Deux cas de somnambulisme provoqué à distance

Revue scientifique

En 1888, par Dufay J.F.C.

A une époque où j'étais médecin du théâtre de Blois, j'eus occasion de donner des soins à une jeune actrice chez laquelle se produisaient très fréquemment les manifestations protéiformes de la passion hystérique. Je laisse de côté les considérations purement médicales qui m'entraîneraient à une nouvelle digression, et je n'emprunte à mes notes que ce qui touche à la question spéciale qui m'occupe.
La première fois que je fus appelé près de Mlle B., je la trouvai assise sur un tapis, près d'un grand feu, les vêtements déchirés, prête, me dit-elle, « à se jeter dans le foyer si je ne réussissais pas à calmer la fureur qui la transportait ». Je la questionnai sur la cause de cet accès de colère; elle resta muette, les mâchoires serrées, les globes oculaires convulsés en haut, les membres rigides;... puis une secousse brusque l'étendit sur le parquet, d'où je la transportai sur son lit, dans un état de raideur tétanique et d'anesthésie générale.
A peine ma main était-elle depuis une minute sur son front que la contracture musculaire disparut; un déluge de larmes et une succession de profonds soupirs mirent fin à la scène, et la pauvre fille put se glisser dans son lit en me faisant mille excuses et en m'assurant de sa reconnaissance. Quant à la cause de sa grande fureur, elle n'en connaissait aucune. Elle chercha alors ma main et la reporta à son front, disant en éprouver un bien-être délicieux; puis elle tomba dans un assoupissement que je laissai durer quelques heures, sous la surveillance d'une de ses camarades.
Je fus témoin de semblables accès sept ou huit fois pendant les deux mois que la troupe séjourna à Blois; mais, dès la troisième visite, il me suffit d'ordonner à Mlle B. de dormir, ou même de fixer mes yeux sur les siens, pour amener immédiatement un calme parfait; de plus, les accès devenaient de moins en moins violents. Ils avaient été s'aggravant depuis deux ans, et Mlle B. avait remarqué, me déclara-t-elle en dormant, que l'exacerbation avait commencé à la suite d'un moyen de traitement qui, à la vérité, mettait fin à l'accès, mais la laissait dans un état de prostration et d'anéantissement qui durait deux ou trois jours. — Je compris qu'il s'agissait du procédé de Forestus. — Au contraire, elle se trouvait forte et reposée après une heure de sommeil magnétique.

J'ai dit tout à l'heure que j'étais arrivé à hypnotiser Mlle B. par la parole ou le regard, mais je pensais que cela ne pouvait réussir que si, sans contact à la vérité, j'étais cependant près d'elle; et comme j'avais toujours observé que l'intelligence est beaucoup plus développée dans l'état de somnambulisme, il m'est quelquefois arrivé d'hypnotiser la très médiocre soubrette rien qu'en lui disant, au moment de son entrée en scène, qu'elle allait dormir, ce qui lui assurait un succès extraordinaire auprès du public. C'est même une circonstance de ce genre qui va la faire entrer dans mon sujet.
Un soir, j'arrivais tard au théâtre. Le directeur m'attendait avec anxiété au contrôle: il avait interverti l'ordre des pièces et renvoyé le Caprice à la fin du spectacle, parce qu'un télégramme venait de lui annoncer que sa grande coquette avait manqué le train pour se rendre de Tours à Blois. Mais il comptait sur mon intervention pour lui substituer Mlle B., sans que la représentation en souffrit.
Sait-elle au moins le rôle? lui dis-je.
— Elle ra vu jouer plusieurs fois, mais elle ne l'a pas répété. — Lui avez-vous manifesté l'espoir que je pourrais venir à son aide?
— Je m'en serais bien gardé: un doute sur son talent aurait suffi pour lui donner son attaque.
— Eh bien, qu'elle ignore ma présence. Je vais profiter de cette occasion pour faire une expérience intéressante.
— Je m'en remets complètement à vous. »

