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L'évolution du langage - Partie 4

Revue scientifique

En 1885, par Hovelacque A.

Je dirais quelques mots, au moins, de la lutte pour l'existence qui s'établit constamment entre les langues géographiquement voisines les unes des autres, entre les différents dialectes d'une même langue.

Si les circonstances politiques ne favorisent pas particulièrement un des idiomes en lutte, il est évident que celui qui est le plus avancé en évolution gagne sur l'idiome moins avancé. Ce fait peut être établi par un grand nombre d'exemples. Si nous nous en tenons à l'examen de ce qui s'est passé sur notre sol, nous avons à constater que le latin introduit dans les Gaules par un nombre relativement très restreint d'individus a supplanté en un bref espace de temps les dialectes celtiques. La langue française est purement latine : elle n'a conservé du celtique que quelques souvenirs d'ordre lexique, par exemple, les mots alouette, lieue, et des dénominations géographiques; par contre, lorsque les Germains s'établirent en une grande partie de la Gaule, loin de donner leur langue à la population envahie, ils abandonnèrent en fin de compte leur propre idiome et adoptèrent l'idiome novo-latin, qui plus tard devint le français : la langue française n'a rien de germanique, tout comme elle n'a rien de celtique; l'influence des Germains ne s'est traduite que par l'admission dans le lexique de quelques centaines de mots : garnir, guette, guérir, heaume, trinquer, auberge, héberger, etc.

La sélection naturelle a fait disparaître dans le cours de l'histoire un nombre considérable d'idiomes : les langues qui se trouvent en collision nous offrent le spectacle des groupes animaux qui ont à lutter les uns contre les autres pour assurer leur existence. Il faut gagner sur ses concurrents ou se résigner à disparaître devant leurs progrès. De même que, dans le combat pour la vie et le développement, les races les mieux armées l'emportent finalement sur celles qui sont le moins favorisées; de même les langues qui sont le mieux servies par leurs propres aptitudes et par les circonstances extérieures l'emportent sur celles dont la force évolutive est moins considérable et sur celles que les conditions historiques ont moins bien préparées au combat. Sur notre territoire, nous voyons le français, la vieille langue d'oïl, avoir raison petit à petit des dialectes de langue d'oc, ses frères, de son autre frère le dialecte italien corse; de deux parents plus éloignés, le breton et le flamand; d'un étranger, le basque. Dans les îles britanniques, l'anglais fait disparaître les langues celtiques : l'irlandais, l'écossais, le mannois, même le gallois; il y a peu de temps, il en a terminé définitivement avec le cornique. L'allemand a eu raison d'un certain nombre d'idiomes slaves; au moyen âge on a parlé slave jusque dans le Mecklembourg, le Brandebourg, jusque dans une grande partie de la Saxe, de l'Autriche proprement dite et de la Carinthie. Une partie des Hottentots abandonnent leur langue pour celle des Hollandais.

A la sélection qui s'applique aux différents idiomes d'une même famille, ou à des familles distinctes les unes des autres, il y aurait lieu d'ajouter la sélection qui s'applique dans un seul et même idiome, soit à l'usage de telles ou telles formes, soit à l'usage de tels ou tels mots. C'est ici que l'étude des patois est d'un précieux intérêt. Les patois ne doivent pas être regardés comme des dégénérescences des langues littéraires : les langues littéraires sont des dialectes heureux; les patois sont, au contraire, des dialectes malheureux, des dialectes qui n'ont point passé à la condition de langues littéraires. Mais à chaque instant, dans les patois, nous rencontrons des formes, des mots, que les langues littéraires, leurs sœurs, n'ont point conservés. De là l'importance considérable des patois dans l'histoire naturelle du langage. Et il ne faudrait pas croire que ces rencontres, dans les patois, de vieilles formes, devenues inconnues aux langues littéraires, soient exceptionnelles. Elles sont, au contraire, très fréquentes, et je n'aurais qu'a choisir au milieu d'un nombre considérable d'exemples si j'avais à traiter cette question d'une façon moins sommaire.

En nous en tenant simplement à la langue littéraire elle-même, combien de mots voyons-nous subsister n'ayant plus qu'un emploi très particulier et très précis, qui jadis avaient une acception générale et courante! Le latin cogitare, penser, a donné à l'ancien français cuider : ce mot a disparu de la langue littéraire, mais un témoin nous en est resté dans « outrecuidance ». Le latin faber, artisan, fabricant, a donné à l'ancien français fevre (li fevres, l'ouvrier), que nous retrouvons comme composant dans « orfèvre ». Le latin fons, fontis, fontaine, ne se retrouve que dans la locution de « fonts baptismaux ». En dehors de ces emplois particuliers, les formes cuider, fevre, fonts, sont, dans la langue française littéraire, comme des formes fossiles.

La perte d'un grand nombre d'idiomes a ceci de fâcheux pour le progrès des études linguistiques, que ç'a été souvent la disparition d'autant de formes intermédiaires dont l'existence eût expliqué une foule de formes actuellement vivantes. En cela encore, ce qui se présente dans les langues est tout à fait comparable à ce qui se passe dans la vie des espèces végétales ou animales. Ajoutons qu'une espèce linguistique une fois éteinte, aucune circonstance ne peut la faire revivre. Il y a peu de temps qu'ont succombé les Tasmaniens et que leur langue a disparu avec eux : pas plus qu'ils ne pourront reparaître, eux qui avaient été le produit d'une longue évolution ethnique, pas plus ne pourra reparaître un langage semblable au leur, qui avait été, lui aussi, le produit d'un long développement. C'est ainsi que dans le monde végétal et le monde animal la disparition d'une espèce est toujours définitive : pour ramener à une vie nouvelle, il faudrait le retour impossible des conditions de toutes sortes qui l'avaient amenée à l'état qu'elle présentait au moment de sa disparition.

