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L'instinct - Partie 3

Revue scientifique

En 1887, par Richet C.

Cependant la difficulté n'est pas si grande qu'on affecte de le croire. Si l'on admet que la vue d'une mouche provoque, par un réflexe psychique immédiat, le happement de cette mouche, pourquoi n'admettre pas que la vue d'une brindille, chez la pie du printemps qui vient de s'accoupler, provoque par un réflexe immédiat la construction d'un nid? Il me paraît tout aussi difficile de comprendre que la vue d'un vermisseau, ou l'odeur d'un vermisseau, détermine la pie à sauter auprès de lui, à ouvrir son bec, à le prendre dans son bec et à l'avaler, que de comprendre comment l'image d'une brindille détermine la pie à sauter près de cette brindille, à ouvrir le bec, à s'envoler, et à déposer la brindille au faîte d'un peuplier. Dans l'un et l'autre cas, la disproportion entre l'excitant et la réaction est extrême; et le mécanisme nerveux qui détermine l'une et l'autre réaction nous est inconnu.
Notre ignorance est même plus complète encore. En effet, si nous prenons cette pie, et si nous lui touchons la conjonctive, sa paupière se fermera avec force, par une action réflexe immédiate. Certes c'est bien le type d'une action réflexe simple: elle est fatale, peu compliquée, universelle pour ainsi dire, puisque elle existe chez tous les animaux qui ont des paupières et des yeux; et cependant le mécanisme de cet acte réflexe élémentaire nous est tout aussi inconnu que celui d'un acte réflexe, plus compliqué, comme le happement de la proie, ou que celui d'un acte réflexe, plus compliqué encore, comme l'édification du nid.
La fatalité de l'acte est, dans ces trois exemples, tout à fait évidente. En effet, toutes les pies font de même. Il n'y a pas d'individualité qui tienne; il n'y a ni réflexion, ni volonté, ni caprice dans leurs actions. Le fait de rétracter la paupière, ou celui de happer une proie, ou celui de construire un nid, est aussi fatal et nécessaire que peut l'être la réponse d'un muscle à une excitation électrique.
Quant à la finalité, elle est tout aussi évidente. Certes, quand la pie rétracte sa paupière, c'est pour que l’œil, organe essentiel, soit protégé contre l'injure extérieure qui va l'atteindre. Quand elle happe le vermisseau, c'est parce que son estomac est vide, et qu'il faut donner au sang, pour les échanges chimiques interstitiels, des peptones, des sels, des graisses. Quand elle construit son nid, c'est parce qu'il faut un abri pour les œufs qui vont être pondus, pour les petits qui vont éclore nus et qui ont besoin de chaleur. Tout cela est, indispensable à la vie de l'individu pie, et de l'espèce pie. Mais notre pie ignore absolument toutes ces nécessités vitales; et ses actions, d'une haute prévoyance, qui semblent agencées par une intelligence merveilleuse, sont accomplies mécaniquement, fatalement, sans qu'elle sache un seul instant pourquoi elle les accomplit, et quelle est la signification d'une conduite indispensable et à elle et à son espèce.
Il semble que la principale différence de ces trois actes soit dans l'état organique de l'animal. Quel que soit l'état de la pie, elle aura toujours le réflexe du clignement, tandis qu'elle ne sautera sur le vermisseau que si elle a faim (c'est-à-dire presque toujours) et qu'elle ne construira son nid qu'à une époque tout à fait précise. Deux ou trois jours auparavant, elle ne l'aurait pas fait; dans deux ou trois jours elle ne le fera plus, et de nouveaux actes instinctifs, éveillés plus ou moins par une excitation visuelle,vont remplacer l'édification du nid.
Quelques jours plus tard, en effet, elle aura pondu des œufs; puis un nouvel instinct se manifestera, celui de les couver; et plus tard, quand les petits seront éclos, l'instinct de leur chercher et de leur apporter la nourriture; plus tard encore l'instinct de les forcer à voler hors du nid et de les accompagner dans ces premières excursions. Puis, quand les petits seront en état de voler et de se nourrir, elle les abandonnera et redeviendra une simple pie, avec les allures normales des oiseaux de son espèce.
Cette succession d'actes extraordinaires semble être absolument sous la dépendance de l'organisation nerveuse intérieure. Que se passe-t-il, soit dans les viscères, soit dans le système nerveux central, pour provoquer ainsi des actes compliqués, si différents les uns des autres, et qui se succèdent avec cette précision incomparable? Nous l'ignorons totalement. Nous voyons bien les effets. Nous en connaissons même la cause, soit une disposition spéciale du système nerveux. Mais nous ne savons pas relier les effets et la cause, car la structure intime, moléculaire, du système nerveux nous est plus inconnue encore, si la chose est possible, que la structure intime, moléculaire, de la matière inerte non organisée.

