Partie : 1 - 2 - 3 - 4

L'aphasie depuis Broca - Partie 2

Revue scientifique

En 1887, par Duval M.

Premier type. — Le malade, frappé le plus souvent d'une attaque d'apoplexie, s'est relativement bien rétabli, quant à la paralysie; mais, d'après l'appréciation de ceux qui l'entourent, il semble resté sourd et idiot, car il répond de travers aux questions qu'on lui pose, il ne comprend pas la conversation. Cependant un examen attentif et méthodique montre qu'il n'est ni sourd ni idiot. Il n'est pas sourd, car si, après un temps de silence, on lui adresse la parole, étant placé derrière lui, de façon qu'il ne puisse voir le mouvement des lèvres, il tourne la tête; il a entendu, mais il répond de travers, car si, par exemple, on lui a demandé: « quel âge avez-vous? » il aura répondu: « je me porte très bien, merci. » Il n'est pas sourd, car il se retourne également au bruit d'une porte qu'on ouvre, d'une fenêtre que fait battre le vent, et même au bruit léger d'une épingle qu'on laisse tomber sur le parquet. Après avoir répondu de travers à diverses questions, il voit très bien que ses réponses ne sont pas satisfaisantes, il s'impatiente: « Je ne sais pas ce que vous me dites, s'écrie-t-il; que dites-vous? je ne vous comprends pas! guérissez-moi! » Il n'est donc pas idiot. Et, en effet, s'il répond de travers à une question, c'est fort correctement qu'il s'exprime lorsqu'il parle spontanément; lorsqu'il exprime ses propres idées, répond à sa propre pensée. De plus, il lit l'écriture et répond d'une manière toute normale aux questions qu'on lui pose par écrit; il lit les journaux, les romans; il joue aux échecs et gagne son adversaire. Donc ce sujet n'est ni sourd ni idiot. Il parle, il lit, il écrit.
Que lui manque-t-il donc? Il lui manque de comprendre le langage parlé. Quand il entend parler sa langue maternelle c'est comme s'il entendait une langue étrangère complètement inconnue de lui. Cette langue maternelle, il l'avait apprise peu à peu, comme nous tous, par une éducation lente, c'est-à-dire qu'il avait peu à peu appris à retenir et à reconnaître la valeur conventionnelle des sons de la parole; les images auditives, les résidus, comme dit Taine, les résidus des impressions auditives verbales s'étaient peu à peu emmagasinés dans son cerveau. Ce qui lui manque aujourd'hui, c'est tout ce qu'il avait acquis à cet égard: il a perdu la mémoire des sons de la parole, la mémoire auditive verbale. Il n'est pas sourd à proprement parler; mais il est sourd pour le sens des articulations de la parole. Il est frappé de surdité verbale. Ce seul mot résume tout son état, il explique qu'un examen superficiel ait pu faire croire que ce sujet est sourd et idiot.

