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Les calculateurs prodiges - Partie 3

Revue encyclopédique

En 1982, par Béligne A.

Jacques Inaudi vint pour la première fois à Paris en 1880; Broca, qui l'examina dans la séance du 4 mars de la Société d'Anthropologie, reconnut qu'il avait le front très droit, un angle facial très ouvert, mais il ne put se rendre compte de ses procédés.
Depuis, son intelligence et ses facultés se sont développées, et il nous est revenu cette année, capable non seulement de faire des opérations plus compliquées, mais de donner sur sa manière de faire des indications précises: nous y reviendrons.
Tout Paris a pu lui voir exécuter sous l'œil de son imprésario des calculs analogues à ceux auxquels il s'est livré à l'Institut et à la Sorbonne.
M. Darboux, qui le présenta le 8 février 1892 à l'Académie des Sciences, écrivit au tableau les deux nombres:
4 123 547 238 445 523 831
1 248 126 138 234 128 910
les lui énonça, les lui fit répéter et lui demanda de retrancher le second du premier; Inaudi, le dos tourné au tableau, donna aussitôt le reste avec une incroyable volubilité.
Le produit 452 x 538 = 243 176 fut donné par lui avant que M. Darboux eût terminé lui-même l'opération.
Il en fut de même de la question posée aussi par M. Darboux: Quel est le nombre dont le cube plus le carré font 3 600 ? (le nombre est 15).
Dans ce dernier cas, il ne s'agit plus d'une simple opération, mais d'une équation du troisième degré à résoudre: il paraît que c'est depuis deux ans seulement qu'Inaudi s'est appliqué à résoudre des problèmes.
L'extraction des racines carrées, cubiques, sixièmes, septièmes, n'offre pour lui aucune difficulté non plus, de même que l'addition d'une dizaine de nombres de quatre ou cinq chiffres, ou de sept ou huit nombres de huit à dix chiffres.
A la Sorbonne, devant MM. Bourgeois et Gréard, il reconnut, après deux minutes d'examen, que le problème suivant ne conduisait qu'à une solution négative:
Trouver un nombre de deux chiffres tel que la différence entre quatre fois le premier chiffre et trois fois le dexième égale 7, et que renversé le nombre diminue de 18.
Voyons maintenant quelles sont les méthodes employées par le phénomène.
Pour la soustraction, il opère par tranches de trois chiffres, en commençant par la gauche.
Soit à retrancher de 328 683 597 - 216 794 921
Il dira: 216 ôtés de 328, reste 112, mais, comme il y a une retenue, c'est 111 seulement; 794, ôtés de 1683, reste 889, mais, comme il y a encore une retenue, c'est donc 888 seulement; 921 ôtés de 1 597, reste 676. Le résultat est donc 111 888 676.
Pour la multiplication de trois chiffres par trois chiffres, il procède par produits partiels, en s'arrangeant pour avoir toujours un des facteurs d'un seul chiffre significatif.
Ainsi, pour multiplier 437 par 394, il fait
400 x 300 = 120 000
400 x 94 = 37 600
394 x 30 = 11 820
394 x 7 = 2 758
172 178
M. A. Huber a indiqué un autre procédé qui n'exigerait, pour ainsi dire, qu'une connaissance assez étendue de la table des carrés: ce procédé est une application de la formule connue

