambition exprime le besoin d'action et de lutte: chez ceux-là elle est plutôt une forme du besoin de vivre. Il est d'ailleurs bien évident que ces formes se mêlent souvent, et se compliquent. Il en est auxquels il faut moins encore de l'action que du remuement; ils sont ambitieux pour varier leur vie. Chez d'autres enfin l'ambition témoigne d'un besoin de mieux quand elle est la recherche d'un plaisir considéré comme supérieur.

De plus toutes ces formes peuvent être égoïstes ou désintéressées: selon que l'individu est ambitieux par exemple pour soi ou pour autrui, ou pour une vérité qu'il veut faire triompher.
Ces divers principes ne sont — cela va sans dire — aisément applicables qu'à l'individu considéré comme un tout. Lorsqu'un élément psychique a une vie propre — ainsi dans certaines idées fixes — il serait plus malaisé de montrer qu'il peut prendre ces diverses formes. Quelques-unes seraient d'abord immédiatement exclues; le besoin de jouir, par exemple, puisque nous ne pouvons dire si ces éléments psychiques sont vraiment des sujets, et quelle est leur vie consciente, à supposer qu'elle existe. Mais pourrait-on montrer que certaines idées, fixes tendent seulement à être, mais non à vivre, que quelques-unes sont toutes concentrées en soi et que d'autres gravitent vers d'autres idées, leur centre d'attention? Cela est possible jusqu'à un certain point: toutes les idées fixes ne luttent pas pour la vie, et il y a des systèmes d'idées fixes. Mais il n'y a pas à s'étonner qu'une théorie semblable s'applique imparfaitement à des modes d'existence que nous ne pouvons que conjecturer.

Une telle étude devrait se compléter par l'étude des questions suivantes:
1° Le principe de la tendance à être ou de la finalité interne est-il le seul applicable en psychologie? Nous l'avons déjà limité en ce sens que nous n'avons pas tenu pour établi que toute tendance luttait pour la vie. Mais de plus tous les faits de conscience et les faits de conscience à tous les moments de la vie doivent-ils être regardés comme des tendances, ainsi que le veulent MM. Fouillée et Paulhan? La conception atomistique, phénoméniste des faits n'est-elle pas partiellement applicable à la conscience?
2° Les sentiments en particulier auxquels le point de vue dynamique peut le mieux s'appliquer ne peuvent-ils être traités par une autre méthode? Ne peuvent-ils eux aussi, par exemple, s'associer par contiguïté mécanique?
Ce sont là des questions où notre étude achemine mais qui cependant en dépassent le cadre. Peut-être en dirons-nous un mot quelque jour.


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