Il y a donc une faculté qui consiste dans la mémoire des sons du langage, dans la mémoire auditive verbale. Cette faculté peut être lésée, supprimée par une affection cérébrale, alors que toutes les autres sont conservées. Elle a donc probablement un organe cérébral bien distinct, c'est-à-dire une localisation bien précise, sans doute dans une circonvolution particulière, selon les idées de Broca. Lésions du cerveau provoquant une surdité verbale.Et, en effet, l'autopsie d'un semblable malade montre toujours la même lésion: c'est la première circonvolution temporale qui est atteinte (T1, fig. 1): quelquefois la lésion s'étendait jusque sur la seconde temporale; mais la première était la plus atteinte: tantôt la lésion portait sur sa moitié antérieure, tantôt sur sa moitié postérieure. Donc, actuellement, sans localiser dans telle moitié de cette circonvolution, nous pouvons dire que la lésion de la première temporale produit la surdité verbale, c'est-à-dire que le sujet frappé a perdu la mémoire des sons verbaux. Cette circonvolution est donc le siège, l'organe de la mémoire auditive verbale (MAV, fig. 1).
Chose singulière, c'est la première temporale de l'hémisphère gauche, et nullement celle de l'hémisphère droit qui est l'organe de la mémoire auditive verbale, du moins chez les droitiers; c'est-à-dire que, selon l'explication de Broca, ici encore nous sommes gauchers du cerveau. Mais chez les gauchers, qui sont droitiers du cerveau, la localisation est inverse: en effet, Westphall a donné l'observation d'un cas où, chez un gaucher, il y avait eu destruction du lobe temporo-sphénoïdal gauche, et cependant le malade avait toujours compris ce qu'on lui disait et répondu correctement.
Au premier abord, ce fait d'admettre une faculté dite mémoire auditive verbale, ce fait de lui donner pour organe la première circonvolution temporale gauche, tout cela paraît singulier, quoique les travaux de Broca nous aient préparés à de semblables interprétations. Cette interprétation n'est cependant qu'une déduction rigoureuse des cas cliniques, suivis d'autopsie, dans lesquels les malades ont présenté le symptôme si net de la surdité verbale. Mais ce que ces faits, ces dénominations mêmes peuvent présenter de nouveau, d'insolite et d'imprévu, va disparaître par l'analyse d'autres formes d'aphasie, où nous verrons des types tout à fait analogues et formant série. En effet, après la surdité verbale, comme premier type, nous allons passer, comme second type, à la cécité verbale.

Second type. — Ici il s'agira comme précédemment d'un sujet frappé d'apoplexie dans le cerveau gauche, d'où paralysie des membres droits. Mais la paralysie a rapidement disparu; le malade se rétablit, il se lève au bout de trois semaines, ne présentant aucun trouble de la parole ni de l'audition. Il paraît complètement normal; c'est un commerçant, il songe à ses affaires interrompues, et, ne sortant pas encore, il veut envoyer un ordre par écrit relatif à ses affaires. Il prend la plume, la tient bien, écrit lisiblement. Croyant avoir oublié quelque chose dans sa lettre, il la reprend, et alors se révèle dans son originalité presque fantastique le phénomène que nous allons étudier. Il avait pu écrire, mais il lui est impossible de relire son écriture. Impatienté, désireux de multiplier l'épreuve, il ouvre ses registres: il ne peut lire, il ne peut comprendre ce qui est écrit; il prend un journal, mais l'imprimé est pour lui sans signification, aussi bien que l'écriture.
Je le répète, ce malade entend et comprend le langage parlé; il n'a donc pas de surdité verbale, comme le précédent; il parle bien; ce n'est pas un aphémique de Broca; chose remarquable, il écrit; mais il écrit comme chacun de nous dans l'obscurité, c'est-à-dire qu'il a conservé la mémoire des mouvements de la main dans l'écriture. Il peut ainsi signer correctement son nom; mais quand il regarde sa signature, il ne la reconnaît pas: il sait ce que c'est, dit-il; c'est son nom qu'il vient de tracer lui-même, mais il est incapable de le distinguer visuellement d'un autre nom; les lettres qui le composent sont, dans leur forme visuelle et leur association visuelle, des signes aussi indéchiffrables, que le serait une écriture chinoise ou toute autre dont il n'aurait jamais eu connaissance; et de même pour l'imprimé.

