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L'instinct - Partie 4

Revue scientifique

En 1887, par Richet C.

Ainsi c'est le milieu qui fait l'instinct, comme c'est le milieu qui fait la forme extérieure de l’être; qui lui donne des ailes ou des nageoires, un venin ou un aiguillon, des dents ou des défenses. Le problème de l'origine des instincts est donc au fond tout à fait le même que le problème de l'origine des êtres; et il n'est pas plus difficile de savoir pourquoi l'oiseau construit un nid que de savoir pourquoi il a des ailes. Si l'on voulait approfondir ce grand problème, on arriverait tout de suite à reprendre, pour l'adopter ou la rejeter, la théorie de l'évolution, et nous serions entraîné hors de notre sujet.
Ce qui nous intéresse ici, c'est de savoir quelle est la part de l'intelligence dans l'instinct, et quelle est la part de l'instinct dans l'intelligence.
Nous n'hésitons pas à dire que la part de l'intelligence dans l'instinct est tout à fait nulle, comme elle est nulle dans l'acte réflexe. Si par intelligence on entend mémoire et conscience, certes il y a, dans les actes instinctifs, un certain degré de mémoire et un certain degré de conscience; mais le mot intelligence suppose autre chose; il indique, au moins en partie, la connaissance du but qu'il s'agit d'atteindre. C'est là la définition même de l'intelligence.
Or il est bien difficile d'admettre que, poussé par l'instinct, l'animal, même pour une minime partie de l'opération instinctive, comprend ce qu'il fait, ce qu'il va faire et pourquoi il le fait. Ainsi, en reprenant l'exemple de la pie qui construit son nid, sur quelle partie de l'acte peut-elle exercer son intelligence? Je vois une série de réflexes psychiques très compliqués; mais ces réflexes ont tous le caractère de fatalité des réflexes. La pie ignore qu'elle va faire son nid quand elle ramasse une brindille: elle fait cet acte sans choix, sans discernement. Elle ne prend pas dans son bec la brindille qui est le mieux adaptée à la construction du nid, mais bien celle qui est le plus proche d'elle, et celle qui, par sa forme, sa taille, sa couleur, éveille avec le plus de force le réflexe qui consiste à l'emporter dans le bec et à l'établir au sommet d'un peuplier.
Or constamment toutes les pies font de même; nul progrès n'est réalisé dans la construction dit nid; nul témoignage de choix n'apparaît dans aucun de tous ces actes.

On a fait une hypothèse ingénieuse: on a supposé un fait intelligent minime, se transmettant par l'hérédité, et devenant finalement une habitude inintelligente: de sorte que la pie ayant, avec intelligence, adopté une petite modification de construction, et cet acte intelligent se répétant pendant plusieurs centaines de générations, l'intelligence finit par disparaître, et cependant l'habitude de ce type de construction persiste. Puis un nouveau petit perfectionnement, qui est intelligent au début, se crée encore; enfin il devient acquis par l'hérédité et perd son caractère d'intelligence pour acquérir celui de la fatalité.
Cette hypothèse me paraît peu vraisemblable. D'abord chez les animaux inférieurs, c'est-à-dire ceux dont les instincts sont le plus puissants, on ne découvre aucune trace d'un choix volontaire ou d'une détermination intelligente. Il me parait peu admissible qu'il existe, chez un hanneton ou un crabe, une parcelle, aussi minime qu'on voudra, de détermination intelligente.
En second lieu, on est forcé de supposer une sorte de régression dont nous ne voyons nulle part d'exemple, à savoir qu'un acte intelligent, à force d'être souvent répété, devient inintelligent. Il est bien peu vraisemblable qu'il n'y ait plus (chez la fourmi par exemple, qui exécute des actes si merveilleux et si compliqués) que des instincts sans intelligence, alors qu'au début il y avait intelligence sans instinct.
Enfin ce qui caractérise un acte intelligent, c'est qu'il ne se transmet pas par l'hérédité. Le fait de savoir lire n'est pas un caractère transmissible. Une aptitude intellectuelle est autre chose qu'un acte intelligent. Certes une aptitude intellectuelle peut être et est en effet héréditaire; mais ce qui ne peut l'être, c'est l'acte intelligent. Supposons qu'une pie choisisse pour son nid le coton, parce que le coton protège mieux ses petits: les pies qui descendent d'elles n'hériteront pas de cette faculté. Elles hériteront certes de l'intelligence de leur mère, mais non de la nécessité de choisir le coton. Peut-être, étant aussi intelligentes que leur mère, choisiront-elles le coton, comme a fait la mère. Mais alors cet acte ne sera pas nécessaire. En un mot, si l'intelligence est héréditaire, l'acte intellectuel ne l'est pas. Nous comprenons que l'enfant hérite des actes instinctifs ; mais nous ne comprenons pas qu'il hérite des actes intellectuels, avec choix et connaissance du but; car il y a contradiction entre la transmission héréditaire, fatale, et l'acte intelligent, qui implique une détermination librement consentie et méditée.