ab = ((a + b)² - (a - b)²) / 4

(Le produit de deux nombres est le quart du nombre obtenu en retranchant le carré de leur différence du carré de leur somme.)
Soit, comme ci-dessus, 437 et 334; le produit de ces deux nombres est égal à:
((437 + 394)² - (437 - 394)²) / 4 = ((831)² - (43)²) / 4 = 172 178
Quand les deux facteurs sont de même parité, tous deux pairs ou tous deux impairs, l'opération se simplifie, car on peut retrancher alors le carré de la demi-différence du carré de la demi-somme.
Pour les extractions de racines, il procède par essais successifs et très rapides, élevant, pour commencer, à la puissance indiquée par l'indice, un nombre qui doit être voisin de celui cherché, puis il l'augmente ou le diminue jusqu'à ce qu'il arrive au résultat; les derniers chiffres le guident sur la terminaison de la racine, et c'est pourquoi l'opération lui demande beaucoup plus de peine et de temps quand le nombre proposé n'est pas une puissance exacte.
C'est évidemment par des méthodes analogues qu'il résout les questions assez difficiles, du genre de celle que la Revue scientifique rapporte:
Trouver le nombre dont la racine carrée et la racine cubique diffèrent de 18.
Inaudi trouva la réponse exacte, 729, en une minute cinquante-sept secondes.
Le jeune calculateur exécute simultanément plusieurs opérations: une addition, une soustraction, une élévation au carré, une division, une extraction de racine cubique ou carrée, et, dans le même temps, il répond instantanément aux questions que lui posent les assistants sur les jours de la semaine correspondant à des dates données.
Comme l'écrit M. Ch. Richet, « il est probable qu'Inaudi sait par cœur les jours qui commencent chaque année, d'où se déduit rapidement le jour d'une date fixée ». Nous ajouterons qu'il suffit, pour les années comprises dans un même siècle, de se rappeler vingt-huit noms de jours, puisque les mêmes quantièmes correspondent à des jours de la semaine identiques à vingt-huit années d'intervalles.
Le point intéressant dans ce cas, c'est la rapidité avec laquelle Inaudi fait le petit calcul nécessaire; huit à quinze secondes lui suffisent et c'est ainsi un assez joli tour de force.
Pour en finir avec ces procédés de calcul, rapportons encore le raisonnement qui lui permit de résoudre le problème suivant, posé à la Sorbonne par MM. Darboux et Poincaré:
Trouver un nombre de quatre chiffres dont la somme est 25, étant donné que la somme des chiffres des centaines et des mille est égale au chiffre des dizaines, que la somme des chiffres des dizaines et des mille est égale au chiffre des unités, et que si l'on renverse le nombre il augmente de 8 082.
« Puisque le nombre augmente de 8 082 quand on le renverse, c'est donc que le chiffre des milles doit être 1 et le chiffre des unités 9; je retranche donc 9, qui est le chiffre des unités, de 25; il me reste 16 pour les autres trois chiffres. Ensuite, le chiffre des milles et celui des centaines égalent celui des dizaines; le chiffre des dizaines doit être nécessairement la moitié de 16, c'est-à-dire 8 ». Trois des chiffres étant connus, il suffit de les retrancher de 25 pour avoir celui des centaines, 7, et pour reconnaître que le nombre demandé est 1 789.
