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Le délire des grandeurs - Partie 3

Revue scientifique

En 1886, par Regnard P.

C'en était trop: il fut interdit par l'archevêque et interne dans un asile. Là, son seul but fut de tout troubler, il ne cessait d'écrire à toutes les autorités, se disant persécuté à cause de son talent, de ses opinions, envoyant des dénonciations contre tout le monde, fomentant des émeutes parmi les autres fous, organisant des évasions, puis niant effrontément quand il était pris, ce qui lui arrivait d'ailleurs souvent. Au milieu de tout cela, parlant littérature, art, théologie, traitant du haut de sa grandeur les auteurs les plus illustres, ayant sans cesse à la bouche ses sublimes poésies, son magnifique poème, ses tableaux.
L'abbé, en effet, ne manque pas d'un certain talent: je fais passer sous vos yeux quelques pastels qu'il a exécutés dans ses moments les plus lucides, et vous voyez qu'il y a là quelque chose. Il compose bien, il a la notion juste de la couleur. Il connaît même les lois de la perspective, comme l'indiquent les constructions qu'il fait dans le plan d'une église qu'il prépare.
Il est rare, d'autre part, qu'il ne commette pas quelque impertinence au milieu même d'une œuvre passable. Un grand tableau de lui représente Jésus et la Samaritaine; dans un coin, vous voyez un singe, armé d'un sabre: c'est le père Monsabré, et à côté une oie: c'est le père Loyson.
Depuis plus de vingt ans, l'abbé X... va de maison de santé en asile, s'échappant, repris, obtenant même sa sortie dans les périodes de calme. Au moment où il est arrêté rue des Vinaigriers, en costume de pape, il se croit Pie X ou encore le pape Fulmen, il vient de se présenter aux élections législatives dans le département de Vaucluse, et vous allez voir par quels procédés il pensait réussir.
Il s'écrit à lui-même la dépêche suivante:

Bavas Paris. — Les bouchers d'Avignon, voulant fournir an candidat Fulmen X. le nerf de la guerre, pour faire la guerre à La guerre... étrangère et civile, ont, par une première cotisation avancé et compté la somme de 10 000 francs à Pie X, afin qu'il puisse aller décider, en lui chantant les cent quarante-quatre premiers couplets de sa Marseillaise transfigurée, le prince de Bismarck à rétrocéder l'Alsace-Lorraine sans coup férir.

Il a en effet composé une Marseillaise particulière où il n'est question que de lui et aussi d'autres choses dont il serait difficile de parler dans une assemblée comme celle-ci; il pense que c'est une œuvre littéraire et politique importante. Comme il n'a pu la faire imprimer, il a eu l'extraordinaire patience de l'écrire tout entière en lettres moulées sur un immense placard qu'il a d'ailleurs enluminé de vignettes assez drôles. Elle a près de deux cents couplets, je ne vous en citerai qu'un seul.

Laissez décider l'invisible
Suscitateur de vos desseins:
Qu'il règne, le seul infaillible
Qui scrute les cœurs et les reins.
Laissez le sort, Dieu, le prophète,
Bénir les enfants de l'enfant
Tout radieux et triomphant
En croisant les mains sur leur tête.

Le reste est à l'avenant et c'est signé: « Xavier Fulmen, le Cyrénéen de Jules Jésus Grévy, le supplément complémentaire de Joachim Pecci ». A côté de la Marseillaise, Xavier Fulmen a écrit des proclamations immenses qui ne sont qu'une longue absurdité: aussi n'a-t-il pas enlevé beaucoup de voix à ses concurrents de Vaucluse.
Furieux de n'être pas élu, il revient à Paris, causant quelque scandale dans le trajet, comme il le raconte lui-même dans une lettre qu'il envoie à M. le président de la République.

Oui, M. le président! Pie X l'a crié dans toutes les gares importantes où s'arrêtait le train omnibus direct et ses cris ont trouvé des échos qui vont se propageant dans le monde entier avant le congrès de la Chambre et du Sénat pour l'élection présidentielle. — Il n'y a pas, non, il n'y a pu de comte de Paris, de Philippe VII et de Napoléon V et de Grévy, de Brisson, de Freycinet, de Goblet, de Clemenceau, de Freppel, ni de Cassagnac, ni de Legrand du Saulle, ni même de Magnan (voulant bêtement n'être pas magnanime), il n'y a pas de potentat sur la terre qui puisse empêcher que Pie X, le suppléant complémentaire de Léon XIII, soit élu par acclamation président de la république universelle.

