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Les bases psychologiques de la solidarité sociale - Partie 2

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1911, par Baldwin J.M.

La même chose est vraie aussi de la société ou des sociétés. Elles développent des organisations dont aucune ne peut être résolue en atomes ou en éléments d'où par une simple combinaison et en quelque sorte par une formule théorique procéderaient les formes plus complexes. Une telle méthode est vraiment par trop facile. Elle n'est en aucune manière adaptée à ces séries complexes de phénomènes. La méthode génétique doit être aussi adoptée en sociologie ; les stades actuels de la réalité doivent être observés dans leur développement ; les facteurs psychologiques et biologiques, soigneusement dégagés et distingués ; et ainsi une morphologie comparée des groupements sociaux sera instituée. Chaque stade de l'organisation sociale doit être considéré en lui-même et tel qu'il se présente à l'observation et non tel qu'il devrait être d'après nos théories préconçues ; et c'est seulement ensuite et comme résultat dernier qu'une interprétation générale de la vie sociale pourra être atteinte et mise en parallèle avec les interprétations correspondantes instituées par les biologistes et les psychologues.


III

On trouvera peut-être fastidieuses les discussions qui précèdent, mais elles conditionnent les affirmations suivantes. Un grand nombre de travaux récents ont montré qu'il y a eu un développement progressif de l'organisation sociale, une évolution historique et ethnique. Ce développement a marché parallèlement avec l'évolution mentale considérée dans tout le règne animal. On peut distinguer trois modes d'association ou de groupement social, liés les uns aux autres par des rapports de filiation, et cependant si différents les uns des autres qu'ils doivent être nettement distingués. Nous allons d'abord les énumérer pour caractériser ensuite la nature des liens de solidarité qu'ils manifestent. Ces modes de la vie collective sont: 1° le mode instinctif ou grégaire ; 2° le mode spontané ou plastique ; 3° le mode réfléchi ou proprement social.

Groupe instinctif ou grégaire. — Les caractères de ce type de vie collective sont exprimés avec une suffisante clarté par les mots « instinctif» et « grégaire». Le premier décèle leur caractère biologique; le second traduit leur caractère social.

En disant qu'il y a un mode d'association qui est instinctif, nous nous référons à ce que nous savons de l'instinct comme tel et qui peut être résumé dans les propositions suivantes :

a) En premier lieu la tendance au groupement impliquée par ce mode est instinctive, c'est-à-dire qu'elle est pour l'individu un héritage organique. La tendance à vivre ensemble et à pratiquer en commun certaines habitudes sociales est réellement quelque chose d'inné. Les individus possèdent des instincts qui sont corrélatifs les uns des autres; l'un de ces instincts, isolé des autres, est quelque chose d'incomplet et d'inefficient. Citons comme exemples les instincts familiaux chez les animaux, et chez l'homme l'instinct sexuel, l'instinct maternel, et les influences instinctives résultant chez l'homme de l'action de la race.

De là un corollaire important : c'est que de telles habitudes de vie n'ont pas à être apprises. De telles activités ne nécessitent aucun entraînement, aucun enseignement tiré de l'expérience. Par conséquent on peut dire que, dans ces actions qui en apparence impliquent une coopération, aucun facteur psychologique n'est fondamentalement impliqué.

b) De plus, ces modes d'activité ainsi fixés par l'hérédité sont immobiles; ils ne progressent pas; ils n'admettent que de faibles modifications, et ils ne sont capables que d'évolutions très limitées. Là où ils sont compatibles avec les circonstances du milieu, ils suffisent à l'action; mais quand les conditions externes viennent à changer et qu'une certaine adaptation à des circonstances nouvelles devient nécessaire, les animaux qui vivent sur ces modes d'activité se trouvent plus ou moins pris au dépourvu. Ils ne sont pas capables de substituer, à la réaction instinctive, l'action intelligente.