Évidemment, ces déductions témoignent d'un esprit judicieux, mais nous n'y trouvons rien de vraiment prodigieux; on rencontre assez souvent des gens qui, ignorant les procédés mathématiques, résolvent des questions d'une certaine difficulté par des méthodes de leur invention, qu'un algébriste ou un géomètre n'auraient même pas l'idée de rechercher.
Non, les procédés d'Inaudi ne sont pas incompréhensibles, nous croyons la chose suffisamment démontrée, mais ils sont en général inapplicables pour le commun des mortels; d'ailleurs, à côté des dispositions indéniables, il faut faire entrer en ligne de compte les quinze années d'exercices du phénomène et son désintéressement à peu près complet de tout ce qui n'est pas calcul.
Il n'y a pas, croyons-nous, d'utilité réelle à tirer, au point de vue mathématique, de ce prodige, quelque intéressant qu'il soit à bien des égards, et nous ne pensons pas qu'il y ait plus d'avantage à le montrer, comme on en a émis l'idée, à nos lycéens pour leur inspirer l'amour de l'arithmétique qu'il n'y en aurait à montrer un géant à des enfants pour les engager à grandir.
Nous croyons aussi qu'il y aurait inconvénient à développer l'enseignement du calcul mental dans les écoles, comme l'ont proposé quelques enthousiastes plutôt que d'imposer au cerveau des enfants une fatigue, en somme tout à fait inutile, il faudrait au contraire, à notre avis, chercher à diminuer, au moyen de machines réellement pratiques, les efforts nécessités par le calcul.
La preuve de l'inutilité du calcul mental a été faite par M. Ch. Richet, qui a démontré que, dans la plupart des cas, Inaudi mettait deux ou trois fois plus de temps pour calculer qu'il n'en faut à un bon calculateur, muni d'un crayon et de papier, pour faire les mêmes opérations.
S'il est capable — et nous regrettons de n'avoir pu nous en assurer — d'exécuter des tours de force comme ceux rapportés pour Colburn (décomposition d'un nombre en facteurs premiers), et pour Vinckler (décomposition d'un nombre assez fort en une somme de quatre carrés), il n'en irait pas tout à fait de même mais, jusqu'à plus ample informé, nous le considérerons surtout comme un phénomène intéressant au point de vue de la mémoire.
Comme Vinckler, comme Henri Mondeux, Jacques Inaudi n'a que fort peu de mémoire générale, cette faculté s'étant localisée dans le domaine des chiffres et ayant acquis un développement absolument merveilleux; aussi l'Académie a-t-elle été bien inspirée en joignant, pour l'examiner, à MM. Darboux, Poincaré et Tisserand, chargés de la partie mathématique, des physiologistes aussi distingués que MM. Charcot et Chauveau.
Le rapport, supérieurement documenté, de M. le Dr Charcot nous apprend qu'Inaudi se distingue absolument des autres calculateurs connus par le mode de fixation des souvenirs dans son cerveau.

