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Le délire des grandeurs - Partie 2

Revue scientifique

En 1886, par Regnard P.

L'expression et l'intensité de ce singulier état d'esprit peut se prendre dans la cohue du vernissage. A ce compte l'amour du chic (que la Sorbonne me pardonne ce mot) ne serait que la forme la plus atténuée du délire des grandeurs.
J'en ai dit assez sur cette étiologie et j'ai hâte de quitter les considérations générales pour en venir à l'exposé même de mon sujet.

Il y a deux espèces de fous qui manifestent leur maladie par de la folie vaniteuse, et leur manière de procéder est si différente, la terminaison de leur maladie si opposée que je dois dès l'abord les séparer nettement.
Les uns sont de simples monomanes, qui tantôt guérissent, tantôt finissent une longue et pénible existence dans une démence plus ou moins prononcée.
Les autres, bien plus frappants, évoluent en quelques mois. Bruyants, violents, sans suite dans leurs idées, ils marchent rapidement vers une déchéance morale et physique qui se termine toujours par la mort: ce sont les paralytiques généraux.
Les premiers ont un délire raisonné, conséquent, suivi, pas toujours évidemment absurde. Ils arrivent à en imposer aux autres, à se faire quelque temps prendre au sérieux, jusqu'à ce qu'un jour ils dépassent la mesure.
Les autres sont d'emblée incohérents, ridicules, exagérés au point de ne pouvoir tromper l'interlocuteur le plus naïf.

Le début des deux formes est également très dissemblable. Voyons d'abord comment se développe la simple monomanie vaniteuse. On ne s'attendrait guère à cela, mais elle est la suite habituelle, logique et presque nécessaire d'une période de folie mélancolique, d'une croyance à la persécution. Foville et Magnan ont beaucoup insisté sur ce singulier processus.
Pendant une période que les auteurs appellent incubation, et qui peut durer fort longtemps, le malade est seulement inquiet. Il change de caractère, il est irascible, il attribue aux événements qui se passent autour de lui une importance qu'ils sont loin d'avoir. La famille ne soupçonne guère ce qui va survenir et s'étonne seulement de la versatilité ou de la singularité des idées qu'elle entend professer.
Bientôt un phénomène nouveau se produit, c'est l'hallucination: le malade entend des injures que personne n'a dites; il trouve à ses aliments des odeurs, des goûts qui, en réalité, n'existent pas. Je me souviens d'avoir vu dans un restaurant, il y a quelques années, un monsieur qui alla brusquement souffleter un de ses voisins qu'il ne connaissait pas. Il venait d'entendre cette personne proférer contre lui une injure déshonorante: il était pourtant constant que personne n'avait rien dit. Les journaux fourmillent de faits analogues.
Bien souvent c'est à travers les murs que l'aliéné entend des voix: il devient alors persuadé que des gens sont cachés autour de sa maison, qui lui en veulent, le guettent et vont lui nuire. Le goût amer que l'hallucination lui faisait trouver à ses aliments devient bien simple, on met dans ses aliments du poison ou pis encore.
Le malheureux, pourchassé par des ennemis imaginaires, par la police, les mouchards, quelquefois par l'électricité ou le magnétisme, comme nous le montrait encore un procès récent, ne sait où donner de la tête. Il soupçonne les siens, le gouvernement, et, un beau jour, il va au parquet faire quelque dénonciation ridicule qui ouvre enfin les yeux de son entourage.