Les actes intelligents exécutés par l'homme ne se sont jamais transmis par hérédité. Ce qui s'est transmis, c'est l'aptitude à ces actes; mais jamais on n'a vu un acte intelligent chez les parents devenir instinctif et inintelligent chez les enfants.
Enfin l'observation quotidienne nous apprend que l'intelligence et l'instinct sont en quelque sorte contradictoires. A mesure que l'intelligence s'accroît, l'instinct diminue. Les animaux inférieurs, fourmis, hyménoptères, lépidoptères, sont aussi ceux dont les instincts sont le plus perfectionnés, tandis que, chez les êtres plus parfaits, il y a moins d'instincts et des instincts moins compliqués. Les mouvements réflexes, plus vivaces, plus nécessaires, plus profondément et anciennement attachés aux origines mêmes de la vie, persistent encore; mais les instincts ont disparu. Chez l'homme il n'y a plus guère d'instincts: il y a des mouvements réflexes, simples ou compliqués, il y a des mouvements automatiques et des mouvements intelligents, voulus et médités; mais il n'y a point cette extraordinaire succession d'actes compliqués, nécessaires, inintelligents, instinctifs, qu'on voit chez les insectes, les poissons et les oiseaux.
Il me paraît donc vraisemblable que, dans les causes qui ont déterminé les instincts, la part de l'intelligence est très faible, négligeable, et peut-être même nulle. C'est le milieu qui a fait tout. Et cependant l'instinct semble révéler une intelligence supérieure, profonde, prévenant les dangers, devinant l'avenir, préparant à longue échéance le salut des générations futures, soucieuse d'épargner tout travail stérile et d'utiliser tout effort. Mais cette intelligence n'est pas dans l'animal qui exécute ces actes. Elle n'est ni en lui ni en ses ancêtres, car aucun n'a jamais songé au grand but qu'il exécutait. L'intelligence est dans la loi de la sélection naturelle, qui semble méthodiquement poursuivre ce grand but: le triomphe des organismes perfectionnés. Or la perfection d'un organisme ne suppose pas qu'il comprend ce qu'il fait, mais seulement qu'il fait bien ce qu'il a à faire. L'araignée tisse admirablement sa toile; mais elle ne comprend pas pourquoi elle tisse sa toile. Son organisme est parfait, mais inintelligent; et la sélection naturelle a assuré son triomphe, car elle se préoccupe de la perfection, et non pas de l'intelligence des mécanismes qu'elle protège.