Il va de soi que, plus la complication de l'acte instinctif augmente, plus le phénomène nous paraît merveilleux. Ainsi, rien que pour la construction du nid, on observe chez les diverses espèces d'oiseaux d'étonnantes dispositions architecturales. On peut lire dans les livres d'histoire naturelle comment certains nids sont garnis de mousse, d'autres bâtis avec une sorte de ciment, d'autres suspendus à une branche flexible, avec un orifice intérieur, d'autres enfin disposés entre les deux valves d'une large feuille suturée avec des fils de coton. Mais, quelle que soit l'intelligence de l'agencement, disposé de manière à assurer la vie des oiseaux nouveau-nés, l'intelligence de l'oiseau constructeur n'y est pour rien. Ses actes ont une fatalité inexorable; il ne comprend pas la portée de ce qu'il fait. Supposer que l'oiseau pense aux besoins de sa progéniture future en construisant son nid, ce serait aussi absurde que de supposer qu'il pense à l'utilité de l'appareil visuel, quand il contracte sa paupière, après qu'on a touché sa conjonctive.
Il ne faut donc pas se laisser éblouir par les apparences. Tous ces mouvements compliqués, merveilleusement adaptés à un but, se poursuivant avec une prévoyance profonde, supérieurs en perfection à ce que pourrait faire le plus habile ouvrier, ne sont ni intelligents ni voulus. Comme les réflexes, ils sont intelligents quant à leur but. Mais ils ne sont pas exécutés par une intelligence. Ils sont exécutés par un mécanisme, un rouage automatique, dont la perfection est extrême, quoiqu'il n'aille pas jusqu'à se comprendre lui-même.
Ainsi tous les instincts, et celui de l'abeille, et celui de la fourmi, et celui de l'araignée, et celui du sphex, tous les instincts, dis-je, si merveilleux qu'ils nous paraissent, ne sont que des actions mécaniques, automatiques, ni voulues, ni raisonnées. Nulle comparaison avec le passé. Nulle connaissance de l'avenir. Nulle possibilité de se soustraire à l'exécution de l'acte. Nulle capacité pour le perfectionner et le dégrader. L'animal mécanisme poursuit son oeuvre comme une horloge achève sa course; comme une machine à tisser construit avec des fils épars un tissu d'une trame admirable.