D'autres fois, l'esprit malade suit une autre voie. Pour que tant de choses injustes puissent se passer, se dit l'aliéné, pour que dans notre état social un homme puisse être tourmenté comme je le suis, il faut que des gens bien haut placés s'en mêlent, que des personnages bien puissants soient dans tout cela.
Vous le voyez, messieurs, voilà le délire vaniteux qui se crée.
Mais si des personnages influents s'occupent de moi, continue logiquement le malade, c'est donc que j'en vaux la peine, je ne suis donc pas le simple bourgeois que je croyais être. L'importance même de ma personne résulte évidemment de l'importance de mes chagrins et de ceux qui me les infligent, et si je vis humblement, c'est qu'on m'a dépouillé des apanages auxquels j'avais droit. Laissez aller l'imagination malade, et voilà notre homme qui se croit le fils de Louis XVI, le duc de Reichstadt, un Rothschild déshérité. Les plus modestes se disent députés, irrégulièrement invalidés.
A partir de ce moment, la folie prend un caractère très net, c'est un mélange de vanité et de persécution, les hallucinations continuent et s'accommodent à cette tournure nouvelle. L'aliéné marche la tête haute; il a l'air fier, le ton protecteur; il répond lentement aux questions qu'on lui adresse; ou bien, au contraire, il est bavard, loquace; il expose à tout venant sa situation, ses projets, ses systèmes.
Mais ce qui frappe surtout, c'est la logique étonnante avec laquelle il arrange ses inventions. Si absurdes qu'elles soient, il les rassemble, les coordonne; le prend-on en flagrant délit de mensonge, il trouve des raisons quelquefois fort ingénieuses pour se retourner. Il y a une suite réelle dans ses absurdités; son délire est systématisé; ses actions, de tous les instants, en sont le résultat nécessaire; il accommode son costume, sa nourriture à son nouvel état.
La plus étonnante création qui nous ait été donnée de ce type, c'est l'immortel don Quichotte. Il est chevalier, il lui faut une armure; il la fait en carton; qu'importe, il la voit brillante et solide; l'armet de Membrin n'est qu'un plat à barbe, mais il l'a dénommé une première fois autrement et cela lui suffit. Il rétablira la justice dans le monde, battra les géants et restera invinciblement fidèle à sa beauté imaginaire d'une servante du Toboso. La première idée délirante admise, tout s’enchaîne forcément, et il n'y a pas jusqu'à ce pauvre Sancho qui attend son île et qui, avec des moments de retour à la raison, ne nous donne un modèle frappant de cette contagion par approche de la folie, dont nous retrouvons aujourd'hui de si fréquents exemples.

On peut dire que c'est à Cervantes que nous devons la plus admirable description de la monomanie vaniteuse: l'aliéniste le plus scrupuleux ne le renierait pas.
Pour vous donner une idée même incomplète de l'extraordinaire activité de l'intelligence de l'aliéné ambitieux, pour vous faire saisir toutes les formes que peuvent prendre ses conceptions extravagantes, il me faudrait vous faire l'histoire de chacun d'eux.
Cela est impossible, et je dois me résoudre à vous citer quelques cas que j'ai moi-même observés ou qui m'ont été obligeamment communiqués par M. Magnan, médecin de l'asile Sainte-Anne, et par M. Luys, mèdecin de la-Salpêtrière.
Chez le délirant chronique ou chez l'aliéné héréditaire, le délire vaniteux est le plus souvent artistique, scientifique, littéraire ou politique. L'aliéné a tout d'abord bien trop encore la possession de lui-même pour se prétendre roi, empereur ou riche à millions; avec de pareilles folies, les faits ne pourraient se mettre en série, les contradictions seraient beaucoup trop frappantes. Au contraire, il est toujours possible au plus humble de se croire et de se dire un génie méconnu, un poète incompris, un homme politique injustement délaissé. Une fois cette première donnée acceptée, le reste va de soi.
Vous allez vous en apercevoir, du reste, par l'exposé de quelques faits.