Je ne me montrai pas sur le théâtre et me plaçai dans une loge grillée du fond de la salle, qui se trouvait inoccupée, et dont le grillage resta levé. Puis, me recueillant sérieusement, j'eus la volonté énergique que Mlle B. s'endormit. Il était alors dix heures et demie. J'appris, à la fin de la représentation, qu'à cette même heure la jeune artiste, interrompant sa toilette, s'était affaissée subitement sur le divan de sa loge, priant l'habilleuse de la laisser reposer un moment. Après quelques minutes de somnolence, elle se releva, acheva de s'habiller et descendit au théâtre. Quand le rideau se leva, je n'étais pas très rassuré sur le succès de l'expérience, ignorant à ce moment ce qui s'était passé dans la loge de l'actrice; mais je ne tardai pas à être édifié, rien qu'à voir la démarche et l'attitude de mon sujet. Elle avait dans la mémoire ce rôle qu'elle n'avait pas appris, mais seulement vu jouer, et elle s'en acquitta merveilleusement. Je me demandai même si ce n'était pas mon souvenir qui lui suggérait la façon dont j'avais vu remplir par Mlle Plessy ce rôle de Mme de Léry si plein de finesse, d'esprit et de cœur. Était-ce plus impossible que de l'avoir endormie à distance et à son insu? Il y avait d'ailleurs une autre suggestion que j'avais dû lui imposer inconsciemment en lui ordonnant mentalement de jouer la comédie, c'était de se mettre en rapport avec les autres personnages de la pièce, puisque sans cela les somnambules ne voient et n'entendent que la personne qui les a endormis. Quoi qu'il en soit, je dus réveiller Mlle B., pour qu'elle pût prendre part au souper offert par le directeur enchanté. Elle se rappela alors s'être jetée, au moment où elle venait de mettre un de ses gants, sur le divan où elle se retrouvait, et crut qu'on venait lui annoncer que le rideau se levait pour le Caprice. Ce n'est qu'en voyant ses camarades l'entourer et la féliciter de ses progrès qu'elle comprit ce qui s'était passé et me remercia du regard.
Dira-t-on qu'elle avait espéré mon arrivée, puis soupçonné ma présence ou au moins mon influence qui avait été d'autres fois si favorable à son talent, et que l'auto-suggestion avait encore là déterminé le somnambulisme? — Je n'ai vraiment rien à répondre.

Parmi mes autres malades auxquelles le somnambulisme provoqué causait un soulagement incontestable, il en est une dont l'histoire trouve ici sa place.
Mme C. était une brune de trente-cinq ans, d'un tempérament nervoso-bilieux, un peu rhumatisante. Elle avait été mère une fois, et, depuis lors, à chaque époque menstruelle, elle était prise d'une migraine horrible qui lui arrachait des cris et des lamentations, et était accompagnée de vomissements de bile durant une journée entière.
Que faire en pareil cas lorsque les agents thérapeutiques habituels ont été impuissants?... Je n'hésitai pas, dès ma première visite, à tenter la magnétisation. Au bout de cinq minutes les souffrances disparaissaient et les vomissements s'arrêtaient. De légères douleurs abdominales persistaient un peu plus longtemps, mais l'application de ma main loco dolenti y mettait fin.
Et chaque mois ensuite il en fut de même.
Si mon arrivée tardait, les accidents continuaient; mais à peine avais-je tiré la sonnette que Mme C., avant même que la porte de la maison fût ouverte, s'endormait dans le plus grand calme. Il en était tout autrement lorsque c'était une autre personne qui sonnait: la malade se plaignait vivement de ce bruit qui lui avait brisé la tête.
Plus tard, il arriva même que mon approche se fit sentir depuis l'extrémité de la rue: « Ah! quel bonheur, disait la malade, voilà le docteur qui arrive, je me sens guérie! » M. C. ouvrait, la fenêtre pour s'en assurer et m'apercevait dans le lointain. Et jamais sa femme ne s'est trompée. Si parfois il cherchait à la faire patienter en lui affirmant qu'il me voyait venir: « Ce n'est pas vrai, répondait-elle avec emportement, vois plutôt... » et un flot de bile emplissait la cuvette.
En pareille occurrence, comment aurais-je hésité à tenter l'influence à distance? J'y fus d'ailleurs contraint par les circonstances. Au plus fort d'une migraine mensuelle, M. C., qui était déjà venu deux fois pour me chercher, s'informa où il pourrait me trouver. J'étais près d'une malade que je ne devais pouvoir quitter que dans plusieurs heures peut-être. J'affirmai à M. C. — sans en être bien sûr — que sa femme serait endormie et guérie lorsqu'il rentrerait chez lui. C'est ce que j'eus la satisfaction de constater, trois heures plus tard, et je laissai durer jusqu'au lendemain un sommeil profond qui réparait les fatigues de la matinée. « La possibilité de la magnétisation à distance n'est donc pas douteuse », disent mes notes. Mais aujourd'hui se présente l'objection de l'auto-suggestion: j'étais attendu; M. C. avait promis de me ramener avec lui.

Vais-je trouver un exemple plus probant? Oui, certainement. Ce fut d'abord un acte de simple curiosité, sans but thérapeutique. On était au milieu du mois et Mme C. était en parfaite santé. Son nom venant à être prononcé devant moi, l'idée me vint de lui ordonner mentalement de dormir, sans qu'elle le désirât, cette fois, et sans qu'elle s'en doutât. Puis, une heure après, je me rendis chez elle et demandai à la servante qui m'ouvrit la porte si l'on n'aurait pas trouvé dans la chambre de Mme C. un instrument de ma trousse que j'avais égaré.
« N'est-ce pas la voix du docteur que j'entends? demanda M. C. du haut de l'escalier. Priez-le donc de monter. — Figurez-vous, me dit-il, que j'allais vous envoyer chercher. Il y a près d'une heure que ma femme a perdu connaissance; sa mère et moi ne pouvons parvenir à lui faire reprendre ses sens. Elle ne paraît pas souffrir, mais elle ne nous entend pas. Sa mère, qui voulait l'emmener à la campagne, est désolée... »
Je n'osais pas m'avouer coupable de ce contre-temps, mais je fus trahi par Mme C., qui me tendit la main en disant: « Vous avez bien fait de m'endormir, docteur, car j'allais me laisser entraîner; et je n'aurais pas pu finir ma tapisserie.
— Vous avez donc entrepris une nouvelle tapisserie?
— Mais oui: un dessus de cheminée... pour votre fête. N'ayez pas l'air de le savoir quand je serai réveillée, car je désire vous faire une surprise.
— Soyez tranquille; vous me verrez aussi surpris que reconnaissant, le jour où vous me ferez ce précieux cadeau. Mais pourquoi m'en parlez-vous en ce moment?
— Il faut bien que vous sachiez pourquoi je suis contente de n'avoir pas pu partir. »
J'expliquai alors au mari et à la mère que je m'étais permis une expérience, et il fut bien convenu entre nous que Mme C. n'en serait pas instruite. Je la réveillai comme à l'ordinaire au moyen de quelques passes, et on lui affirma qu'elle s'était assoupie après le déjeuner, en lisant son journal, ce qui ne l'étonna nullement.

