Le mécanisme des perceptions inconscientes de l'hypnotisme

Revue scientifique

En 1889, par Fontan J.

Le phénomène des perceptions négatives ou inconscientes, chez les hypnotisés, encore appelé hallucinations négatives par M. Bernheim, ou anesthésie systématique par MM. Binet et Féré, a donné lieu dans ces derniers temps à des études fort intéressantes, mais encore forcément incomplètes et quelque peu divergentes. Le premier progrès à faire dans cette question consiste à adopter un terme unique et suffisamment clair, pour désigner ce nouveau groupe de phénomènes expérimentaux. L'expression de perception inconsciente, proposée dernièrement par M. Binet, est certainement la meilleure, parce qu'elle est à la fois la plus physiologique et la plus expressive.

Le titre étant bon, il est facile de constater que les faits qu'il caractérise sont incontestables; ils seront, du reste, avant peu incontestés.
Ce qui est encore loin à l'heure actuelle d'être élucidé, c'est le mécanisme même de ces actes singuliers d'inconscience sensorielle. Or il me semble que l'on peut dès à présent fixer quelques points de ce mécanisme par la méthode expérimentale. Les expériences et les réflexions suivantes sont peut-être de nature à apporter quelque lumière dans ce problème difficile.

J'endors un sujet, homme hystérique, qui m'a fourni de nombreuses et excellentes expériences, et de la bonne foi duquel j'ai cent preuves. Je lui suggère qu'il ne voit plus les objets de couleur rouge. Toute surface colorée en rouge doit être ignorée ou, si l'on veut, n'éveiller que des perceptions négatives. En effet, des écheveaux de laine, des fleurs, des papiers rouges ne sont pas vus, et le sujet persiste à voir, au travers de ces objets inaperçus, ceux qui sont réellement situés derrière. Mais si l'on observe attentivement le regard du sujet, on remarque qu'une surface rouge clair placée devant ses yeux provoque la contraction de la pupille; une surface rouge sombre en amène au contraire la dilatation. Ainsi l'objet que le sujet n'a pas conscience de voir éveille pourtant une impression, rétinienne d'abord, impression qui est transportée jusqu'aux centres nerveux (tubercules quadrijumeaux), puisqu'elle provoque en retour des contractions de l'iris.

On pourrait objecter que, dans cette expérience, les mouvements de l'iris ont été produits par l'intensité lumineuse de la surface éclairée, sans que la coloration, qui seule était désignée par la suggestion prohibitive, y ait aucun rôle; et que par suite l'homme, impressionné par le plus ou moins de lumière réfléchie dans son œil, n'a pas eu en réalité une impression, même négative, de la couleur rouge.
Mais l'expérience a été reprise et poursuivie de la façon suivante, afin de bien établir que l'impression du rouge, interdite par la suggestion, a bien été perçue, quoique masquée ou incomplétée par les centres supérieurs.

J'abolis de nouveau la perception du rouge, et je spécifie que cette abolition cessera au moment où je frapperai sur un timbre. Le sujet est conduit dans une chambre sombre, et il a devant lui un feu rouge. Il déclare ne pas le voir, quoique je le force à maintenir son regard dans la direction du foyer. Après quelques instants, je donne un coup de timbre, et au même instant j'éteins le fanal. L'homme déclare aussitôt voir une lueur verte.
Ainsi la perception du rouge se faisait, quoiqu'elle fût inconsciente, et les éléments nerveux trahissent après coup cette excitation par le phénomène qui suit ordinairement les impressions visuelles intenses: je veux dire la vision de la couleur complémentaire.

Cette expérience et d'autres du même genre que l'on peut faire sur la vision sont à mon avis plus instructives que diverses hallucinations négatives suggérées par d'autres auteurs. Elles se passent, en effet, dans un domaine physiologique assez bien connu, celui de l’œil, et permettent par suite d'analyser la perception inconsciente, bien mieux que ne le peuvent faire des suggestions purement psychiques.
Il y aurait sans doute trop de hâte à dire dès aujourd'hui jusqu'où remonte dans le cerveau la perception que l'hypnotisme a rendue inconsciente, à quel degré de la hiérarchie des centres superposés elle s'arrête. Mais on peut cependant établir que tout le tractus optique, rétines, nerfs, bandelettes, tubercules quadrijumeaux, fonctionne régulièrement, et que l'arrêt de fonction, l'inhibition, est vraisemblablement cortical.

