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L'état de crédulité - Partie 3

Revue scientifique

En 1887, par Rochas A.

J'ai suggéré à plusieurs sujets d'avoir, pendant la nuit des rêves déterminés. Ces rêves se sont réalisés; pendant toute la nuit les dormeurs se sont agités et ont parlé, au dire des personnes qui couchaient dans la même chambre. La première fois, j'avais oublié de suggérer en même temps le souvenir au réveil, de sorte que le sujet crut que je n'avais pas réussi; mais quand j'eus pris cette précaution, je pus entendre raconter le lendemain des histoires fort amusantes brodées diversement par l'imagination des divers individus sur un même thème, comme, par exemple, leur entrée au paradis.
L'impression ressentie est si vive que l'un d'eux m'a confié, en termes émus, la profonde tristesse éprouvée par lui au réveil lorsqu'il dut quitter, pour aller à son bureau, les béatitudes éternelles auxquelles il était si bien habitué.

Quand un sujet vient d'être soumis coup sur coup à plusieurs expériences d'hypnotisme, sa sensibilité est exaltée et l'état de crédulité s'établit ipso facto; il suffit alors d'une simple affirmation faite sur le ton normal de la conversation pour déterminer les phénomènes ordinaires de cet état.
Certains sujets sont-ils assez sensibles pour que l'affirmation puisse produire le même résultat dans leur état normal? C'est ce qui semble résulter des relations de quelques observateurs. Pour moi, je n'en ai point trouvé dans ces conditions: il m'a toujours fallu recourir à l'un des procédés énumérés plus haut.
Quand un état de l'hypnose est produit, il tend à se transformer en un état plus avancé; très souvent on voit tomber de lui-même en léthargie, au bout de quelque temps, un individu qui a été mis en somnambulisme. De même, l'état de crédulité passe à la catalepsie.
Ainsi je dis brusquement à X: « Vous voyez la sainte Vierge »; il la voit, me la décrit, répond à mes questions. A ce moment, la peau est déjà insensible aux piqûres. Si alors je le remets à son état normal par une friction sur le vertex, l'hallucination disparaît, mais il en garde le souvenir. Si, au contraire, je le laisse à sa vision, il s'absorbe de plus en plus; ses yeux et son visage entier ont pris l'expression de l'extase; ses membres conservent les positions qu'on leur donne; il est devenu insensible aux actions de la polarité, et, si je le réveille, il ne se souvient plus de rien.

