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La question des criminels - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1881, par Le Bon G.

Loin de diminuer avec les progrès de la civilisation, cette classe de criminels tend chaque jour à devenir plus nombreuse. A aucune époque peut-être de l'histoire, les lésions acquises du système nerveux, lésions qui peuvent ensuite se transmettre par hérédité, n'ont été aussi fréquentes qu'aujourd'hui. Les excitants physiques et moraux de toutes sortes, le tabac, l'alcool, le travail excessif, l'ambition de parvenir, les excès, etc., ont augmenté d'une façon inquiétante le nombre des individus atteints d'affections du système nerveux. On caractériserait facilement notre époque en l'appelant l'âge des excités. Au temps des croisades et pendant tout le moyen âge, il y eut également surexcitation du système nerveux; mais la surexcitation, au lieu de porter sur des fonctions très diverses, ne portait guère que sur une catégorie très limitée d'idées, les idées religieuses ce fut l'âge des hallucinés.

Pour en revenir aux criminels par lésions acquises du système nerveux, il est fort important de faire remarquer que ce ne sont pas seulement les lésions du cerveau ou de la moelle épinière qui peuvent avoir pour conséquence des troubles intellectuels profonds et des actes criminels; celles qui atteignent les organes des sens peuvent avoir des résultats identiques.

Aussi, bien que l'aliénation ait le plus souvent pour cause l'altération des centres nerveux chargés de la conservation ou de l'élaboration des impressions sensorielles, elle a fréquemment aussi pour origine l'altération des appareils des sens qui reçoivent ces impressions. On a vu des individus, devenus aliénés après avoir perdu la vue, recouvrer la raison lorsqu'une opération leur eut rendu la vision détruite. Sur cent vingt aveugles examinés par le Dr Dumont, trente-sept, c'est-à-dire à peu près le tiers, présentaient des désordres intellectuels, variant depuis l'hypocondrie jusqu'à la manie, avec hallucinations et démence. Les lésions des sens qui, en apparence, devraient avoir le moins d'action sur nos idées, comme le toucher, par exemple, peuvent également devenir l'origine de troubles intellectuels fort graves. Le Dr Auzouy a rapporté l'histoire curieuse d'un jeune homme très intelligent et d'excellent caractère qui, à la suite d'une anesthésie de la peau, devint indiscipliné et d'une conduite telle qu'on fut obligé de le faire enfermer dans l'asile de Maréville. Un traitement convenable ayant ramené la sensibilité cutanée, les dispositions morales reparurent telles qu'elles étaient d'abord. Il éprouva ensuite à diverses reprises plusieurs périodes d'insensibilité de la peau, dont l'apparition était immédiatement suivie de la manifestation des mauvais instincts qui l'avaient fait enfermer.

Les altérations des sensations d'origine interne, c'est-à-dire des sensations qu'éprouvent les principaux viscères, peuvent également être l'origine de perturbations intellectuelles plus ou moins profondes. C'est ainsi, je crois, qu'on peut expliquer les troubles de l'intelligence, allant souvent jusqu'à l'aliénation, qu'on observe chez les femmes enceintes, le délire que l'on remarque chez les enfants qui ont des vers intestinaux, les changements d'humeur et de caractère constatés chez les individus dont certains viscères, le foie, la prostate et l’urètre notamment, sont lésés. Esquirol rapporte le cas d'un individu atteint d'une manie aiguë et furieuse causée par la présence d'un ténia et qui guérit immédiatement après qu'un traitement approprié l'eut débarrassé de son parasite. Une année après, les accès de manie ayant reparu, le même traitement vermifuge le débarrassa à la fois d'un nouveau ténia et de ses accès. Brown-Séquart a cité l'exemple d'un enfant de quatorze ans présentant du délire produit par un fragment de verre qui séjournait inaperçu dans l'orteil depuis quelques années. Lorsqu'on pressait sur l'organe malade, le délire augmentait; il disparut complètement lorsque le morceau du verre fut extrait.