Quoique la recherche des origines soit toujours inabordable à l'investigation scientifique, nous devons chercher comment quelques-uns de ces instincts ont pris naissance.
En effet, il ne suffit pas de dire que l'instinct est lié à l'organisation. Si l'on prend les animaux dans l'état actuel, certes oui; la cause de leurs instincts est dans leur organisation. Mais cette organisation même, quelle en est la cause? Voilà ce que Darwin a essayé de mettre en lumière, et il l'a fait avec cette bonne foi, cette éloquence, cette ampleur et cette précision dans les détails qui caractérisent son oeuvre sur l'Origine des espèces.
D'après lui, l'origine des instincts s'explique par le concours de ces deux facteurs, l'hérédité d'une part, la sélection naturelle de l'autre.
La sélection fait que les individus qui ont le mieux adapté leurs fonctions à la nécessité vitale sont ceux qui résistent le mieux aux innombrables agents de destruction qui les entourent, et l'hérédité fait que ces propriétés acquises par eux se transmettent à leurs descendants.
Il faut supposer pour cela un nombre immense de générations. Mais tout nous prouve le nombre énorme, incommensurable, des générations d'êtres vivants qui nous ont précédés. De sorte que les siècles, en s'accumulant, ont accumulé leur influence sur les êtres actuels, qui proviennent d'ancêtres infiniment nombreux et éloignés.
Ce double principe, s'il n'éclaire pas complètement certains instincts très compliqués, rend compte cependant de certains instincts simples.
Soit, par exemple, certaine espèce d'oiseau construisant son nid avec les brindilles, les mousses, les broussailles qu'il rencontre. Son nid est composé surtout d'un chevelu de branches, avec de rares fleurs de coton; car, dans le pays où il vit, je suppose que les cotonniers sont rares.
L'animal, pour édifier son nid, prendra indifféremment le coton, la mousse, les brindilles, la paille. Mais si, pour une cause quelconque, dans l'endroit où il se trouve, le coton devient un jour plus abondant, notre oiseau prendra le coton plus facilement et plus fréquemment que toutes autres branches; et il en sera ainsi pendant dix, vingt, trente, cent générations. Le fait d'avoir ainsi toujours pris du coton, de préférence aux autres éléments, entraîne une certaine habitude, qui se transmet par l'hérédité, et qui, par le fait de l'hérédité encore, devient d'une génération à l'autre de plus en plus inhérente à l'organisation même de l'animal. Viennent encore cent générations, et l'oiseau aura pris l'habitude de construire son nid avec du coton seul. Supposons encore cent générations, et l'oiseau ne pourra plus construire son nid qu'avec du coton. Par le fait de l'hérédité seule, l'habitude deviendra héréditaire, fatale: ce sera un véritable instinct.
Cet instinct de construire son nid avec du coton nous paraîtra tout à fait extraordinaire, si ce même oiseau vient à émigrer, ou si, pour une cause quelconque, dans le pays où il vit, le nombre des cotonniers diminue. Alors, poussé par son instinct, l'oiseau ira choisir du coton là seulement où il en trouve, et nous serons stupéfaits de trouver des nids tout en coton, alors qu'il y a à peine par ci par là quelques rares cotonniers. Nous dirons: Quelle merveille! Comment expliquer que l'oiseau va justement chercher du coton pour son nid?
Si, de plus, nous supposons que les autres oiseaux viennent à disparaître et qu'il n'y ait plus sur la terre que ce seul oiseau faisant son nid avec du coton, c'est alors que nous serons vraiment stupéfaits, puisque nous n'aurons aucune transition qui nous permettra de trouver la raison de cet acte compliqué, et qui paraît si intelligent.

