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Note sur les rapports de la biologie et de la sociologie - Partie 2

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1896, par Tarde G.

Le darwinisme biologique de l'un, par exemple, et le darwinisme psychologique de l'autre, seront devenus un darwinisme biologico-psychologique bien plus compréhensif et pénétrant que chacun d'eux pris à part. — Mais, on le voit, il ne faut pas que la divergence des esprits, si l'on veut qu'elle ait ces heureuses conséquences, excède les limites de l'idée qui leur est commune.
Prenons un autre terme de comparaison, emprunté cette fois à l'embranchement psychologique non de la croyance mais du désir. Du rapprochement de deux machines tout à fait semblables, machines à coudre, à labourer, à tisser, dans une Exposition, il ne peut résulter aucune excitation féconde pour les fabricants de chacune d'elles. Mais si elles ont, quoi qu'appartenant au même type, quoique répondant au même dessein, au même besoin, des avantages spéciaux, leur juxtaposition peut provoquer dans l'esprit de l'un ou de l'autre de leurs inventeurs un dessein nouveau et plus complexe, à savoir le plan d'une machine réunissant ces deux mérites séparés. Cette machine, évidemment, sera plus utile que ses composantes, de même que le darwinisme complexe né de la fusion de deux darwinismes partiels est ou paraît être (socialement, cela revient au même pour le moment) plus vrai que ceux-ci. En d'autres termes, plus une thèse nouvelle se vérifie par ses applications diverses, plus un outil nouveau rend de services en se pliant à des usages variés, et plus se fortifient la foi en cette thèse ou le désir de posséder cet outil.

Ajoutons qu'il y a ici des exceptions instructives. L'applicabilité d'une idée ou d'une machine à un plus vaste champ de faits ou de besoins est presque toujours achetée au prix de son accomodation moins parfaite à chacune des parties de son domaine. Son utilité ou sa vérité perd le plus souvent en rigueur ce qu'elle gagne en largeur. Cette extension de ses applications n'en est pas moins, dans la plus grande généralité des cas, une cause de succès pour cette idée ou cette machine, car, si loin que soit poussée la division du travail industriel ou intellectuel, la diversité des travailleurs auxquels s'adresse une thèse ou un outil, et, n'y eût-il qu'un seul travailleur, la diversité même des états successifs de cet unique penseur ou de cet unique ouvrier pour la satisfaction duquel la théorie ou la machine en question serait construite, créent une certaine étendue de conditions plus ou moins variées qui imposent à cette idée ou à cet outil une certaine souplesse, sous peine de mort. Il en est ainsi, bien plus généralement encore, des êtres vivants, qui sont exposés à toutes les vicissitudes des saisons et des événements extérieurs sinon à tous les changements de climats. Cependant il est des cas, très nombreux quand il s'agit d'idées ou d'outils, très rares quand il s'agit d'espèces vivantes, où les variations probables des conditions extérieures auxquelles ces choses ou ces êtres doivent répondre sont resserrées dans un cercle tellement étroit que ces conditions peuvent passer pour à peu près immuables. Dans ce cas, c'est la rigueur seule de l'adaptation, et non sa largeur, qui est un caractère avantageux. Aussi ne doit-on pas être surpris d'apprendre que, dans certaines îles, dans celles de Ré par exemple, il existe des populations florissantes de santé où l'on ne se marie jamais cependant qu'entre parents. C'est que, dans les îles, le climat, outre qu'il est très sain et très fortifiant, est d'une invariabilité relative.