J'examinerai plus loin quel est au point de vue social, c'est-à-dire au point de vue exclusivement pratique, le degré de responsabilité des diverses classes de criminels dont je viens de parler. L'examen théorique serait tout à fait sans intérêt pour des psychologistes parfaitement convaincus, je suppose, que l'homme se conduit d'après son organisation et d'après le milieu où cette organisation fonctionne. Supposer qu'un criminel ou un homme vertueux aient pu agir autrement qu'ils ne l'ont fait, c'est admettre par le fait même de cette hypothèse une organisation et des circonstances autres que celles qui les ont fait agir, et changer par conséquent la série des antécédents qui ont engendré le crime ou l'acte vertueux. Pour se représenter saint Vincent de Paul découpant en morceaux une vieille femme après l'avoir violée, il faut supposer à cet homme doux et charitable une organisation tout autre que celle qu'il possédait, c'est-à-dire se représenter un individu entièrement différent de celui qui fut saint Vincent de Paul. Aliénés ou non, nous commettons aussi fatalement le bien ou le mal que le fléau d'une balance dont les plateaux sont chargés de poids inégaux penche fatalement vers le plus lourd.

Mais je laisse de côté ces discussions théoriques. Elles pourraient prêter à des controverses qui seraient sans intérêt ici, puisque, quelle que soit l'opinion que l'on professe relativement au libre arbitre. les conclusions que nous formulerons bientôt sur les criminels ne sauraient nullement en être atteintes. Je ne veux aborder dans ce travail que des questions pratiques, et, à ce point de vue, mon terrain est trop sûr pour que je ne tienne pas à m'y maintenir. Tout ce que je viens de dire de la constitution mentale des criminels n'implique nullement comme nous le verrons bientôt l'inutilité de la répression des crimes. Cette répression est au contraire indispensable pour tous les criminels, et surtout pour cette classe si nombreuse dont nous avons parlé, qui n'est arrêtée que par la crainte de la répression. Pour tous, aliénés ou sains d'esprit, la répression doit exister; mais avec les progrès de la science moderne elle doit se transformer entièrement.


III

La question que nous venons de traiter au point de vue médical et psychologique, nous devons l'étudier maintenant au point de vue juridique et social.

En théorie, ces deux points de vue paraissent se confondre, car la loi est faite théoriquement par et pour la société mais en pratique il en est tout autrement. Sans doute, la loi n'est guère que la formule écrite de l'opinion et correspond bien, quand elle se produit, aux besoins de la société où elle prend naissance; mais, conservatrice par nature, elle retarde toujours sur l'opinion. Or, comme l'opinion n'adopte elle-même qu'assez tard les nécessités qu'engendrent certaines transformations sociales, il en résulte que des lois d'abord tout à fait adaptées aux besoins de certaines époques ne le sont plus ensuite aux besoins de certaines autres. Elles finissent alors par devenir tout à fait nuisibles, après avoir été primitivement fort utiles. L'intérêt juridique et l'intérêt social, d'abord identiques, puis séparés, finissent par se combattre. Il en fut ainsi à tous les âges, mais plus particulièrement aux époques de progrès rapides comme aujourd'hui.

Notre législation criminelle se trouve précisément dans cette phase où la loi n'est plus en rapport avec les besoins de la société qu'elle est appeler à régir. Le magistrat qui juge en prenant, comme il doit le faire, la loi pour guide, juge dans un intérêt qui est sans doute l'intérêt de la loi, mais qui n'est plus celui de la société.