Il est certain que beaucoup d'instincts ont été acquis par le fait du milieu où ont vécu les animaux. On en a maintes fois donné d'excellents exemples. Mais, si on l'a fait pour certains instincts simples, on ne l'a pas fait pour les instincts compliqués, et la raison d'être de certains d'entre eux, bizarres, extraordinaires, est tout à fait introuvable. Il est des instincts, comme ceux du sphex ou de la fourmi ou de l'abeille, qui font le désespoir des théoriciens de l'évolution. Nous ne croyons pas cependant que ces objections soient bien redoutables.
Il suffit, pour lever la difficulté, d'admettre que le milieu modifie l'animal dans une proportion aussi minime qu'on le voudra. Cette minime quantité de variation, s'exerçant perpétuellement et se transmettant par l'hérédité, déterminera avec le temps des modifications bien suffisantes.
En effet, l'acte instinctif est tout à fait fatal, nécessaire — et nous avons insisté sur ce caractère. — Mais, quelle que soit cette inexorable fatalité, l'acte instinctif est légèrement variable, et il ne peut en être autrement.
Il n'y a pas dans une foret deux feuilles qui soient semblables. A plus forte raison, deux nids d'oiseaux ne seront jamais semblables. Le nid de la pie de plaine ne sera pas tout à fait le même que le nid de la pie de montagne. La pie d'Europe ne fait pas le même nid que la pie d'Amérique. Ce ne sera pas la faute de ces différentes pies: ce sera la faute du milieu différent où elles se trouvent.
Il y a donc dans chaque acte instinctif une part due à l'organisation, part qui est considérable, et une part due au milieu extérieur, part qui est très faible, mais dont il faut tenir compte.
Soit, je suppose, dans la construction d'un nid, la part de l'organisation de l'oiseau constructeur égale à 1000, et la part due au milieu extérieur égale à 1. Imaginons alors des pies disséminées en divers lieux du globe. Selon le climat, selon les arbres qui y poussent, selon les conditions d'existence qui ne peuvent jamais être identiques, la variation du nid sera entre ces deux chiffres extrêmes 1000 et 1001. Mais ce millième de variabilité, se répétant pendant mille générations, toujours dans le même sens, finira par établir, au bout de mille générations, une certaine différence appréciable entre le nid primitif et le nid dernier, tel qu'il résulte de cette accumulation successive d'un élément variable.
Soit encore, en d'autres termes, A l'élément fixe de l'instinct, et a l'élément variable. Il faudra, je suppose, 100 générations pour que l'élément variable devienne, par le fait de l'hérédité, aussi instinctif et immuable que l'élément A. Nous aurons alors, au bout de 100 générations, un nouvel élément fixe qui ne sera plus A, mais A + a, et, au bout de 100 générations nouvelles, A + 2a, et au bout de 1000 générations A + 10a. Si a n'est que le millième de A, il faudra 100 000 générations pour que l'élément variable de l'instinct, dû aux conditions du milieu, soit devenu aussi immuable que l'élément primitif dû à l'organisation.
Ainsi se sera créée une organisation nouvelle, et il nous sera impossible de séparer ce qui est le fait de l'instinct primitif et ce qui est le fait de l'instinct acquis par l'habitude. Ou plutôt il faudra admettre que l'instinct primitif aura été, lui aussi, acquis par l'habitude, transmis par l'hérédité, et que toutes ces variétés admirables que nous observons dans les êtres animés sont dues à des milieux différents, agissant sur des organisations réceptrices différentes. Loi admirable et féconde, que le génie de Lamarck avait entrevue et que Darwin a si bien développée.

En définitive, il y a dans l'acte instinctif de l'animal un élément héréditaire, fatal, aveugle, et un élément variable dû aux variations des conditions extérieures. Cet élément est infiniment petit par rapport à l'autre, mais il n'en existe pas moins. Alors, comme il peut se répéter, identique à lui-même, pendant des centaines et des milliers de générations, il finit par devenir, lui aussi, héréditaire et fatal, et il se confond avec l'élément principal, faisant si bien corps avec lui qu'on ne peut l'en dissocier.
Mais cette part de variabilité n'implique aucune intelligence de l'animal: c'est un fait de hasard, non un fait de volonté et de préméditation. Si l'oiseau a pris le coton pour faire son nid, c'est parce que le coton était à sa portée, ce n'est assurément pas parce que le coton était plus moelleux pour les petits, et mauvais conducteur de la chaleur, car l'oiseau ignore qu'il va avoir des petits, et il ne se préoccupe pas du tout de savoir s'ils auront chaud et s'ils seront à l'aise. Ce sont des circonstances accidentelles qui ont déterminé cette élection: et, si elle va continuant et croissant de jour en jour, c'est parce que les conditions accidentelles restent les mêmes et parce que les nouvelles générations, se trouvant bien du résultat obtenu, prospéreront d'autant plus que cette habitude, devenant héréditaire, sera plus rigoureusement observée.


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