C'est en cet état d'esprit que l'abbé X... est enfermé à l'asile où il est encore aujourd'hui; il n'a pas abandonné la politique, mais il cultive encore la poésie.
Voici la première strophe de sa dernière production; c'est un long acrostiche sur ces mots: Magnan, magnifique, Valentin, Magnan. Il est adressé au médecin de Sainte-Anne.

Magnan! à mon souhait, médecin MAGNAN ime,
Adore de mon sort la force qui... t'anime.
Griesinger te le crie: dans ton docte examen
N'écoute que d'un cœur de saint le dictamen.
Admirant son beau crâne... autre renard de Phèdre,
Nargue Legrand du Saulle et sois un Grand du Cèdre.

Voilà, messieurs, à quel degré de démence peut en arriver un délirant vaniteux après vingt-cinq ans de maladie. J'ai tenu à vous faire connaître cette observation avec un peu de détail parce qu'elle est complète elle débute par l'excentricité, elle continue par les idées ambitieuses bien systématisées et elle finit après un long espace de temps par une épouvantable démence. Tous les malades suivent cette marche, sauf les héréditaires, chez qui le délire apparaît d'emblée et par bouffées, presque aussitôt effacées que venues.

Combien est différente l'histoire de celui qui, frappé par la paralysie générale, verra son intelligence succomber en quelques mois, tandis que son organisme entier tombera dans une profonde déchéance!
Chez celui-là le début est particulièrement obscur; c'est ainsi que l'on voit des gens qui assez rapidement deviennent maladroits; ils trébuchent facilement; leurs doigts ont comme des secousses qui empêchent pour eux tout travail délicat. S'ils sont ouvriers ou artistes, leur ouvrage s'en ressent, les patrons ou le public trouvent qu'ils baissent. C'est surtout dans leur parole que ces hésitations se font sentir. Au début de chaque réplique, ils ont une façon de bégayer, une agitation du coin des lèvres qui ne trompe pas les gens exercés.
Puis leur mémoire a des défaillances singulières et, tout en continuant la vie commune, ils se laissent aller à des actes bizarres et inexplicables, étant donnée leur éducation. C'est ainsi qu'on a peine à comprendre que telle personne d'un milieu social élevé et d'une fortune suffisante soit prise un jour volant, dans un magasin de nouveautés, un objet dont elle n'a d'ailleurs nul besoin. Ou bien on apprend qu'un homme haut placé bat sa femme, brutalise ses enfants et s'enivre chaque soir.
Il n'y a pas encore de folie à proprement parler, il n'y a qu'une chute morale effrayante; bien souvent la suite se fait attendre assez longtemps pour que les tribunaux aient à intervenir et comme les experts ne peuvent encore étayer leur opinion sur aucun acte évident de folie, beaucoup d'individus sont ainsi flétris et condamnés qui sont de simples fous, comme ils en donnent rapidement la preuve par la suite.

Comme le dit Foville, ce qui caractérise cet état, « c'est l'affaiblissement de la mémoire, de la raison, du jugement, de la volonté; c'est le changement dans le caractère, dans les sentiments, l'indifférence dans les affections; c'est l'atténuation du sentiment du juste et de l'injuste, du sens moral, de la notion de propriété; c'est l'oubli de tous les obstacles, de toutes les convenances; c'est l'insouciance de la valeur des actes, des conséquences qu'ils peuvent entraîner. »
Bientôt le délire apparaît, et, dès l'abord, avec une forme spéciale. Ce n'est d'abord qu'une sorte de satisfaction complète, d'optimisme universel, le malade n'invente rien d'absurde, mais il se complaît dans sa propre contemplation. Il vit dans un épanouissement général; il s'écoute parler; il admire ce qu'il a fait, il aime ses œuvres. Il parle avec amour de sa fortune, de son mobilier; il raconte les perfections de sa femme et les hauts faits de ses enfants. Lui-même, il se trouve remarquable. Il vous fait admirer sa figure, ses bras, ses muscles, bien heureux quand il s'en tient là. Si peu qu'il soit musicien, il se met au piano, joue assez ridiculement, chante et vous fait noter la finesse de son talent.
Un autre attirera votre attention sur ses dessins, sur ses aquarelles, ses poésies, ou bien il émettra des théories scientifiques hasardées et insistera pour vous les faire partager; il se donnera comme un fin collectionneur et achètera, à l'ébahissement des siens, des choses horribles auxquelles il attribuera une valeur considérable et une origine importante. Rien ne l'arrêtera dans les projets qu'il vous confiera, il sourira de vos objections, et passera outre.
Là encore, il n'y a pas de folie proprement-dite. Que de gens il faudrait enfermer si l'on isolait tous les amoureux d'eux-mêmes!

