Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Etat mental des aphasiques - Partie 1

Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie

En 1902, par Vigouroux A.

Dans quelle mesure l'aphasie organique provoque-t-elle, par l'altération du langage intérieur, un affaiblissement intellectuel tendant plus ou moins nettement vers la démence? Voilà la question qui est l'objet de cette revue critique.
Les travaux publiés sur l'aphasie sont très nombreux; leur nomenclature ne tiendrait pas dans les pages qui sont réservées à mon article, et la plupart touchent de près ou de loin au problème qui nous occupe. Il m'est donc impossible de les analyser tous. Mon choix a porté sur les plus significatifs, sur le petit nombre de ceux qui ont précisé les principales phases de la question. Ma bibliographie sera donc courte et presque exclusivement française.
Je dois encore indiquer que les aphasies fonctionnelles hystériques ne rentrent pas dans le cadre de cette étude.

L'état de l'intelligence chez les aphasiques a été diversement apprécié. L'influence des théories régnantes, la complexité des troubles observés, la difficulté de l'appréciation de l'état mental des malades privés de la parole, expliquent facilement ces divergences d'opinion.
On peut toutefois — en schématisant un peu — ramener à quatre les doctrines principales qui ont plus ou moins successivement régné dans les esprits. L'aphasique fut d'abord pour Broca un malade ayant conservé l'intégrité de son intelligence et chez lequel le langage seul était troublé; puis il devint pour Trousseau un anémique dont toutes les facultés intellectuelles étaient par contre-coup affaiblies; et on alla même jusqu'à proposer de considérer l'aphasie comme devant entraîner ipso facto une diminution de la capacité civile; avec les travaux de Wernicke, Kussmaul et Charcot, le syndrome aphasie se dissocie, le langage intérieur devient un phénomène de reviviscence des différentes images des mots, et la destruction de l'un ou l'autre des centres spécialisés du langage produira différentes variétés d'aphasies entraînant un déficit intellectuel variable suivant le type individuel (auditif, visuel, moteur). Enfin M. Déjerine a combattu cette analyse trop délicate, il n'admet pas l'indépendance du centre du langage, ni l'existence des types psychiques individuels. Pour lui, tous les individus sont des auditivo-moteurs, et une lésion corticale d'un des points de la zone du langage entraîne des altérations dans tout le langage intérieur.