Qu'a donc perdu ce malade? Ce n'est ni la parole, ni l'audition des mots, ni les mouvements de l'écriture. Il a perdu la connaissance visuelle des signes écrits on imprimés du langage. Cette connaissance, il l'avait acquise peu à peu en apprenant à lire et à écrire. Il avait emmagasiné dans son cerveau le souvenir, les images visuelles des lettres, de façon à les retenir et à les reconnaître, en même temps qu'il emmagasinait le souvenir des mouvements de l'écrire. Or, s'il a conservé la mémoire des mouvements de l'écriture, il a perdu ce qu'il avait acquis comme éducation par les yeux. Il considère, dit Bernard, les mots tout comme un candidat embarrassé fait d'une substance dans un examen de sciences naturelles à la Faculté de médecine. Il tourne, retourne, place sous diverses inclinaisons, à des distances variées, la feuille imprimée ou écrite. Il ne sait plus lire, et cependant il voit les lettres. D'autre part, s'il peut écrire, c'est uniquement par la sensation des mouvements de la main, comme chacun de nous dans l'obscurité; mais il ne peut pas copier de l'écriture, absolument comme nous dans l'obscurité, car pour copier il faut d'abord lire, et il ne peut pas plus lire que nous ne le pouvons dans l'obscurité. Il a donc perdu la mémoire visuelle des signes figurés de l'expression, la mémoire visuelle verbale. Il n'est pas aveugle, quoique nous le comparions à certains égards à l'état où nous nous trouvons quand nous sommes plongés dans l'obscurité; mais il est aveugle pour la valeur des signes figurés de l'expression verbale: il est frappé de cécité verbale. Ce mot résume tout son état, comme celui de surdité verbale résumait les troubles caractéristiques du type précédent.

Il y a donc une faculté qui consiste dans la mémoire des formes des lettres et des mots écrits ou imprimés? Cette faculté peut être lésée, supprimée par une affection cérébrale, alors que toutes les autres sont conservées. Elle a donc probablement un organe cérébral bien distinct, c'est-à-dire une localisation bien précise, sans doute dans une circonvolution particulière, selon les idées de Broca. C'est, en effet, ce que démontre l'autopsie.
La première observation de ce genre fut publiée eu 1879, par Guéneau de Mussy, sous le nom d'amblyopie aphasique; c'est Kussmaul qui lui a donné le nom, aujourd'hui en usage, de cécité verbale. En janvier 1880, Magnan présenta à la Société de biologie deux beaux cas de ce genre; puis vint l'observation de Déjerine, contenant la première relation d'autopsie faite en France. Dans sa thèse, de 1881, Mlle Skwortzoff en réunissait quatorze observations. Aujourd'hui, on compte huit cas d'autopsie. Tous ces cas désignent comme siège essentiel de la lésion la seconde circonvolution pariétale, ou lobule pariétal inférieur (MVV, fig. 1), avec ou sans participation du pli courbe, mais en tout cas la partie la plus reculée, la plus postérieure du lobule pariétal inférieur. Ici encore, comme dans la forme précédente, et pour les mêmes raisons, c'est de l'hémisphère gauche qu'il s'agit.
Nous pouvons donc dire actuellement que la lésion de la seconde circonvolution pariétale produit la cécité verbale, c'est-à-dire que le sujet frappé a perdu la mémoire visuelle des signes de l'écriture. Cette circonvolution est donc le siège de la mémoire visuelle verbale (MVV, fig. 1).

Troisième type. — Comme dans le cas précédent, le type de malade que nous décrirons Ici a été frappé d'une hémiplégie droite, par lésion de l'hémisphère gauche. En peu de mois il s'est remis, et, quand son état a été soigneusement étudié au point de vue du symptôme qui va nous occuper, tout paraissait fonctionner régulièrement en lui: la parole est facile, il peut lire aussi bien l'écriture que l'imprimé. Un seul trouble le préoccupe: sa main droite, bien qu'il la remue facilement et s'en serve d'une manière normale pour s'habiller, manger, etc., se refuse absolument à exécuter les mouvements de l'écriture. Quand on l'invite à écrire, il prend plume ou crayon, les tient bien comme s'il allait pouvoir s'en servir; puis, quand on lui dicte un mot, il lui est impossible de tracer même une seule lettre. On lui a dit, par exemple, d'écrire Bordeaux; il déclare se rendre parfaitement compte mentalement des caractères qu'il faudrait tracer, et il épèle les lettres du mot. Il montre sans erreur ces lettres dans un journal; mais il lui est impossible de les écrire. Ainsi ce malade n'est pas aphémique, car il parle; il n'a ni la surdité verbale ni la cécité verbale que nous venons d'étudier; c'est un autre élément de l'expression qui lui manque. Il avait autrefois appris à écrire, il avait emmagasiné dans sa mémoire le souvenir des mouvements de la main droite dans l'écriture; le souvenir de ces mouvements, qui était resté au malade du type précédent, et qui lui permettait d'écrire comme nous écrivons dans l'obscurité, c'est-à-dire sans voir et reconnaître les lettres, ce souvenir est précisément ce que le présent malade a perdu. Il a oublié les mouvements de l'écriture; il est comme une personne qui n'aurait jamais appris à écrire.