J'ai connu, il y a dix ans, une femme qui, de son métier, était épicière à Montrouge. A la suite de mauvaises affaires, elle en vint à se faire brocanteuse et marchande de méchants tableaux. Ces deux professions furent le point de départ d'un délire des plus singuliers. Elle s'imagina qu'elle était un grand sculpteur et qu'elle avait inventé un procédé nouveau, la sculpture en sucre. En effet, le but de ses efforts était de se procurer un gros morceau de cette substance et, au moyen d'un canif ébréché, elle arrivait à lui donner l'apparence plus ou moins lointaine d'une tête, d'un torse.
Vous comprenez qu'une telle innovation n'avait pu être faite sans attirer l'attention du public, aussi Mme E... avait-elle reçu de différents souverains de nombreuses décorations qu'elle portait sur sa poitrine. Elle avait aux doigts des bagues en fil de fer, dans lesquelles elle avait soigneusement enchâssé des morceaux de verre ou des billes; elle était coiffée d'un chapeau à grandes plumes, à son cou pendait un collier de marrons d'Inde enfilés dans un cordon. Je vous présente, d'ailleurs, son portrait, tel qu'elle a bien voulu me l'offrir. Mme E... se croyait aussi un grand peintre; malheureusement je ne puis rien vous montrer d'elle, car elle ne peignait qu'à fresque. Elle charbonnait sur tous les murs, et, comme elle manquait de couleurs, elle les remplaçait par de l'encre, du vin et de la boue. L'architecte de la maison la considérait comme une plaie.
Un jour, désireux de conserver un de ses ouvrages, je lui apportai le sommet d'un pain de sucre. Elle en tailla un vase, qu'elle eut la délicatesse de m'offrir rempli de fleurs cueillies dans le jardin de la section. Dans la crainte de voir ces fleurs se faner, elle eut la malencontreuse idée d'y mettre de l'eau, et c'est ainsi que périt en quelques minutes cette oeuvre magistrale.
Mme E... était artiste. Écoutez maintenant l'histoire d'un savant.

M. Gustave H... est à la fois un épileptique et un délirant, car, hélas! dans cet ordre d'idées, le cumul n'est pas interdit. C'est un grand astronome: depuis sept ans, il étudie la structure du soleil et des astres, aussi loge-t-il toujours sous les toits, pour pouvoir observer la nuit et de façon à être plus près de la voûte céleste. Il ne s'exprime d'ailleurs que par parabole. « La justice est juste, dit-il, le plus petit est le plus grand, le plus bas le plus haut, le plus malheureux le plus heureux. »
Depuis sept générations, une somme d'argent énorme s'accumule à son intention et afin de l'indemniser de ses travaux.
Il a construit un télescope, qui n'est autre chose qu'une pomme de fanage en zinc dont la pointe est percée d'un petit trou. Il passe ses journées à observer: il voit derrière le soleil, il cherche le point de centre qui lui permettra de tirer dans un carré autant de points que dans une boule. Il compte arriver à l'Académie française.
Il a des hallucinations de l'ouïe, et, chose à la fois curieuse et rare, elles sont différentes, suivant l'oreille par où elles lui arrivent. Par son oreille droite, un mauvais génie l'appelle sans cesse: tête de cochon, hure de cochon. Pendant qu'a gauche un bon génie lui dit: Prends patience, continue; c'est très bien ce que tu fais, etc.

Les poètes ne sont pas rares parmi les aliénés chroniques et les héréditaires: il n'est pas de jour où un directeur d'asile ne reçoive quelque hommage ou quelque cantate en son honneur. On en trouve quelques-unes qui ne sont pas absolument déraisonnables, et à côté d'elles, on en rencontre qui portent les traces de la plus absurde démence.
Voici, d'abord, une lettre écrite à la vierge Marie par un droguiste enfermé à Sainte-Anne.

Sainte-Anne, le 26 février 1880.

Madame,

Veuillez agréer l'hommage
De ce modeste sonnet
Et le tenir comme un gage
De mon sincère respect.

SONNET.

Souvenez-voue, reine des dieux,
Vierge des vierges, notre mère,
Que vous êtes sur cette terre
L'ange gardien mystérieux.

Soyez le mien dans tous les lieux,
Ayez pitié de ma misère;
Que sous votre aile tutélaire
Je goûte vos dons précieux.