Il est impossible à un sujet sensible de distinguer la réalité d'avec l'hallucination qu'on lui a suggérée, si la suggestion a été bien faite. Les hallucinations visuelles sont celles qui se prêtent aux expériences les plus intéressantes. Elles ont pour le sujet tout le caractère de la réalité en ce sens que, chez lui, l'organe de la vue est excité exactement comme si l'image créée par son imagination existait réellement dans le lieu où son imagination l'a placée; mais, est-il besoin de le dire? cette image n'y est pas.
Quelques auteurs ont cru pourtant le contraire en se fondant sur ce que l'image subissait les transformations indiquées par les lois de l'optique quand on interposait certains instruments, comme un prisme ou une lentille, entre elle et le sujet.
Cette erreur provient de ce qu'on n'a pas tenu compte du raisonnement plus ou moins conscient du sujet qui modifie son hallucination d'après les modifications subies par les objets réels placés dans le voisinage de l'image imaginaire.
M. Bernheiem, MM. Binet et Feré ont fait à ce sujet de nombreuses expériences très rigoureuses. En même temps qu'eux, j'étudiais de mon côté la question et je suis arrivé à peu près aux mêmes conclusions. Voici quelques-uns de mes essais:
Je dis à un sujet en état de crédulité: « Vous ne voyez plus M. X. » Il ne le voit plus, mais quelquefois le contact ou la voix de M. X. suffit pour faire disparaître l'hallucination.
Si je dis : « Vous ne verrez plus M. X., mais vous l'entendrez », il ne le voit plus et entend sa voix sans comprendre d'où elle peut provenir. Le contact ici peut détruire l'hallucination.
Si je dis : « Vous ne verrez plus M. X., vous ne l'entendrez plus, vous ne le sentirez plus », M. X. n'existe plus pour lui; il peut lui parler, le frapper; le sujet n'entendra rien, ne sentira rien.
Quand le sujet est faiblement pris, il est arrivé souvent que l’hallucination ne se porte à la fois que sur un sens, mais elle se déplace alors au gré de l'opérateur.
Je dis à Benoït de penser à l'air qui lui a fait le plus plaisir dans le dernier concert milliaire, de l'entendre et de voir les musiciens qui le jouent. Rien ne se produit; parce que j'ai fait mon injonction sur je ton ordinaire de la conversation; je vais alors au piano et j'exécute quelques accords; au troisième ou quatrième, Benoît me dit : « J'en-tends tel air » (que je ne connaissais pas), et il le fredonne. « Voyez-vous les musiciens? — Non. — Voyez-les. » Il les voit, mais n'entend plus rien.
Je dis à Benoît « Vous voyez Henri (réellement présent), je vais le faire passer par le trou de la serrure ». Je détermine l'hallucination en prenonçant impérativement le mot: « Allez ».
Benoît voit Henri passer par le trou de la serrure, il s'en émerveille, ouvre la porte et se met à lui parler dans l'autre pièce. Fort étonné, puisque Henri était resté auprès de moi, je vais dans cette pièce et je demande à Benoît. si réellement il voit Henri. « Certainement, puisqu'il a passé par le trou de la serrure. — Et où est-il? — Là, parbleu. » J'appelle alors Henri qui vient me rejoindre et je le montre à Benoît. Étonnement de ce dernier qui porte alternativement ses regards du personnage réel au personnage imaginaire.
« Vous savez bien qu'il ne peut y avoir deux Henri; vous êtes éveillé, mais soumis à une hallucination; tâchez de découvrir la vérité. »
Benoît va successivement vers les deux, les palpe, leur parle, entend leurs réponses et finit par me dire qu'il lui est impossible de distinguer.
Lui montrant alors le véritable Henri : « Voilà le faux ». Il cesse de le voir, et le personnage imaginaire persiste seul pour lui; il me manifeste sa joie de se retrouver dans la réalité. Pour ne pas troubler son cerveau par de trop fréquentes secousses, je l'endors et je lui enlève définitivement la suggestion.
Une autre fois je lui annonce, pendant le sommeil, qu'il verra au réveil un de mes fils assis sur une chaise, dans un endroit déterminé. Au réveil, il le voit; je l'occupe alors à autre chose et, pendant ce temps, mon fils vient s'asseoir sur une chaise, près de l'image. Quand Benoît tourne ses regards de ce coté, il voit deux chaises et deux enfants. Il les palpe et ne peut distinguer la réalité de l'hallucination. Il tourne autour de la chaise imaginaire en se faisant petit pour passer entre elle et le mur. Un des assistants s'avance brusquement vers cette chaise, Benoît fait un mouvement d'effroi provoqué par la crainte d'un accident; puis l'hallucination s'évanouit quand il voit la personne traverser la chaise.
Je dis à Benoît : « Vous voyez la canne qui est entre les mains de mon fils; elle va venir se mettre debout sur cette table », et j'ajoute brusquement: « Voyez ». Il voit la canne, mais il n'en voit pas l'image dans une glace qui l'aurait reflétée pour lui si la canne avait été réellement sur l'angle de la table.
Il ne voit plus la canne qui est encore entre les mains de mon fils et il ne sent pas les coups qu'on lui en donne.