Dans les premières descriptions de l'aphasie, l'intégrité relative de l'intelligence avait surtout frappé les observateurs: si l'aphasique ne parle pas, c'est que les moyens d'exprimer ses idées lui manquent, et non parce qu'il n'a pas d'idées.
« Ils entendent, disait Broca, et comprennent tout ce qu'on leur dit et ont leur intelligence... et ceux qui ne savent pas ou ne peuvent pas écrire ont assez d'intelligence (et il en faut beaucoup en pareil cas) pour trouver le moyen de communiquer leurs pensées ». C'est la conservation de l'intelligence qui permet de distinguer les aphasiques des alogiques de M. Proust « qui ne parlent pas parce qu'ils ne pensent pas, parce qu'ils n'ont pas d'idées; ils sont dans le coma, la stupeur, la démence. Dans l'aphasie, la pensée persiste, le langage d'action persiste; mais le langage artificiel est altéré ».
D'autres auteurs, en vertu des doctrines spiritualistes, croient à l'indépendance absolue de la pensée et de la parole et à fortiori de la pensée et des organes de la parole; ils sont amenés à admettre l'intégrité de l'intelligence dans l'aphasie. Lordat donne son observation et cite son propre exemple: frappé d'aphasie, il pouvait encore combiner des choses abstraites, les bien distinguer, sans avoir aucun mot pour les exprimer, et sans penser le moins du monde à cette expression « Il n'éprouvait aucune gêne dans l'exercice de la pensée ».
Mais Trousseau fait une étude magistrale de l'intelligence des aphasiques qu'il observe. Il les distingue d'abord nettement des paralytiques qui bredouillent, mais qui répondent aux questions par le mot propre: seule, la paralysie des organes de la parole les empêche d'articuler nettement; puis, des malades atteints de paralysie labio-glosso-laryngée, dont l'intelligence est complète et « qui ont, au service de leur intelligence, toutes les manifestations qui appartiennent à l'homme sain, à cela près de la parole dont l'embarras est proportionné au degré de paralysie des organes ».
Etudiant chez les aphasiques la mémoire, « cette faculté si importante de l'entendement », il constate qu'elle est lésée dans ses diverses modalités: il y a chez eux amnésie des mots qui servent à exprimer leur pensée, « amnésie, telle que le malade ne peut spontanément désigner un objet par son appellation, mais non telle qu'il ne se souvienne très bien du mot si on le prononce devant lui ». De plus, bien que la faculté motrice soit intacte, il y a oubli ou perte de la faculté de coordonner les mouvements d'articulation, et, cet oubli de l'articulation marche presque toujours de pair avec l'oubli de l'écriture.
La mimique elle-même est profondément modifiée et le malade, qui exprime spontanément par la mimique, la joie, la surprise, la douleur qu'il éprouve est dans l'incapacité de simuler un de ses sentiments, de faire semblant de pleurer ou de rire par exemple.
Trousseau observe, en outre, que la plupart des aphasiques qui lisent, relisent toujours les mêmes livres; il en déduit que « ou bien ils ne comprennent pas ce qu'ils lisent, ou qu'ils oublient immédiatement ce qu'ils viennent de lire, ce qui dénote un amoindrissement notable de l'intelligence. Un malade de Trousseau, rappelé par Peter, parle à merveille, écrit correctement, n'est pas amblyopique et peut ramasser une épingle par terre, cependant il ne peut plus lire même ce qu'il a écrit.
Trousseau observe encore que certains aphasiques (son malade Paquet par exemple) ne reconnaissent pas le nom de l'objet qu'on leur désigne et dont pourtant ils connaissent bien l'usage. Le même malade, qui lisait et semblait comprendre, était également incapable de tourner les pages à propos quand un autre lisait le livre à haute voix (surdité verbale).
De cette étude si minutieuse et si approfondie, Trousseau conclut que l'aphasique a perdu tout à la fois, à un degré plus ou moins considérable, la mémoire des mots, la mémoire des actes à l'aide desquels on articule les mots et l'intelligence; mais il n'a pas perdu toutes ses facultés parallèlement, et, si lésée que soit l'intelligence, elle l'est moins que la mémoire des actes phonateurs et celle-ci moins que la mémoire des mots ». « En résumé, dit-il, les aphasiques sont, pour l'intelligence, beaucoup au-dessous des autres hommes et surtout beaucoup au-dessous d'eux-mêmes, quand la comparaison peut être faite ».
Pour Trousseau, la physionomie intelligente et l'expression de leur visage donnent une impression fausse de leur état mental. La comparaison qu'il en fait avec « la limpidité du regard, la vivacité de l'intelligence qui brille dans les traits d'un chien auquel il semble ne manquer que la parole » est devenue classique. « Vous vous convaincrez que l'aphasique a, dans l'expression de son visage moins que le chien et l'on conviendra qu'il nous faut quelques signes de plus pour juger de l'intelligence d'un homme ».
Il considère également comme très sujet à caution le témoignage des malades après leur guérison. Celui de Lordat même lui paraît suspect, tant l'illusion est facile dans ces cas. Il rapporte, à ce sujet, l'exemple d'un peintre distingué qui lui fut présenté par M. Lancereaux. Ce malade prétendait avoir conservé l'intégrité de son intelligence, savoir bien lire, bien écrire et bien compter; et en réalité, il ne pouvait déchiffrer quoi que ce soit; en fait d'écriture il ne pouvait que tracer son nom, et en fait de dessin il ne pouvait pas crayonner une tête de bonhomme.
Mais si Trousseau considère l'intelligence des aphasiques comme affaiblie, il se défend avec énergie de la considérer comme disparue. « Aphasie et amnésie ne sont pas synonymes » et l'aphasique garde souvent l'aptitude à former les combinaisons si difficiles que demandent les jeux, il se souvient à merveille des choses passées il y a longtemps et il est souvent capable de conceptions étendues, plus élevées que celles des hommes peu éclairés et ignorants, qui pourtant s'expriment avec une parfaite facilité.


Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.