Pour bien saisir l'esprit philosophique de notre législation relativement aux criminels, il est nécessaire de remonter à ses racines réelles et avoir présent à l'esprit l'enchaînement de ses transformations successives. Sur l'histoire de cette évolution, les livres de droit classiques sont profondément muets. Au delà de la loi des Douze tables, il n'y a plus pour eux que la nuit des temps. Je ne veux pas assurément recommencer ici un historique dont j'ai déjà tracé l'esquisse dans le chapitre consacré à « l'évolution du droit » de mon ouvrage L'homme et les sociétés, leurs origines et leur histoire; mais il est nécessaire pour le but que je me propose de rappeler en quelques mots que le droit de punir fut d'abord chez tous les peuples le droit pur et simple de vengeance, droit primitivement exercé par l'offensé ou sa famille et plus tard par la société elle-même. A la vengeance par la peine du talion, à l'œil pour œil, dent pour dent de la Bible et de tous les anciens codes, se substitua plus tard une compensation pécuniaire. Le sens primitif du mot peine dans son origine grecque ou latine (poena) signifie simplement compensation. Le crime en lui-même n'avait rien de déshonorant; c'était un simple dommage. La vengeance étant satisfaite par la compensation, le coupable n'était pas plus atteint dans sa considération que ne l'est aujourd'hui le directeur d'une ligne de chemin de fer lorsqu'il a indemnisé les victimes d'un accident. Dans la loi anglo-saxonne, la vie de chaque homme, les dommages moraux ou matériels qu'il peut souffrir étaient évalués à une somme d'argent variable suivant son rang.

Notre idée moderne de crime n'existait donc pas dans les codes primitifs, au moins en ce qui concernait les individus; elle n'y apparaît que pour les offenses atteignant toute la tribu ou les dieux de la tribu. Dans une forme d'évolution plus avancée, on reconnut que la société était toujours plus ou moins lésée par les torts des particuliers à l'égard les uns des autres, et que le meurtrier, le voleur, l'incendiaire était fort dangereux en réalité pour tous. La société arriva alors à se substituer à l'individu dans la poursuite du châtiment, et à la vengeance par simple dédommagement pécuniaire s'ajouta ou se substitua un châtiment prononcé au nom de la communauté et qui nécessairement atteignait le coupable dans son honneur et sa considération. La simple compensation pécuniaire pour la plupart des actes que nous qualifions aujourd'hui de crimes persista cependant longtemps. A la chute de l'empire romain, elle avait disparu à peu près de la loi latine, mais elle reparut au moyen âge avec l'invasion des peuples qui en étaient encore à cette phase d'évolution de l'ancien droit.

A cette antique notion de vengeance sous une forme quelconque (talion ou compensation) exercée d'abord par l'individu offensé, puis par la société, s'est substituée dans les temps modernes l'idée que les lois ne sont pas instituées pour venger les sociétés, mais pour les protéger en corrigeant les coupables, et refréner la tendance au crime par l'exemple du châtiment.

Si les codes modernes étaient réellement écrits sous l'influence de tels principes, ils seraient probablement parfaits; mais ce qui se dégage de leur lecture attentive et de l'examen des conditions dans lesquelles ils sont appliqués, c'est beaucoup plus la vieille notion de vengeance que celle de protection, et en réalité la seconde est à peu près entièrement sacrifiée à la première. Elle l'est même à ce point que, pour satisfaire à cet occulte besoin de vengeance, nous avons recours à un système de punitions qui rend le coupable beaucoup plus dangereux qu'il ne l'était d'abord, comme le prouve la progression des récidives. Deux des buts théoriques cités plus haut, protéger la société et corriger les coupables, ne sont donc pas atteints. Seul, le troisième, effrayer par la crainte du châtiment, l'est peut-être dans une certaine mesure, mais en tout cas dans une mesure bien faible.

Tel est l'état réel de la législation criminelle au point de vue du droit. Voyons maintenant sa valeur au point de vue social.


IV

Nous ferons remarquer tout d'abord que nous pouvons considérer comme une vérité évidente qu'au point de vue de l'intérêt social, il importe peu que la « vindicte publique », comme disent les juristes, soit satisfaite, mais qu'il importe beaucoup que la société soit protégée. Est-elle protégée réellement? Recherchons-le.


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