Voilà bien, ce me semble, le sommeil provoqué à distance et à l'insu du sujet. Mais que faut-il entendre par mot distance? S'agit-il d'un mètre, de cinq ou six mètres, d'un demi ou d'un kilomètre? Jusqu'ici, c'est à ces diverses distances que j'ai opéré sur Mme A., sur Mlle B. et sur Mme C..
Je renouvelai l'expérience plusieurs fois sur cette dernière, et toujours avec succès, ce qui m'était d'un grand secours lorsque je ne pouvais pas me rendre à son premier appel. J'avais même complété l'expérience en la réveillant aussi à distance, par un seul acte de volonté, ce que je n'aurais pas cru possible auparavant. La concordance des heures était si parfaite que le doute n'était plus permis.
Enfin, en dernier lieu, j'étais sur le point de prendre des vacances de six semaines; je serais donc absent au moment d'une période menstruelle. Il fut bien arrêté entre M. C. et moi que, dès le début de la migraine périodique, il me préviendrait par un télégramme; que je ferais de loin ce qui réussissait si bien de près; qu'après cinq ou six heures je provoquerais le réveil, et que M. C., par un second télégramme, me ferait savoir si le résultat avait été satisfaisant. Lui n'en doutait pas; j'avais moins d'assurance. Mme C. ignorait que j'allais m'absenter.
Des plaintes et des nausées, entendues de sa chambre, annoncent, un matin, à M. C. que le moment est arrivé; sans entrer chez sa femme, il court au télégraphe, et je reçois sa dépêche à dix heures. Il rentrait chez lui à cette même heure et trouvait sa femme endormie et ne se plaignant plus. A quatre heures, j'avais la volonté qu'elle se réveillât, et, à huit heures du soir, je recevais ce second télégramme: « Résultat satisfaisant, réveil à quatre heures. Merci. »
Or j'étais aux environs de Sully-sur-Loire, à 28 lieues — 112 kilomètres — de Blois.

Tout cela est-il possible? Non certainement, si l'on n'admet comme possible que ce que l'on peut expliquer. Cette explication je l'attendais avant de publier mes observations, écrites au jour le jour, sans but préconçu; mais je n'ai pu résister à l'invitation de M. Richet et je me suis exécuté, sans avoir la prétention de fournir un apport bien important à la psycho-physiologie moderne.
On pourra m'objecter que, dans ma dernière observation surtout, j'ai été dupe d'une supercherie; qu'on s'est joué de ma crédulité en m'annonçant que les choses s'étaient passées comme je l'avais presque prédit. Je répondrai que ma crédulité est loin d'être exagérée; que M. C. était un homme sérieux, incapable d'avoir eu la pensée de me tromper, et trop inquiet de la santé de sa femme pour ne m'avoir pas sollicité de venir immédiatement à son secours, — comme cela avait été convenu avant mon départ, — si les accidents, qui l'effrayaient au plus haut degré, avaient continué après le temps moral qu'il supposait nécessaire pour que je reçusse son premier télégramme.
Je ne mettais donc pas en doute la réalité de l'action à distance, — peut-être illimitée, — lorsque j'ai pris note de ce fait, il y a vingt-cinq ans environ. Aujourd'hui, j'admettrais plutôt, tant l'invraisemblance du récit me choque moi-même, que Mme C., au moment où la migraine et les nausées ont commencé, a pensé que son mari avait entendu ses gémissements et s'était hâté d'aller réclamer mon intervention, — puisqu'elle ignorait mon absence; — que la persuasion où elle était que j'allais la soulager comme à l'ordinaire a suffi pour déterminer le sommeil par auto-suggestion, et que le réveil a eu lieu sous la même influence, après un temps sensiblement égal à celui pendant lequel je la laissais dormir habituellement. La concordance des heures serait une simple coïncidence, explicable d'ailleurs par l'hypothèse ci-dessus et par l'heure de départ du premier télégramme, sans rapport certain de cause à effet. Je regrette de n'avoir pas renouvelé l'expérience en la modifiant, c'est-à-dire en faisant croire à Mme C. que j'étais en voyage et ne pouvais être prévenu.


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