Cette rapide et trop aride revue aura-t-elle réussi, je voudrais le penser, à mettre en évidence le fait si intéressant de la vie et de l'évolution du langage? Dire simplement la vie du langage ne me semble pas suffisant, car l'on peut n'entendre par ce mot qu'un simple état d'activité. Le mot évolution est plus exact ici, plus rigoureux. Nous nous sommes trouvés, en effet, en présence de développements successifs d'ordre tout à fait naturel. Le perfectionnement organique du cerveau dote le premier des primates de la faculté du langage articulé; cette faculté, mise en jeu, donne naissance à un système très rudimentaire d'expression, ayant sa source, comme l'a dit fort justement Lucrèce, dans un besoin impérieux. Voici ce passage du grand philosophe naturaliste, tiré de la traduction d'André Lefèvre:

L'impérieux besoin créa les noms des choses.
Il varia les sons et nuança l'accent.
L'homme suivit la loi qui guide aussi l'enfant
Lorsqu'il montre du doigt l'objet qui se présente,
Suppléant par le geste à la parole absente.
Tout être veut user des forces qu'il pressent.
Ainsi le jeune veau baisse un front menaçant
Et s'essaye à frapper de ses cornes futures.
Les petits du lion s'exercent aux morsures,
Les faons du léopard préludent aux combats,
Avec leur griffe molle et les dents qu'ils n'ont pas.
L'oiseau, tout chancelant dans ses plumes nouvelles,
Se fie au faible essor de ses naissantes ailes.

Croire que tant de noms, par un homme inventés,
Par les autres mortels ont été répétés,
C'est folie. Un seul donc aurait parlé sans maître?
Fixant les sons divers que tons peuvent émettre,
Cet homme eût su, d'un mot, désigner chaque objet !
Pourquoi d'autres aussi ne l'eussent-ils pas fait?

Faut-il s'étonner tant, que, doué d'une voix,
L'homme ait aux sons divers marqué divers emplois,
Selon l'impression dont il fixait l'image?
Mais les bêtes, qui n'ont que le cri pour langage,
Dans l'étable ou les monts expriment tour à tour
La joie et la douleur, l'épouvante et l'amour.
L'expérience est là. Quand la robuste lice
Entre en fureur, son mufle irrité, qui se plisse
En découvrant les dents, étrangle ces abois;
La rage et la menace altèrent cette voix
Dont le fracas joyeux devant nos seuils résonne;
Et, lorsqu'avec ses chiens que sa langue façonne
Doucement elle joue et piétine leurs corps,
Et, d'une dent légère, imitant leurs transports,
Les happe, pour répondre à leur faible morsure,
Sa voix, qui se module en caressant murmure,
N'a pas l'accent plaintif de ses cris d'abandon,
Ou des gémissements qui demandent pardon,
Lorsqu'elle rampe et fuit devant le fouet du maître.

Observe les oiseaux, les cent tribus des airs,
L'orfraie et l'épervier, le plongeon amphibie
Qui sous les flots poursuit sa pâture et sa vie :
Pour ravir ou garder l'enjeu de leurs combats,
Que d'accents, que de tons leur cri ne prend-il pas ?

D'autres changent leur voix, si rude qu'elle semble,
Au gré du temps : tels sont, quand leur bande s'assemble
Pour appeler, dit-on, le vent, l'orage ou l'eau,
La corneille vivace et le sombre corbeau.

Quoi! chez tant d'animaux, muets pour ainsi dire
Tu vois les sentiments dans les cris se traduire;
Et l'homme n'aurait pu, l'homme fait pour parler,
User des sons divers qu'il sait articuler?

Le besoin est en effet le créateur des mots. Peu à peu, les monosyllabes se différencient en mots principaux et en mots de signification secondaire; une nouvelle phase naît avec le rapprochement plus intime des mots et les divers procédés de dérivation se développent de plus en plus. La troisième phase est caractérisée d'abord par un synthétisme remarquable, mais qui ne tarde point à se simplifier : une marche plus rapide de la civilisation est sans nul doute la cause de cette évolution nouvelle; la précision analytique s'accentue de plus en plus. La dernière forme n'est point atteinte évidemment par les langues française et anglaise; mais, de même que le langage est né avec l'homme, puisqu'il est la seule caractéristique de l'humanité — caractéristique lentement et laborieusement conquise, — de même il n'aura été transformé en un mode plus parfait d'expression, que le jour où celui qui est actuellement le premier des primates aura gagné dans l'échelle des êtres un échelon supérieur à celui qu'il occupe aujourd'hui.

La tâche des favorisés de notre monde n'est elle point de hâter cette progression? L'anthropologie nous enseigne ce que nous avons à faire pour aider à cette oeuvre de la nature : il s'agit de travailler à la fusion pacifique des races, il s'agit de solidariser les intérêts, de faire accéder enfin à une meilleure condition sociale tous ceux, peuples ou individus, qui jusqu'à ce jour ont été les faibles et les vaincus dans la lutte pour l'existence.


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