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Le rire - Partie 2

La revue des revues

En 1897, par Caze L.

Le rire entrait dans la thérapeutique médicale. Il était même recommandé par les chirurgiens, et ceux-ci énuméraient des cas nombreux où il avait été efficace.
Un jeune homme, dit Pechlin, avait reçu une blessure à la poitrine. On le considérait comme perdu. Un soir, quelques-uns de ses amis qui le veillaient eurent l'idée, pour égayer ses derniers moments, de jouer devant lui une scène comique: il partit tout d'un coup d'un éclat de rire qui détermina une forte hémorragie, sa blessure s'étant rouverte, et cet épanchement de sang lui fit tant de bien qu'il en revint complètement. On cite de nombreux cas d'abcès au poumon guéris par l'effort fait dans une explosion de rire. Érasme aurait ainsi échappé un jour à la mort. Il avait un abcès très grave. En lisant un livre burlesque, il éclata de rire; l'abcès creva et le savant latiniste fut sauvé. On raconte un fait analogue à propos d'un cardinal que l'on disait fatalement condamné: l'abcès dont il souffrait devait, suivant l'opinion unanime, l'emporter. Déjà il agonisait, quand son singe, qui s'était coiffé de sa barrette rouge, vint gambader sur son lit. L'animal faisait des contorsions, des grimaces si drôles que le prélat fut pris d'un rire fou: l'abcès s'ouvrit et le patient se rétablit.

Si l'on guérit de rire ou de joie, on en meurt quelquefois. « Crever de rire », comme dit le peuple, n'est pas seulement une expression figurée, elle est vraie également au propre. Policrate mourut de plaisir en recevant les témoignages de reconnaissance des habitants de Naxos; Diagoras expira de contentement quand il apprit que ses trois fils étaient vainqueurs dans les jeux olympiques. Zeuxis, en regardant le visage comique d'une vieille femme qu'il avait peinte lui-même eut un tel accès d'hilarité qu'il en rendit l'âme, croit-on; et pareille chose arriva à Philomène en voyant un âne manger des figues. Léon X éprouva une si vive satisfaction de l'expulsion des Français de Milan qu'il succomba à ce bonheur.

Le rire explosif est d'ailleurs quelquefois involontaire autant qu'irrépressible. Tel rit aux éclats qui devrait plutôt pleurer. Lange parle d'un jeune homme très intelligent qui avait la langue ulcérée. On la cautérisait avec de la pierre infernale. L'opération était longue et douloureuse. Quand le patient ne pouvait presque plus la supporter, il se prenait soudainement à rire d'une manière convulsive, Zola raconte un fait analogue de souffrance provoquant le rire, dans un de ses romans où il fait le récit de l'affreuse odyssée de trois déportés de la Guyane. On rapporte également que dans la circonstance la plus grave de sa vie, le pape Grégoire XIV fut pris d'un inextinguible accès de rire. C'était le jour de son élévation au trône pontifical. Entouré de tout le clergé, au milieu de la procession solennelle, il ne put résister à une envie de rire homérique, dont il était lui-même incapable d'expliquer la cause. Anna Boleyn, l'infortunée victime de Henri VIII, en posant sa tête sur le billot, demanda en tremblant au bourreau s'il connaissait son métier: l'homme rouge lui ayant répondu d'un signe affirmatif, elle se mit à rire si violemment qu'il en fut interdit. C'était la tension nerveuse qui produisait cet accès musculaire dans un moment où la pauvre reine ne songeait qu'à son effroyable supplice.

On peut provoquer le rire par des excitants artificiels, comme le gaz hilarant, découvert en 1799 par le célèbre chimiste Davy, en étudiant les propriétés physiologiques du protoxyde d'azote. Une première inhalation de ce gaz donne une saveur agréable, la poitrine s'élargit, on éprouve une sensation de bien être et l'on se met à rire avec tant de plaisir qu'il semble qu'on n'ait jamais eu pareille joie. En répétant les inhalations, l'excitation augmente, et produit des gestes violents et désordonnés; tous les sens, principalement le toucher, deviennent d'une acuité merveilleuse, les idées se suivent avec une rapidité extraordinaire, le rire auquel on cède est continu et l'on se trouve dans un état que Richet a défini l'exaltation du sentiment de la vie. Aussi le gaz hilarant (laughing gas) eut-il pendant longtemps un succès immense. Tout le monde voulut en connaître les effets. Ce fut une véritable manie qui se changea en épidémie. La « gazomanie » fit de nombreuses victimes. Il y eut des cas de folie et de mort subites et les autorités durent intervenir pour réprimer cette ébriété funeste. Les maniaques ne se corrigèrent pas, il est vrai; n'avaient-ils point d'autres moyens de se donner la jouissance de l'hilarité exaltée: le chanvre indien, la jusquiame noire et le haschisch?