Benoît étant en sommeil somnambulique, je lui dis : « Au réveil, vous ne verrez que la main de la personne qui écrit au tableau. »
Au réveil, l'abbé C. écrit au tableau; Benoît ne voit que sa main; il la touche, la sent jusqu'au poignet, mais ne perçoit rien au delà. J'approche un miroir, Benoît y voit l'abbé tout entier sauf sa main droite.
Je recommençai cette expérience quelques jours plus tard et Benoît vit la personne entière dans la glace.
Je rends une personne invisible par un procédé quelconque; je l'amène devant une fenêtre, de manière à intercepter le jour. Je demande au sujet éveillé s'il ne voit rien d'extraordinaire. Il répond qu'il voit une ombre et il cherche en l'air d'où elle peut provenir. Je le prie de me la délimiter avec la main; il suit le contour de la personne invisible; je lui dis de passer la main à travers l'ombre et je la guide vers le milieu du corps de cette personne; quand il en approche, il éprouve une résistance avant de toucher, puis s'il persiste, sa main glisse à droite et à gauche, et il s'imagine avoir traversé l'ombre. Si je pousse fortement la main sur le corps en question, je finis généralement par détruire la suggestion.
J'ai répété cette expérience à plusieurs reprises et avec divers sujets; elle donne toujours les mêmes résultats.
Étant dans un jardin, je suggère à Benoît, par commandement, la vue d'un oiseau, sur un arbuste. Il le voit. Je lui dis de le regarder avec une lorgnette de spectacle; il le voit plus gros. Je lui fais retourner la lunette et, à son grand étonnement (car il ne connaissait pas le phénomène), il voit l'oiseau plus petit. Les modifications dans la grandeur de l'arbuste lui avaient servi de point de repère.
Je lui enlève la mémoire de cette expérience et je fais apparaître l'oiseau dans le ciel, alors sans nuages; il le voit de la même grandeur par le gros et par le petit bout de la lorgnette. Il n'avait plus de point de repère.
Je dis à un sujet de fixer avec son œil droit un point noir marqué sur une feuille de papier blanc en le prévenant qu'il va voir à cette place un jeton d'un rouge éclatant. Quand il l'a regardé pendant quelques secondes, j'approche la partie extérieure de mon petit doigt de son œil droit de manière à enlever la suggestion par hétéronome. Il ne voit plus le jeton, mais un cercle vert (couleur complémentaire).
Je mets le côté droit de Benoît en état de crédulité en appliquant la partie externe de mon pouce sur le côté droit de son crâne et je lui dis: « Cette feuille de papier est rouge »; il la voit rose avec ses deux yeux. S'il ferme l’œil gauche, il la voit rouge ; s'il ferme l’œil droit, il la voit blanche.
Je mets les deux côtés de Benoît en état de crédulité par l'imposition de la main droite et je lui dis: « Vous verrez mon doigt bleu avec l’œil gauche et jaune avec l’œil droit »; il le voit de sa couleur naturelle avec ses deux yeux, mais suivant l’œil qu'il ferme, il le voit jaune ou bleu. Si la suggestion est peu intense il raisonne inconsciemment et il le voit vert, parce qu'il croit que le bleu et le jaune mélangés forment du vert.
Je dis brusquement à Benoît, qui regarde par la fenêtre: « Le pavé est rouge »; il le voit rouge. J'interpose un verre vert, il le voit blanc; j'enlève le verre, il revoit le pavé rouge.
Je fais voir à l'un quelconque de mes sujets la personne à laquelle il pense, dans un diamant, par la fixation du regard; il voit cette personne toute petite parce qu'il a l'idée de la voir dans le diamant; j'interpose une feuille de papier entre le diamant et son œil, l'hallucination disparaît pour le même motif.
J'annonce au sujet que je vals lui faire voir la même personne en grandeur naturelle dans la chambre et je détermine l'état de crédulité par la pression du vertex. Je place alors un carton à quelque distance devant lui; je cache ainsi tout ou partie de la personne imaginaire, mais seulement dans le cas où le sujet juge que le carton est interposé entre lui et le lieu où son imagination a placé l'image.
L’œil s'accommode pour voir cette image où le sujet la suppose; si je fais avancer ou reculer, par suggestion, cette image, le cercle de la pupille se rétrécit ou s'agrandit.
Je prie un sujet de regarder mes yeux, et je lui dis que je vais devenir invisible. Si le sujet est sensible, je disparais tout à coup lorsque l'état de crédulité s'est produit par la fixation de son regard. Si le sujet est peu sensible, je disparais peu à peu en commençant par la tête.
Ayant réuni plusieurs sujets dans une salle obscure pour essayer d'apercevoir les lueurs de Reichenbach et n'ayant rien obtenu de précis, je leur donne la suggestion que le lustre s'allume. Ils voient la chambre complètement éclairée ou plutôt ils perçoivent une sensation de lumière générale, car lorsque je les prie de désigner où est telle ou telle personne, ils ne le peuvent pas. Il y a cependant hyperesthésie de la vue, car ils reconnaissent la personne quand elle est suffisamment rapprochée.


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