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Le rire - Partie 1

La revue des revues

En 1897, par Caze L.

Qu'est-ce que le rire? Une impulsion émanant des centres nerveux et transmise par ceux-ci aux muscles du visage. Ces muscles, en nombre considérable, contribuent, chacun suivant son rôle, à donner à la physionomie une expression particulière qui est celle de la gaieté. L'œil, la paupière, le front, les lèvres, le nez concourent simultanément ou successivement à imprimer à la figure ce que l'on peut appeler son accent. Le menton, les joues, les dents en marquent également le jeu, d'autant plus varié que les nuances de sentiments à rendre sont multiples et complexes. Il y a là pour le physiologiste tout un champ d'observations et d'études à la fois curieuses et intéressantes. M. Ern. Mancini nous en révèle quelques aspects dans la Nuova Antologia.

Tout d'abord, il constate qu'il y a une gamme du rire. En premier lieu, le sourire, qui est l'aurore du rire; il se dessine à peine par un tiraillement léger des angles de la bouche fermée. Chez quelques personnes ce tiraillement est imperceptible ou n'existe même pas, les muscles faciaux font simplement paraître sur les joues ces deux petites fossettes qui prêtent au visage riant une grâce incomparable. Chez d'autres, le sourire ne s'esquisse qu'à demi par une contraction d'une partie des muscles seulement, et, dans ce cas, il sert assez fréquemment à masquer la colère rentrée, la honte ou la timidité.

Les deux pôles opposés du rire sont le rire contraint et le rire explosif. Ce dernier acquiert par moments une intensité extraordinaire et alors les éléments de la mimique faciale s'exagèrent en s'accompagnant d'autres facteurs comme le creusement du front par un sillon vertical, le rapetissement des yeux, l'éruption des larmes, la congestion de tout le visage. Chose peu remarquée: cet éclat de rire violent est tout à fait voisin de l'excessive douleur; il suffit, en effet, pour transformer une figure empreinte d'hilarité en une autre toute chagrine, de mouvoir deux petits muscles myrtiformes qui abaissent les ailes du nez, et Jean qui rit devient Jean qui pleure. Aussi, arrive-t-il plus d'une fois, dans les cours de dessin, qu'un débutant, en appuyant sur tel trait, fait d'une tête de Laocoon un masque bouffon ou inversement change, d'un coup de crayon mal placé, une physionomie de Faune dansant en Niobé éplorée.

L'œil a une grande part dans l'accentuation du rire. Quand celui-ci est bien franc, la paupière s'agrandit, la cornée est plus découverte, la lumière qui bat sous une surface plus étendue resplendit, le regard brille d'allégresse. En outre, dans les émotions excitantes, agréables, le globe oculaire semble sortir de l'orbite, tandis que dans la douleur, au contraire, il se cave. La coopération des yeux à l'expression du rire se manifeste par une série de petites rides qui se dessinent, en s'épanouissant, à la commissure des paupières. Chez ceux qui rient souvent, ces plis de paupière finissent par être ineffaçables et forment la patte d'oie si redoutée par les jolies femmes dont l'été touche à la Saint-Martin. Quand l'œil est mobile et vif, le visage doit à ces petites rides et au léger soulèvement de la paupière inférieure un air de malice. Si le rire n'est pas trop prononcé par le mouvement des yeux, la physionomie aura d'ordinaire beaucoup de finesse. Des lèvres fermées, serrées, donnent au sourire « une expression canaille ». Des lèvres crispées, un front sillonné de rides horizontales peignent le mépris.

La voix vient également en aide au rire par des sons inarticulés, des cris interjectifs plus ou moins intenses et saccadés. Ces cris varient suivant les personnes. Les acteurs le savent si bien qu'ils ont soin de ne pas faire rire de la même façon les différents personnages dont ils donnent l'illusion sur la scène. Helmholtz a démontré que les intonations du rire, plus ou moins fortes, sont dues à la différence de forme de la cavité buccale et des lèvres. C'est aux mêmes causes qu'il faut attribuer, selon l'illustre créateur de l'acoustique moderne, le timbre grave de la voix masculine et le timbre aigu de la voix féminine ou enfantine. Le rire masculin participe, d'après Haller, des voyelles o et a, le rire féminin de l'é et de l'i. Dans un opuscule, aujourd'hui très rare, imprimé à Orléans en 1662, l'abbé Damascène, célèbre astrologue italien, affirme que chaque tempérament a son rire distinct: le mélancolique rit en i, le colérique en é, le flegmatique en a et le sanguin en o.