Quelques-unes de ces substances hilarantes localisent l'action excitante sur les muscles faciaux et alors le masque du visage prend un aspect horrible qui est l'indice d'une atroce souffrance. La joie que l'on croyait trouver s'est changée en supplice infernal. C'est à cette forme de rire que l'on a donné le nom de sardonique, et par extension on l'applique aussi au rire qui est inspiré par la malveillance, la raillerie méchante ou la malignité. L'origine de ce mot sardonique est très controversée. Les uns croient qu'il faut la rechercher dans la tradition crétoise de l'homme de bronze, Talos, donné par Jupiter ou par Vulcain à Minos où à Europe pour garder l'île de Crète, dont il faisait le tour trois fois par jour. S'il voyait un étranger aborder sur le rivage, il s'emparait de lui, et l'étouffait dans ses bras d'airain, en se livrant à un rire féroce. Comme les étrangers ainsi suppliciés étaient des Sardes, le rire du géant était dit sardonique. D'autres écrivains de l'antiquité parlent d'une coutume barbare qui aurait existé en Sardaigne: les vieillards et les prisonniers étaient mis à mort et brûlés vifs; les contractions de leur visage, en expirant, faisaient croire qu'ils riaient. Enfin une troisième version attribue le rire sardonique à une herbe vénéneuse, qu'on trouvait en Sardaigne et qui, lorsqu'on la mâchait, faisait contracter la bouche, comme en un rire, à cause de son amertume.

Un autre moyen artificiel de provoquer le rire est le chatouillement sous la plante des pieds, la paume des mains, sous les aisselles, sur les genoux, et tout autour des lèvres. Ce chatouillement, lorsqu'il est continu, fait passer successivement de l'extrême plaisir à l'extrême douleur, et produit enfin des convulsions telles qu'il peut, si on ne l'arrête point, donner la mort. Le terrible Simon de Montfort, chef de la croisade contre les Albigeois au XIIIe siècle, fit du chatouillement un martyre. Au XVIe siècle, dans la persécution contre les frères Moraves, en Bohême, on y eut également recours comme châtiment en apportant au supplice un plus grand raffinement de cruauté. On attachait les prisonniers sur une table et on leur plaçait sur le nombril un scarabée vivant qu'on recouvrait d'une coquille de noix. L'insecte ne pouvant s'échapper se débattait et le frottement incessant de ses pattes donnait une sensation qui devenait peu à peu intolérable.

La physiologie du rire est un sujet d'études des plus vastes. Pour peu qu'on veuille l'approfondir,on s'aperçoit que la matière est inépuisable. Aussi M. Mancini, quoiqu'il s'en occupe très longuement, n'a-t-il pas traité toute la question qui réclamerait un volume. Mais il a mis en lumière certains points du problème qui sont pour beaucoup de lecteurs encore insoupçonnés. C'est ainsi qu'il recherche les différences de tendance au rire suivant l'âge, le degré de civilisation et la race. Chez l'enfant, le rire est primesautier, franc, sonore, mais il ne commence que vers le troisième mois après la naissance, tandis que, suivant les observations de Darwin et de Mantegazza, un bébé de quarante jours sourit déjà. La femme est plus encline au rire que l'homme. L'éducation contribue plutôt à le réprimer. Les peuples civilisés rient moins que les peuples sauvages. Il est certain que nous ne rions plus comme les héros d'Homère et que nous ne nous esclaffons même plus comme les personnages de Rabelais. S'il est vrai, comme le veut Kant, que les émotions ne sont que des maladies de l'âme, il est incontestable que nos mœurs, plus policées que celles des anciens Grecs ou de nos aïeux, contribuent à nous rendre plus graves, soit que nous obéissions aux convenances sociales, soit que notre caractère se modifie graduellement de génération en génération par la réserve que nous imposent les usages de plus en plus tyranniques. Le moment arriverait donc où l'on ne rirait plus en Europe, si le climat ne venait apporter son correctif à ces tendances. Les Scandinaves, froids comme leur ciel, sont sérieux et silencieux, mais nos populations du Midi, ardentes comme leur soleil, sont expansives et ne perdront pas de sitôt cette qualité. Et puis, comme le fait fort bien observer M. Mancini en terminant son intéressant travail, l'optimisme de Démocrite prévaudra toujours contre la mélancolie d'Héraclite, parce qu'il s'adapte plus à la nature humaine. La joie des autres est en grande partie notre propre joie, écrit Renan, et c'est elle qui forme la plus grande récompense de la vie honnête. On est heureux en définitive quand on possède la gaieté sans ombre de tristesse, et les journées les mieux employées sont encore celles qui commencent et finissent par le rire.


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