Quelques mots sur la méthode de la sociologie

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1896, par Steinmetz S.R.

Dans toutes ces discussions réitérées sur le caractère et les rapports de la Sociologie, son origine de la philosophie me frappe toujours. Maintenant que nous sommes après tout suffisamment orientés sur la place et les tendances de notre science, est-il nécessaire, est-il utile de préciser ces définitions abstraites?
Est-ce qu'il ne vaut pas mieux marquer les frontières après avoir conquis le pays? Et nous ne faisons que commencer cette conquête trop longtemps négligée. La science et la société ont grand besoin de notre travail, sous condition qu'il soit vraiment fructueux.
Nous sommes ici entre nous, en famille, ainsi il est permis de « laver notre linge sale ». Je le ferai sous peine de risquer votre critique. Si je dis trop ou si je dis faux, je fais humblement mes excuses. Je ne demande pas mieux que de n'avoir pas raison, après tout.

Nous autres sociologues, nous parlons trop du caractère de nos recherches, de ce que nous allons faire et même de ce que nous ne voulons pas faire, des limites de notre discipline, — mais nous oublions de faire notre science, et une science se fait uniquement par des découvertes de vérités, petites ou grandes.
Ce dont nous n'avons pas besoin du tout, ce sont les grandes constructions — anticipées, les hypothèses générales, les aperçus originaux et nullement prouvés; notre jeune science en abonde.
Mais plus terrible encore est notre richesse en suggestions; chaque livre, chaque article nous donne des suggestions, tandis qu'une seule recherche approfondie, menée à fin avec tous les moyens imaginables, « erschopfend » comme disent les Allemands, vaut mille suggestions. On ne doit pas du tout suggérer aux autres, il faut réserver cela pour soi-même. Nous avons assez d'idées, surtout générales, il nous faut des travaux, des recherches approfondies, aboutissant à des découvertes exactes, véritables, durables.

Tel livre de Sociologie d'un auteur bien connu en plusieurs pays contient une quantité de lois sociologiques, en quelques pages, naturellement sans ombre de preuves. Combien s'en amusait un physicien auquel je montrais ces pages humiliantes! Il disait être content s'il trouvait une seule loi dans sa vie.
Un sociologue intrépide les établit par douzaines et ses collègues y passent outre, n'en prennent notice, et — font de même.

Un fait qui illustre cet état de choses, c'est qu'en Sociologie les découvertes et les hypothèses publiées ne sont pas connues par nom d'auteur; il y en a tant et elles durent ce que dure la vie d'une rose, et même moins.
La conscience scientifique de la plupart des sociologues me semble trop bienveillante, pas assez exigeante, et pourtant en science et en science concrète on ne peut pas être trop exigeant: la preuve absolue, mathématique est impossible, que le surrogat soit aussi bon que possible. Mais hélas, l'experimentum crucis brille par son absence dans presque tous nos livres; il est assez rare qu'un auteur se fasse lui-même des objections (seule leur réponse suffisante admettrait sa thèse); au contraire il égale les femmes naïves par son contentement facile.

Je veux réprouver encore, si vous me le permettez, l'argumentation usuelle par exemple, par illustration, qui ne se déguise que pauvrement par le nom d'induction, qu'elle ne mérite pas du tout. L'induction véritable tient compte de tous les cas, recueillis pèle-mêle, pas seulement de ceux qui concordent avec notre hypothèse. J'ai essayé d'en faire usage dans mon livre sur le Premier Développement de la Peine, paru en allemand il y a un an.
Ce qui frappe surtout dans nos livres de Sociologie, c'est le manque presque absolu de sagacité dans la recherche d'une solution; on n'y trouve pas de ces manières ingénieuses, de ces petites inventions originales pour percer plus loin, pour atteindre à un plus haut degré d'exactitude, pour ouvrir ce qui était fermé, telles que chaque recherche physique ou chimique les montre à la perfection. Quelle suggestive différence entre les écrits de Fresnel ou de Helmholtz et ceux de nos meilleurs sociologues! C'est triste, mais il faut bien le confesser: notre technique ne vaut pas grand chose. Et pourtant on ne peut pas le contester; c'est la bonne technique qui fait la bonne science.

Il me semble que, dans presque tous les écrits sociologiques, on a trop d'égards pour le goût du public, qui s'ennuie bientôt d'un long raisonnement, tandis qu'il faudrait se représenter comme lecteurs, seuls des hommes compétents de la science, qui ne désirent pas d'anecdotes, pas d'amusement, mais des preuves aussi rigoureuses que possible.
L'homme de science ne doit pas bâtir de ces grands édifices bien fragiles, il ne doit pas « épater le bourgeois » par ses idées osées, il doit découvrir quelque petite vérité solide, pousser son enquête aussi loin que possible, n'oublier jamais que la plus humble vérité bien prouvée vaut cent fois mieux que la plus frappante fantaisie — en science. Le véritable chercheur est humble, idolâtre de vérité et d'exactitude, bien incrédule, jamais content, jamais fatigué. Notre science plus difficile, plus corrompante qu'aucune autre, a besoin de tels travailleurs. Qu'ils soient encore trop rares, cela peut être expliqué, d'après mon opinion, par le fait qu'ils sont recrutés pour une grande partie parmi les jurisconsultes, qui sont loin d'avoir reçu une éducation scientifique aussi sérieuse et pénétrante que celle des physiciens.

Tôt ou tard nous aurons conquis notre place aux Universités, et elle sera une place prédominante. Alors notre premier effort tendra à élever de futurs sociologues exacts et sérieux.


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