Mais l'acte cortical lui-même est-il absolument aboli? Le défaut de conscience suffit-il à établir que les cellules corticales n'ont pas été actionnées? S'il en était réellement ainsi, ce serait une grande simplification. D'abord, on ne devrait pas accepter l'affirmation de M. Binet, lorsqu'il dit que, dans les perceptions inconscientes, le processus physiologique de la perception n'est pas altéré, la conscience étant seule abolie.
Il est bien évident que le processus physiologique reste incomplet, puisqu'il ne trouve pas son achèvement dans les centres psycho-sensitifs. On ne peut en effet soutenir qu'il y a intégrité physiologique chez un homme qui n'a pas conscience de l'objet qu'il perçoit. Dans ce cas, le délire, les hallucinations, ne dépendraient pas de lésions corticales et ne relèveraient plus que du psychologue. Mais il faut faire bon marché d'une dissidence qui n'est sans doute qu'apparente.
La plus grande difficulté n'est pas là, et je me demande si chez nos sujets, la perception muette est définitivement restée inachevée dans le centre cortical. En d'autres termes, nous ne savons pas en quoi consiste au juste l'inconscience d'un suggestionné.

Sous l'impassibilité d'un sujet qui déclare ne pas voir ce qu'on lui a défendu de voir, et qui se met très sincèrement dans la situation de celui qui ne voit pas, n'y a-t-il pas un enregistrement silencieux de la chose perçue, niée maintenant, mais que l'on avouera peut-être dans un instant? Évidemment beaucoup d'expériences établissent que cette inconscience actuelle n'est pas durable. Le souvenir de l'objet dont l'impression est restée négative peut être régénéré, soit par une nouvelle suggestion, soit par divers incidents. M. Bernheim, M. Liégeois et beaucoup d'autres en ont rapporté des exemples frappants. Mais il est un autre point plus obscur et plus difficile à traiter parce que les mots manquent: c'est la réalité même de l'inconscience. Je dirais volontiers sa sincérité vraie, si je ne craignais d'introduire ici la question de la simulation, qui n'a rien a faire avec ce que j'étudie.

Le suggestionné auquel on impose des suggestions négatives est-il bien réellement inconscient de ces négations? Dans bien des cas, sinon dans tous, sa conscience n'est que bâillonnée. Il a même, comment dirais-je? la conscience de son inconscience. Il est quelque peu le complice de l'imposture qu'on lui impose. C'est un rôle qu'il joue, sans pouvoir ne pas le jouer, mais avec l'arrière-pensée, muette et assoupie, qu'au fond ce n'est qu'un rôle. Non seulement il peut se faire qu'il réussisse, d'un moment à l'autre, à s'échapper de cette contrainte, mais même la spontanéité apparente avec laquelle il ment n'étouffe pas complètement le sentiment du mensonge qu'il est tenu de faire. On peut expliquer cela par un dédoublement temporaire de la personnalité. L'une des deux personnalités regarde impassiblement l'autre mentir; elle ne dit rien, mais n'en pense pas moins, et cela se retrouvera plus tard.
Ce dédoublement n'est, bien entendu, qu'une hypothèse, qu'une fiction rendant les explications faciles.

Quoi qu'il en soit, la plupart des phénomènes suggestifs, l'anesthésie hystérique, et surtout ce groupe bien défini des perceptions négatives, mettent en relief cette duplicité singulière des suggestionnés, qui les fait si injustement accuser de simulation.
Il est peu de faits aussi difficiles à analyser, car il n'est rien en soi de plus contradictoire qu'une inconscience qui se juge elle-même et qu'un mensonge que l'on fait de bonne foi. Aussi les personnes qui n'ont pas l'habitude de l'hypnotisme seront-elles fort étonnées d'une casuistique aussi compliquée. Mais la psycho-physiologie, comme le sphinx antique, réserve encore bien des énigmes à la sagacité des observateurs.

Ainsi, — car c'est là que je voulais en venir, — nous ne sommes pas sûrs de l'inconscience absolue de nos sujets, même dans les cas de perception négative les mieux établis. Par suite, dans ces expériences, la lacune qui persiste, dans la partie psychique de la perception, reste bien faible et occupe tout à fait le sommet de la hiérarchie des centres superposés. Elle n'en est pas moins une lacune physiologique.

Pour me résumer, je formulerais volontiers ces propositions: les perceptions inconscientes sont des faits bien établis et faciles à réaliser chez les suggestionnés.
L'inconscience n'est ordinairement ni très persistante, ni absolument vraie (toute simulation mise à part).
Les actes nerveux périphériques et cérébro-ganglionnaires s'accomplissent régulièrement dans ce groupe expérimental.
Les actes corticaux seuls restent incomplets.


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