Ainsi sous votre sainte égide
De mes jours la trame rapide
S'effilera dans le bonheur.

Et mon âme, à vous consacrée,
Entrant dans la voûte sacrée,
Paraîtra plus pure au Seigneur.

Le même adresse à M. Magnan une longue pièce de vers sur une représentation dramatique qui vient d'avoir lieu. Il l'accompagne de ce gracieux envoi.

Vénéré docteur,

L'estime et la reconnaissance
Sont la seule monnaie du cœur
Dont votre pauvre serviteur
Dispose pour la récompense
Qu'il doit à vos soins pleins d'honneur.

Recevez donc cet humble hommage,
Docteur admiré, révéré,
Et j'ajouterai bien aimé,
Si vous vouliez tenir pour gage
Qu'en cela du moins J'AI PAYE.

Un autre semble avoir pour son médecin beaucoup moins de vénération et de reconnaissance. Il a composé une satire de cent vingt alexandrins dont je vous fais grâce, mais dont quelques vers sont assez bien tournés.

Les médicastres sans vergogne
Qui changent en sale besogne
Le plus sublime des mandats,
Ces infâmes aliénistes,
Qui, reconnus pour moralistes,
Sont les pires des scélérats!
Ils détruisent les écritures
Pour maintenir les impostures
Des ennemis du bien public.
Ils prostituent leur justice
Pour se gorger du bénéfice
De leur satanique trafic.

Tout ceci se tient encore, mais que dire de cette œuvre que ne renieraient pas nos poètes les plus décadents, les plus déliquescents?

Corps médical universel,
Céleste partie des sciences,
Du jardin plantage solennel,
Sur notre globe qu'en notre France.

Laissant rouler ses ondes
Dans son horizon scientifique
Qui vient se fourrer dans le monde
Avec ses flots diagnostiques.

Et dès que sa matinale aube
Précède la pathologie,
Tout à l'entour de notre globe
Se Joint à la physiologie.

Et cela continue pendant quatre grandes pages.
Il semble difficile de faire mieux dans le genre, et pourtant tout cela est dépassé par les actes et les œuvres d'un aliéné, célèbre aujourd'hui dans nos asiles et dont l'histoire est trop intéressante pour que je ne vous en dise pas un mot.
« Dans la matinée d'hier, dit un journal, un rassemblement s'est tout à coup produit au coin de la rue des Vinaigriers. Un homme de soixante ans environ, portant de très longs cheveux gris et une grande barbe, coiffé d'un casque en fer-blanc, avec arabesques multicolores, inscriptions latines et flots de dentelles, portant de grandes guêtres jaunes, une aube blanche en étoffe de rideaux et une grande couverture de laine, déclamait avec une remarquable facilité. — J'arrive de Carpentras, disait-il, et je viens pour sauver la France, l'Église et le monde.
Conduit chez le commissaire de police, il déclara s'appeler l'abbé X..., prêtre interdit depuis vingt-quatre ans. Il a été admis d'urgence dans une maison de santé. »
Né dans le Midi, l'abbé X... était d'une famille d'aliénés, ou du moins tous ses ascendants et collatéraux étaient bizarres ou excentriques; nous pouvons donc le compter parmi les héréditaires. Dans sa jeunesse, il reçut d'un curé du voisinage quelques leçons de latin et il fut dirigé sur le grand séminaire, bien que ce ne fût pas à coup sûr sa vocation, car il y fut d'une indocilité rare. Ordonné prêtre, néanmoins, il fut placé dans une grande paroisse où il se montra insupportable: il était sans cesse en discussion, se déclarant le premier de tous, voulant toujours avoir raison. Il se livrait à des taquineries insensées contre ses collègues. Sorte de Panurge, il cachait, au moment des messes, les ornements ou les livres de l'officiant, et le laissait fort en peine. Un jour, il revêtit les habits sacerdotaux et, dans cette tenue, il alla danser autour de la tombe de son père, criant, hurlant et gesticulant.


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