Poursuivons notre comparaison, au risque d'impatienter le lecteur. Si deux érudits catholiques, l'un historien, l'autre théologien, {échangent leurs idées, les arguments historiques de l'un s'ajouteront aux arguments dogmatiques de l'autre pour renforcer leur foi commune. Mais, si un catholique entame une discussion avec un chrétien d'une autre confession, avec un luthérien, un calviniste, jadis avec un arien, la foi de chacun d'eux ne peut que sortir de là ébréchée, bien que, au cours de la dispute, la surexcitation des amours-propres et des consciences entre-blessées ait pu produire momentanément un effet contraire. Malgré cette réaction passagère, il est manifeste que des conflits de ce genre ont pour effet propre et légitime d'ébranler la foi propre et raisonnable des deux champions ou de l'un d'eux. Pourquoi cela? Parce que, en se rapprochant ainsi, deux crédos ont dégainé pour ainsi dire leurs mutuelles négations qui auraient pu rester sans cela implicites et cachées. Une secte quelconque, en effet, en même temps qu'elle est l'affirmation explicite et publique de certains principes déterminés, implique un nombre indéfini de négations dont sa rencontre seule avec d'autres sectes lui donne conscience. Or, en tant qu'affirmations simplement différentes, deux sectes pourraient se coadapter à une secte supérieure qui naîtrait de leur union; mais, en tant que négations l'une de l'autre, elles ne peuvent que s'entre-déchirer. — Il y a une autre opposition psychologique, celle de la volonté et de la nolonté (j'entends par là non pas la non-volonté mais la volonté de ne pas faire quelque chose). Il en est de celle-ci comme de celle de l'affirmation et de la négation. Si deux machines expriment la volonté de faire deux choses différentes, mais dont l'une n'implique pas la volonté d'empêcher l'autre de s'accomplir, ces deux machines peuvent très bien, en se rapprochant, provoquer l'invention d'un nouveau perfectionnement des deux. Le vélocipède à caoutchouc et le vélocipède à crémaillère se sont fort bien combinés dans la bicyclette. Mais le tricycle implique la volonté de ne pas monter à bicyclette, et réciproquement. Et, si l'on compare ces deux moyens de locomotion sous le rapport que crée leur antagonisme, il est clair que leur rapprochement ne saurait avoir rien de fécond.

Maintenant, supposons qu'il existe des oppositions biologiques spéciales, à nous inconnues dans leur nature propre, mais que nous pouvons définir en disant que leurs termes x et y sont entre eux biologiquement comme sont entre elles psychologiquement l'affirmation et la négation d'un même principe, la volonté de faire et la volonté de ne pas faire une même action. Partant de là, nous dirons qu'un type spécifique quelconque, en même temps qu'il est une affirmation ou une volonté déterminée, implique une infinité de négations et de nolontés révélées successivement par son contact avec les types étrangers. S'il en est ainsi, on comprend très bien que deux espèces, même très voisines, le chien et le loup par exemple, ne puissent se féconder, du moins pour longtemps. En tant qu'affirmations ou volontés biologiques positives, elles le pourraient; aussi parfois, exceptionnellement, leur hymen, comme l'association momentanée de deux sectes chrétiennes, donne-t-il lieu à des hybrides, mais, comme elles se repoussent essentiellement par certains côtés cachés, négatifs, qui se révèlent peu à peu, il arrive nécessairement ou qu'elles ne se fécondent pas ou que le fruit de leur union est stérile.

Comparaison n'est pas raison, dira-t-on; je le veux bien, quoique le mépris des inductions analogiques soit en contradiction avec la réalité et l'universalité des répétitions et des similitudes phénoménales, c'est-à-dire, au fond, avec la réalité et l'universalité des lois, matière et substance de toute science. Rien n'est donc plus anti-scientifique que le dédain des lumières de l'analogie. D'ailleurs, là où toute raison nous fait défaut, ne faut-il pas se contenter de comparaison? Il me semble que celle qui vient d'être poursuivie ci-dessus — avec quelque excès de ténacité, je l'accorde — n'est pas sans portée et qu'elle conduit à accepter l'hypothèse sur laquelle elle se fonde, à savoir l'existence de termes biologiques inconnus s'opposant entre eux symétriquement comme les termes psychologiques spécifiés plus haut.


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