Jusqu'à présent on avait constaté chez tous les prodiges du même genre un extrême développement de la mémoire visuelle, et M. Gilbert Ballet, un élève de M. Charcot, avait cru pouvoir affirmer que « le langage mathématique, abstrait entre tous, n'a pas de réalité auditive », et qu'il ne parle qu'à la vue.
Le mécanisme de la pensée, chez les calculateurs phénomènes, était celui que M. Taine a décrit dans son beau livre de L'Intelligence:
« Les enfants que l'on habitue à calculer de tête écrivent mentalement à la craie, sur un tableau imaginaire, les chiffres indiqués, puis toutes leurs opérations partielles, puis la somme finale, en sorte qu'à mesure ils revoient intérieurement les diverses lignes de figures blanches qu'ils viennent de tracer. Les enfants prodiges qui sont des mathématiciens précoces, rendent sur eux-mêmes le même témoignage. Le jeune Colburn, qui n'avait pas été à l'école et ne savait ni écrire ni lire, disait que pour faire ses calculs il les voyait clairement devant lui. Un autre déclarait qu'il voyait les nombres sur lesquels il opérait comme s'ils eussent été écrits sur une ardoise. »
Les joueurs d'échecs qui font des parties « à l'aveugle » sont également des « visuels », et on pouvait croire qu'Inaudi rentrait dans la même catégorie, quoiqu'il affirmât être un « auditif » on ne s'était pas autrement arrêté à cette affirmation, mais il est impossible de douter de son exactitude après le rapport de M. le Dr Charcot et les expériences probantes qui s'y trouvent consignées:
« Après avoir disposé sur une feuille de papier, en échiquier, cinq nombres de cinq chiffres chacun, on montre cet échiquier à M. Inaudi et on lui demande de l'apprendre. Il le fait suivant sa méthode habituelle, c'est-à-dire en lisant les nombres à haute voix. Puis on le prie d'énoncer de même soit la diagonale, ou telle tranche verticale ou horizontale de l'échiquier. Il y parvient, non sans difficulté, après bien des hésitations. Si Inaudi appartenait à la catégorie des visuels, il n'aurait pas besoin de ces tâtonnements et lirait la réponse devant lui sans hésitation, comme sur un tableau fictif. »
Le nouveau prodige est donc un auditif, comme les musiciens, et sa mémoire, quand elle a été fixée par l'oreille, est absolument stupéfiante; il répète, après une longue série d'opérations, tous les nombres qu'il a combinés, et il a pu rappeler ainsi jusqu'à 400 chiffres, sans une erreur; il répète 25 ou 30 chiffres, après les avoir entendus une seule fois, soit dans leur ordre, soit à rebours, et il peut, en s'y appliquant, les répéter encore après plusieurs semaines. « J'entends les nombres, a-t-il dit, et c'est l'oreille qui les retient. Pendant que j'essaye de les reproduire de mémoire, je les entends résonner en moi, avec le timbre de ma propre voix, et je continuerai à les entendre pendant une bonne partie de la journée. Dans une heure, dans deux heures, si je veux penser au nombre qui vient d'être énoncé, je pourrai le répéter aussi exactement que je viens de le faire. »
La lecture des chiffres lui laisse une impression beaucoup plus fugace, et leur inscription ne pourrait lui servir à se les rappeler; c'est le renversement de toutes les idées admises jusqu'ici.
On a fait subir à Inaudi l'épreuve à laquelle la commission de 1840 avait soumis Henri Mondeux on lui a fait apprendre un nombre de 24 chiffres, divisé en tranches de 6 chiffres; il a répété la deuxième et la troisième tranche, puis la première tranche à rebours, et enfin le nombre entier en commençant par le dernier chiffre, le tout en 59 secondes!
Tandis qu'il opère, les doigts de sa main droite se promènent sur son bras gauche ou sur son gant comme s'il y suivait ses opérations, et cela nous avait semblé être une preuve de sa visualité; mais c'est peut-être un mouvement simplement machinal, comme les claquements de langue dont il accompagnait ses calculs auparavant; d'ailleurs, il ne cesse de remuer les lèvres pendant qu'il compte et il est visible qu'il « parle » ses calculs.
Nous croyons intéressant de reproduire encore le signalement qu'a si bien tracé de lui M. Charcot « Inaudi est petit (1,52 mètre), d'aspect robuste, normalement conforme; le crâne, nettement plagiocéphale, présente, en avant, une légère saillie de la bosse frontale droite, et, en arrière, une saillie de la bosse pariétale gauche; à la partie postérieure de la suture interpariétale, on perçoit au toucher une crête longitudinale de 0,02 mètre, formée par le pariétal droit relevé; les oreilles sont symétriques, détachées de la tête en entonnoir; la face est légèrement asymétrique, le côté droit plus petit que le gauche; l'angle facial est presque droit (89°); les autres mensurations cranio-faciales n'indiquent aucune anomalie remarquable. L'examen méthodique de la vue et de l'ouïe n'a révélé dans ces organes ni altération ni hypéracuité. »
Les recherches faites dans la famille d'Inaudi pour voir si l'on ne trouverait point des preuves d'hérédité n'ont donné aucun résultat appréciable.
Le rapport de M. Darboux, quoique moins riche en faits nouveaux, est loin d'être dépourvu d'intérêt; il nous apprend qu'Inaudi peut effectuer à présent des produits de nombres de 6 chiffres, qu'il utilise la propriété connue du nombre 25, rappelée par nous à propos de la petite Heywood, et que, dans certains cas, il simplifie ses calculs en y faisant entrer des quantités précédées du signe -.
Nous avons été surpris de ne trouver dans les deux rapports aucune mention de la jeune calculatrice au sujet de laquelle M. Léopold Hugo avait adressé le 14 mars 1892, à l'Académie, une communication renvoyée à la commission d'Inaudi.
En somme, grâce aux savants éminents qui ont examiné Inaudi, la psychologie des êtres singuliers que sont les calculateurs a fait un pas: souhaitons que d'autres sujets viennent bientôt permettre d'approfondir davantage encore cette question si complexe et si suggestive.


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