Mais voilà qu'un véritable délire survient, et il se manifeste soit par des actes, soit par des paroles.
M. A... s'occupait d'agriculture; c'était un homme du monde des plus distingués et des plus aimables, jouissant d'une grande fortune et ayant accompli déjà de grands progrès dans son exploitation. — Un jour, il part, sans rien dire à personne; on est sans nouvelles de lui pendant près d'un mois, et l'inquiétude est d'autant plus grande qu'on apprend qu'en passant à Paris il a réalisé une grande partie de son porte-feuille.
Il rentrait chez lui et se remettait à vivre assez tranquillement, quand du papier timbré, arrivant de toute part, vint atterrer sa famille. Pendant son absence, il avait été en Hongrie, y avait acheté et payé près de 500 chevaux; puis, passant en Souabe, il y avait acheté une immense propriété, y avait laissé ses chevaux et était revenu chez lui, laissant tout en plan, ayant oublié à peu près ce qu'il avait fait.
C'est bien là le fait d'un paralytique général au début. Que de fortunes disparaissent, engouffrées ainsi tout d'un coup par un acte insensé de leur possesseur, dont la suite seule vient démontrer la démence!
Dans bien des cas, le malade ne se contente pas d'exagérer la vérité, il invente des faits complètement faux; mais bien qu'imaginaires, ceux-ci ne sont pas encore invraisemblables. Tout ce qu'il dit n'est pas vrai pour lui, mais pourrait l'être pour un autre. S'il est artiste, il se vante d'avoir été couvert d'applaudissements dans les plus grands théâtres, et d'avoir 100 000 francs d'appointements. Il se parera du ruban rouge, ce qui pourra lui attirer quelques désagréments; il racontera des campagnes qu'il n'aura jamais faites et des voyages qu'il n'aura jamais entrepris, et cela sans vergogne, devant sa famille qui sait très bien qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. Il ne parlera que de banquets superbes, d'habits chamarrés, de plaques, de pierreries. Il écrira aux hommes politiques, aux souverains.

Un de ces malades, ayant quelque argent, commandait, dans un grand restaurant de Paris, des dîners somptueux et il y invitait les présidents des Chambres, les ministre, les cardinaux et les maréchaux. Il était navré de se trouver toujours seul devant son couvert.
Un autre invite un jour tous ses amis à un grand dîner pour fêter sa décoration. Or, le lendemain, l'Officiel était muet, et il le resta toujours sur ce point.
Mme B..., enfermée à Sainte-Anne, avait l'habitude de présenter des vœux, le jour de l'an, au pape, au roi d'Italie, à M. Grévy et à M. Gambetta. Laissez-moi vous lire deux de ses lettres.
Voici ce qu'elle écrivait au président de la République:

Monsieur le président,

Ce matin, je demandais à Dieu le fils pourquoi je ne pouvais chasser le chagrin de mon esprit; ce père tendre m'a répondu: « Enfant, du royaume le temps vient et il est venu où nul homme n'enseignera plus et où tout homme sera enseigné par lui même. Répète devant moi et devant tous les anges ce que c'est que la religion. »
...
Voilà, cher et aimé président, ce que le chef suprême m'a recommandé de vous écrire; vous excuserez mon brouillon, car il fait chaud et je ne suis pas à mon aise à Sainte-Anne pour écrire.
Veuillez, je vous prie, monsieur le président, offrir mes sentiments les plus délicats et les plus affectueux à votre famille et, pour vous, agréez les sentiments les plus respectueux de celle qui se dit sans crainte,

La République française,
Marie B...

Le même jour, elle envoie la lettre suivante:

A Sa Majesté le roi d'Italie, au château Saint-Ange, Rome.