Les autres parties du corps s'associent au rire et le complètent par les attitudes, particulièrement le ventre, s'il est opulent. Dans ces conditions, il rend la gaieté communicative. Au théâtre « ces effets de ventre » ont presque toujours un grand succès. Aussi a-t-on pu dire avec raison que « dans l'orchestre des instruments naturels de la physionomie le ventre fait la grosse caisse ». Dans le rire immodéré, les bras s'agitent, se tordent, tiennent les côtes et le ventre pour en réprimer les mouvements spasmodiques; l'homme se ramasse sur lui-même, les poings sur les hanches et prend cette position connue où le rieur qui s'esclaffe, croqué par Richepin dans ses Blasphèmes,

Semble un poisson vivant dans une poêle à frire.

Le rire est le plus souvent naturel, mais il peut aussi être feint; c'est alors le rire étudié, celui qui résulte du jeu calculé des muscles.
Pour « composer son visage » pas n'est besoin toutefois de ces horribles manipulations anatomiques auxquelles s'assujettissaient les fameux Comprachicos du roman de Victor Hugo. La répétition fréquente et patiente du même exercice y suffisent. Un physionomiste expert ne se laissera, il est vrai, pas facilement prendre au rire simulé et Tibulle dit très justement:

Difficile est tristi fingere mente jocum
Nec bene mendaci risus componitur ore.

En réalité la feinte du rire ne réussit bien qu'au théâtre et encore à la condition que l'acteur se grime.
C'est Grétry qui, le premier, dans ses Essais sur la musique, a parlé de la couleur du rire en faisant les portraits des gens faux qui rient jaune, des bonasses qui rient rouge et des candides qui rient rose. Il y en a qui s'entendent à rire dans toutes les couleurs: ce sont les plus dangereux.

S'il est des personnes qui rient souvent ou toutes les fois qu'elles le veulent, on en rencontre aussi qui rient rarement ou même qui ne rient jamais. L'absence complète du rire semble incompatible avec la nature humaine, et Voltaire n'hésite pas à dire que l'homme absolument impassible n'existe pas plus que l'homme immortel. Il n'en est pas moins avéré que certains individus ont l'humeur si invariablement noire qu'on ne leur a jamais vu le visage rayonnant. D'autre part, il est démontré que de grandes douleurs morales, provoquant comme les violentes douleurs physiques ce que Dupuytren appelle de « véritables hémorragies de sensibilité », peuvent changer entièrement le caractère d'un homme et le rendre immuablement sérieux. Sans parler des malheureux qui, au sortir de l'antre de Trophonius où ils avaient vu des choses effroyables, ne pouvaient plus avoir un mouvement de gaieté, nous citerons le pape Nicolas V, apprenant avec effroi la conquête de Constantinople par les fanatiques de Mahomet, et ne parvenant plus jamais, à partir de ce moment, à avoir une seule pensée riante.

L'excès de sérieux est en définitive un mode d'hypocondrie, et, selon Mantegazza, une maladie des centres nerveux; l'exagération de la sensibilité fait que le malade reçoit des sensations d'organes dont il ne perçoit plus le fonctionnement. Cette ignorance ou cette brusque interruption des relations entre la force motrice et les muscles détermine d'abord un malaise; celui-ci se change en souffrance qui peu à peu devient une torture, bannissant toute possibilité de plaisir. Aussi les anciens médecins prescrivaient-ils la joie comme remède. On connaît l'aphorisme d'Hippocrate: « In omni morbo laetari bonum », et Galien lui-même convient que, pour la guérison, l'humeur joviale est plus efficace que toute la pharmaceutique. Les vieux traités de médecine sont remplis de recettes où la gaieté est scientifiquement dosée, selon qu'il s'agit de couper une fièvre, de faire disparaître la jaunisse, le scorbut ou les scrofules. La sagesse populaire est riche en proverbes qui confirment ces ordonnances de la Faculté. Pour le peuple, encore aujourd'hui, rire c'est se faire une pinte-de bon sang. Au XVIIe siècle, quand, sous Louis XIII, le célèbre napolitain Tiberio Fiurelli faisait courir tout Paris aux représentations où il jouait avec le plus grand succès les Scaramouches, devenus plus tard les Crispins et intarissables de bons mots,le plus illustre médecin de l'époque, Guy Patin, satirique lui-même de la tête jusqu'aux pieds, au dire de Vigneul-Marville, ordonnait fréquemment aux moroses une heure de « scaramucciana ». On conte d'ailleurs une jolie anecdote à ce propos. Fiurelli, qui faisait rire tout le monde aux larmes, était lui-même hypocondriaque. « Allez voir un docteur », lui dit-on. Il y alla et Guy Patin de lui crier: « Allez voir Scaramouche! » A quoi le pauvre diable, atrabilaire, de répondre: « Mais Scaramouche, c'est moi! » Ce qui lui valut cette répartie: « Je m'en doutais, vous êtes comme la coupe amère du Tasse, dont on emmielle les bords pour la faire vider avec plaisir. Vos bons mots partent d'un cœur aigre, mais vous les dites si gaiement qu'ils nous sont doux. » Et Guy Patin continua à ordonner à ses malades du scaramouche.


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