Quelle est la part de l'instinct chez les êtres intelligents, et chez l'homme en particulier?
Malheureusement le langage du vulgaire crée une confusion entre certaines tendances héréditaires et l'acte instinctif véritable. Un instinct est un acte; ce n'est ni une émotion ni une sensation: on peut dire de telle sensation qu'elle est instinctive; mais elle ne doit pas être appelée un instinct. Ainsi la frayeur est une émotion héréditaire; on ne peut dire que ce soit un instinct. Il faut réserver le mot d'instincts, quoique la distinction soit assez subtile, aux actes accomplis en vue d'un but que ne comprend pas l'organisme qui agit et formant une longue chaîne d'actions successives liées l'une à l'autre fatalement.
Or l'homme ne pourrait accomplir des actes s'enchaînant l'un à l'autre, sans les comprendre, ou tout au moins sans chercher à en approfondir la cause et le but. Certes il a des tendances héréditaires, des émotions, des sentiments, qu'il tient de ses ascendants. De là certaines réactions réflexes héréditaires, nécessaires. Mais, une fois que cette réaction a eu lieu, la conscience en est avertie et aussitôt l'intelligence, le choix, la volonté, le caprice interviennent. Ce n'est plus un instinct. La réaction motrice première, qui a succédé à l'excitation sensorielle, a été irréfléchie, non voulue; mais elle ne sera pas suivie d'une autre réaction analogue, involontaire; car la conscience avertie va la modifier, et le mécanisme fatal est brisé par le caprice de l'être intelligent.
De fait, l'instinct, ou du moins l'instinct compliqué, suppose l'inintelligence; de même que l'intelligence suppose l'absence d'instinct. Le castor qui construit ses digues n'est pas en état de savoir pourquoi il le fait. Mais concevrait-on des hommes bâtissant des maisons, sans but, et, arrivés à un certain âge, allant chercher des matériaux au loin, les amoncelant en piles régulières, et élevant un édifice, sans jamais le modifier, soit en bien, soit en mal, sans savoir qu'ils font une maison, et pourquoi ils la font? Une aussi grande complication d'actes, chez un être intelligent, suppose la connaissance de ces actes, par conséquent leur intelligence. Et nous avons trop bien le pouvoir de déterminer nos actions, pour qu'il y ait place dans notre existence à une série compliquée d'actes instinctifs.
Les mouvements qui sont, chez l'homme, irréfléchis et involontaires, ne sont que des réflexes; réflexes simples, réactions émotionnelles, réflexes psychiques, réflexes compliqués, réflexes psychiques d'arrêt, simples ou compliqués; mais on ne peut en trouver une série qui s'agence sans qu'à un moment donné l'intelligence intervienne. Étendre les bras quand on manque de tomber; s'accrocher énergiquement à une branche quand on est sur le point de se noyer, manger quand on a faim, boire quand on a soif, trembler quand on entend un bruit violent, et, pour le nouveau-né, téter le sein de la mère: ce sont là actes réflexes, mouvements associés; ce ne sont pas des instincts. L'instinct est d'une complication plus grande. C'est l'araignée qui tisse sa toile, la fourmi qui élève ses pucerons, l'oiseau-mouche qui fait son charmant nid de mousse, l'abeille qui construit des cellules hexagonales, le castor qui bâtit une digue, le sphex qui perfore le système nerveux de sa victime, ou l'hirondelle qui se dirige en automne vers les pays du soleil: voilà des instincts, parce que la complication de ces actes est extrême et parce qu'il y a, dans l'organisme, comme un rouage tout monté qui les commande l'un après l'autre, successivement, fatalement, sans qu'ils soient troublés par une intervention de la fantaisie individuelle ou de la conscience de l'acte accompli.

Reprenons ces phénomènes dans leur ensemble: nous pourrons saisir la gradation régulière et la complication progressive de l'acte psychique, depuis le mouvement de la cellule irritable jusqu'à l'acte instinctif le plus compliqué.
C'est d'abord une cellule qui réagit à l'excitant. Puis plusieurs cellules voisines deviennent aptes à subir l'irritation de la première et s'ébranlent de proche en proche.
Puis, la différenciation faisant des progrès, certaines cellules deviennent spécialement réservées à percevoir l'irritation; d'autres conduisent l'irritation à une cellule centrale; d'autres enfin transmettent l'irritation de la cellule centrale (nerveuse) à la cellule périphérique (musculaire) chargée plus particulièrement du mouvement. C'est le réflexe simple.
Puis l'acte réflexe simple, au lieu de porter sur un seul muscle, porte sur un groupe de muscles: ce n'est plus un mouvement réflexe, c'est un acte réflexe.
Puis, l'organisme central devenant plus compliqué et plus perfectionné, l'irritant périphérique peut être minime, et la réaction est disproportionnée avec l'excitation; elle nécessite une certaine élaboration intellectuelle; c'est le réflexe psychique.
Puis le réflexe psychique, au lieu de commander un seul acte, commande tout un groupe d'actes plus ou moins synergiques, une attitude, un mouvement d'ensemble.
Puis, enfin, au lieu d'être un mouvement d'ensemble, c'est une série, souvent longtemps prolongée, d'actes et de mouvements d'ensemble qui s'enchaînent l'un à l'autre, comme par une sorte de rythme, avec une régularité inexorable: c'est l'instinct.
Tous ces actes semblent, grâce à la sélection naturelle qui les a déterminés, commandés par une intelligence supérieure. De fait, ils sont étroitement appropriés à la vie de l'être et à la nécessité vitale; mais ce ne sont que de purs mécanismes; et l'intelligence n'est pas en eux, mais seulement dans la loi qui en a favorisé l'apparition à la surface de la terre.


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