Cher fiancé,

Quels souhaits formerai-je pour vous au commencement de cette année: ceux de bien comprendre les devoirs que nous avons à remplir.
Il y a un proverbe qui dit que c'est la persévérance qui couronne l'oeuvre, je m'aperçois que cela est très vrai, car, me trouvant le 24 décembre à l'école des trois personnes divines, voici les conseils que j'ai reçus:
« Ecris, enfant, que c'est le jour que je t'ai envoyée à Lourdes que j'ai fixé pour ton mariage avec le roi d'Italie, jour auquel je prendrai aussi des engagements sacrés avec la France. Que le souverain pontife se rassure, n'es-tu pas cet ange qui était assis sur la pierre du sépulcre! Écris que tu n'as plus que quelques semaines d'études et que tu pourras parler avec assurance; que le vote guidé par le Saint-Esprit pourra toujours suivre tes enseignements et qu'ainsi la paix promise aux hommes de bonne volonté leur sera donnée. »
Cher et aimé roi, j'espère que vous ferez vos préparatifs pour ce jour et que je n'aurai que peu de chose à m'occuper. J'ai été très contente de voir votre frère le duc Amédée, ce n'est pas la bonne volonté qui m'a manqué pour aller l'embrasser, car je ne sais si je l'aimerai comme un père ou comme un frère.
Veuillez faire part de ma lettre au Saint-Père; dites-lui que je n'ai pas permission de lui écrire, étant à Sainte-Anne, mais que j'attends de lui ce qu'un enfant, une fille peut espérer de son père. En attendant, cher et majestueux roi, en attendant le jour que vous viendrez, croyez à l'affection d'un ange qui veut son château.

Votre amie et fiancée,
Marie B...

C'est à dessein, messieurs, que je vous ai lu ces lettres, bien qu'elles soient un peu longues; vous y voyez un caractère bien net du délire des paralytiques. Il n'est pas systématisé.
Voilà une femme qui écrit aux souverains, qui veut les épouser et qui a très bien la conscience qu'elle habite un dortoir de Sainte-Aune, qui le leur dit; un monomane le cacherait avec soin. Demandez à un paralytique ce qu'il possède; il vous dira qu'il est banquier et qu'il a 50 millions! Demandez-lui ce qu'est sa femme, il vous répondra tranquillement qu'elle fait des ménages ou qu'elle est fruitière. Il ne ment que pour lui, que pour exalter sa personnalité.

M. C..., âgé de trente-six ans, est corroyeur de son état; il a des millions, la terre est couverte de ses châteaux, mais ce dont il est le plus fier, c'est son appétit: il mange un bœuf à chaque repas et vide d'une gorgée un baril de cidre. Il a aussi ses prétentions artistiques, compose, fait des roulades, danse des pas et reste des heures dans des poses et des attitudes de théâtres.
Nous voici arrivés à l'absurde. Il caractérise la troisième période du délire paralytique des grandeurs.
Ici, plus rien n'arrête le malade; il est au milieu des exagérations les plus colossales, les plus invraisemblables. Il s'attribue sans limite les honneurs, les joyaux, les trônes; il est roi, pape, empereur, Dieu lui-même ou maître de Dieu.
Il justifie bien la description du poète:

J'étais le riche Eucrate
Et je nageais dans des flots d'or;
De l'or partout sur ma robe écarlate,
Dans mes cheveux tressés et dans ma barbe encor.
Mes bains, mes celliers et mes caves,
Tout était d'or; dans l'or je buvais, je mangeais;
Sur un lit d'or je me couchais,
Avec un spectre d'or je battais mes esclaves.

Ici encore, il me faudrait vous raconter l'histoire de chaque individu pour vous donner une idée de la variété des absurdités grandioses dans lesquelles peut tomber notre malheureuse intelligence.
Un artiste de quarante-huit ans, ancien acteur de province, a été tellement sifflé qu'il en a perdu la tête. — Il est ténor à l'Opéra et y touche 100 000 francs par jour: ses costumes de théâtre sont en diamant, et M. de Rothschild est uniquement occupé à gérer sa fortune.
Un simple huissier est directeur de tous les journaux du monde. Il va faire un pont par-dessus l'Atlantique, entre le Havre et New-York.
Un cordonnier est général, empereur et roi; il est le cousin du Tsar et le frère de la reine Victoria. — Il avoue pourtant qu'il est bottier, mais il ne chausse que M. Coquelin et Mme Sarah Bernbardt.
Un tanneur a reçu de M. Gambetta 100 mitrailleuses. Il a anéanti une armée allemande de 1 500 000 hommes; il est nommé commandeur de la Légion d'honneur, député, avec 200 000 francs d'appointements.
Un autre donne des leçons de tambour; il a 50 000 élèves qui le payent chacun 10 000 francs l'heure.


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