c) De tels modes d'activité, étant un héritage physiologique, sont dans leur origine l'effet de lois biologiques. Dans le cours de l'évolution, ils sont tombés à l'état de simples fonctions nerveuses; ils sont devenus une partie de l'acquis physiologique de l'individu; ils traduisent des habitudes de race et l'action de la sélection. Ainsi on doit dire que les résultats de telles actions fixés par l'instinct, sont, dans leur modus operandi, des réactions d'ordre biologique, alors même qu'ils semblent être d'ordre psychologique. Les réactions peuvent être expliquées uniquement par les principes biologiques de la sélection et de l'hérédité. Elles sont plus ou moins automatiques dans leur accomplissement, et elles sont soumises à la loi de l'hérédité physique. En conséquence, il est évident que de tels modes d'action, quoiqu'ils soient grégaires à la fois dans leur caractère extérieur et dans leur résultat, puisqu'ils joignent deux ou plusieurs individus dans une action commune, ne sont pas spécifiquement sociaux. Par exemple, une famille de cygnes du lac de Genève nage toujours sur le lac dans un certain ordre ; l'un des parents ouvre la marche, les petits viennent ensuite, et l'autre parent suit le dernier. Cette organisation est évidemment instinctive. L'ordre ainsi suivi sert à protéger les petits, qui sont ainsi défendus par leurs parents à la fois par devant et par derrière ; mais il ne résulte pas de l'expérience : il n'a pas été appris, et il n'est guère capable de changement ou de perfectionnement. Il faut donc le considérer comme un phénomène d'adaptation résultant de la sélection, qui s'est fixé dans les tissus nerveux, et à quoi manque tout caractère psychologique. La nature nous offre un très grand nombre de tels exemples.

Si nous donnons à ce mode d'association le nom de « solidarité», il faut dire qu'il s'agit là d'une solidarité instinctive ou biologique ; à la différence des autres formes, celle-ci est innée, inintelligente, incapable de progrès; mais elle est profondément enracinée dans notre nature, et féconde en résultats.

Groupe spontané ou plastique. — On trouve chez les animaux eux-mêmes une autre espèce de groupements, qui n'est pas biologique au sens qui vient d'être dit. La vie animale présente nombre d'actions collectives qui sont le résultat de l'expérience, qui expriment des habitudes d'action communes qui ne sont pas héritées, mais acquises. A ce point de vue, il faut reconnaître l'extrême importance, pour l'économie de la conduite animale, des impulsions telles que le jeu, l'imitation, la rivalité. Par l'exercice de ces impulsions grégaires ou quasi-sociales, et d'autres impulsions analogues, les habitudes de l'espèce sont transmises aux jeunes et perpétuées.

Mais l'action de l'éducation et de l'expérience procédant de ces impulsions implique des mécanismes d'ordre psychologique ; et elles ont aussi pour résultat des changements et des adaptations psychologiques. Par là elles forment un contraste frappant avec les activités biologiques ou instinctives, notamment aux divers points de vue suivants :

a) les modes d'activité acquis résultent d'une tradition sociale plutôt que de l’hérédité physiologique. L'ensemble des activités collectives des animaux est comme reconstitué à chaque génération ; il se transmet des vieux aux jeunes par voie d'imitation. Il se produit ainsi, sans doute, dans les actions ainsi transmises une continuité, une « hérédité sociale », comme on l'a dit, qui est tout aussi réelle et tout aussi supérieure que l'hérédité physiologique. Mais elle n'est maintenue que par l'éducation; elle se transmet par une série d'efforts individuels ; elle est acquise, spontanément ou non, par les jeunes générations, qui en ce sens offrent à la pression de la vie du groupe et de ses agencements une matière suffisamment «plastique » pour recevoir l'empreinte des traditions de la famille et de la société.

Il est évident que cette éducation spontanée, avec cette espèce de modelage des âmes individuelles qui en résulte, diffère radicalement des activités de nature strictement biologique ou instinctive. L'individu est d'autant plus plastique qu'il obéit moins aux commandements de ses instincts héréditaires. Les modifications de structure et de fonction impliquées par l'éducation requièrent une régression des réactions instinctives, qui ne souffrent point le changement; c'est seulement alors que se réalise une plasticité plus grande du système nerveux et musculaire.


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