L'étude attentive du sujet révèle encore des détails qui précisent bien la nature de ce qu'il a perdu. Ainsi il peut tenir plume et crayon et tracer des traits, de sorte qu'il peut plus ou moins dessiner, copier des traits. Aussi peut-il, quand on lui présente un mot écrit, le copier; mais il le copie lentement, laborieusement, comme un dessin, comme nous copierions un mot écrit en chinois ou en une langue dont nous ne saurions pas l'écriture. Et quand on lui enlève le modèle et qu'on le prie de nouveau d'écrire le mot, il ne le peut plus. Il ne sait que copier l'écriture, parce que alors il copie un dessin.
Fait plus net encore, quand on lui donne un modèle en caractère d'imprimerie, il ne le peut copier qu'en imitant le dessin des lettres imprimées; il ne peut traduire en écriture cursive ce qu'il lit en texte d'impression.
Ce malade a donc perdu la mémoire coordinatrice des mouvements de l'écriture, la mémoire motrice de l'expression écrite, la mémoire motrice graphique; il a conservé toutes les autres mémoires spéciales étudiées à propos des types précédents. Il est atteint d'aphasie de la main, d'agraphie en un mot.

Il existe donc une faculté qui consiste dans la mémoire des mouvements coordonnés de la main et du membre supérieur droit pour l'écriture. Cette faculté peut être lésée, supprimée par une affection cérébrale, alors que toutes les autres sont conservées! Elle a donc probablement un organe cérébral bien distinct, c'est-à-dire une localisation bien précise, sans doute dans une circonvolution particulière, selon les idées de Broca. C'est ce qu'il est permis d'affirmer à priori, d'après les localisations observées dans les types précédents; c'est ce que les autopsies confirment, en effet; mais, pour le moment, d'une manière moins absolue que pour les faits précédents. Il n'y a pas eu encore d'autopsie pour un cas d'agraphie pure, et par suite pas de fait anatomo-pathologique nettement circonscrit. Mais, dit Ballet, en rapprochant les unes des autres les lésions relevées dans les cas positifs et négatifs, c'est-à-dire dans ceux par exemple d'aphasie motrice (type ci-après) avec agraphie, et dans ceux d'aphasie motrice sans agraphie, on est arrivé à cette conclusion que le siège vraisemblable du sens de l'écriture est le pied (partie postérieure) de la deuxième circonvolution frontale (F2, fig. 1).
Nous pouvons donc dire que la lésion du pied de la seconde frontale produit l'agraphie, c'est-à-dire que le sujet frappé a perdu la mémoire motrice de l'écriture. Cette circonvolution est donc, dans sa partie postérieure, le siège de la mémoire motrice graphique (MMG, fig. 1). Et c'est encore et toujours de l'hémisphère cérébral gauche qu'il s'agit. Ici la démonstration présente, ce fait bien net, que les sujets frappés d'agraphie, ne pouvant plus écrire avec la main droite, que dirige normalement l'hémisphère gauche, apprennent de nouveau à écrire, mais cette fois avec la main gauche, dont ils apprennent à coordonner les mouvements avec l'hémisphère droit. C'est-à-dire qu'ils emmagasinent, par une nouvelle éducation, les images motrices graphiques dans leur seconde frontale droite, comme ils l'avaient fait précédemment, lors de leur première éducation, dans la seconde frontale gauche.


Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.