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Le problème moral de la psychologie collective - Partie 2

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1900, par Sighele S.

Le génie est le présent — c'est-à-dire le fils du passé, du travail obscur et collectif de toute l'humanité; — le génie est individuel, c'est-à-dire comme l'individu est le produit inconscient et symbolique de la foule, du milieu qui l'entoure; le génie est le présent, c'est-à-dire non seulement le fils du passé, mais aussi le père de l'avenir; mais, comme tous les pères, il doit se soumettre à la fatalité évolutionniste qui fera transformer et modifier ses idées et ses conquêtes par la foule de ses descendants.

Dans le génie, en effet, il y a toujours un peu d'exagération, un côté paradoxal aussi bien dans les idées trop catégoriquement affirmées, que dans les conclusions trop rapidement et illogiquement tirées. La collectivité se charge d'atténuer ces exagérations et de réduire à la vérité et à la réalité ces paradoxes. Dans la science, l'école des disciples, comme le disait M. Henri Ferri, vaut toujours plus et mieux que celle du maître initiateur, et l'une et l'autre ont deux fonctions diverses mais également utiles. Sans l'individu génial et créateur, l'école ne pourrait pas naître, et la moyenne intellectuelle ne pourrait pas gravir un degré sur l'échelle du progrès; sans une collectivité solidaire, l'intuition du génie tomberait dans l'oubli, tuée par les mêmes exagérations et par les mêmes paradoxes — non corrigés — de l'individu.

Et voilà que de ces simples observations, il me semble voir découler limpidement la conclusion finale, je dirais presque l'enseignement moral de mon cours: — la collectivité, qui est inférieure à l'individu dans le moment statique où celui-ci développe ses idées ou ses énergies volitives — est au contraire, nécessaire et utile à l'individu, non seulement dans le passé pour le former, mais aussi dans l'avenir pour corriger et améliorer ses pensées et ses actions.

Je dirais volontiers, et vous me permettrez cette similitude, que la collectivité a dans l'histoire la même fonction qu'a la semence dans la vie végétative; elle produit des fruits merveilleux: les génies. Lorsque ces fruits embaument l'air, vous devez reconnaître que rien ne les égale, ni par la saveur, ni par l'odeur, ni par la beauté: la semence est, dans ce moment, indéniablement inférieure à ses produits; mais dans le cycle de la vie, vous devez reconnaître que ces fruits sont bien inférieurs à la semence, parce qu'ils ne seraient pas sans celle-ci, et parce que si la terre ne fécondait pas les germes qu'ils portent en eux-mêmes, leur magnificence serait inutile, comme serait inutile l'oeuvre du génie, si la foule n'en fécondait pas les idées.

En ce sens donc, mesdames et messieurs, on peut vraiment réhabiliter la foule vis à vis de l'individu: en ce sens, on peut dire que, même dans le monde intellectuel, l'union fait la force, et que la collectivité rend plus intense et par cela meilleure, au point de vue historique, chaque manifestation psychique.

Cette influence bienfaisante de la foule dans le monde a été jusqu'ici très peu appréciée, parce que, jusqu'ici, la psychologie et la philosophie ont été simplistes, et ont aimé, généralement, à expliquer l'évolution sociale à l'aide de l'apparition de quelques grands hommes, ce qui était bien facile, plutôt que d'en rechercher les causes dans le développement de l'âme collective, ce qui était non seulement plus difficile, mais aussi politiquement plus dangereux.

Aujourd'hui, la science et la politique ont brisé les barrières qui les faisaient des esclaves, intellectuelles ou morales, de l'individu, et des ennemies plus ou moins déclarées de la foule. Aujourd'hui, les institutions démocratiques d'une part, et l'étude de la psychologie collective de l'autre, ont rehaussé l'importance sociale et scientifique de la foule, et ont contraint tous ceux qui pensent et qui sentent, tous les hommes de cœur et de tête à s'en préoccuper.

On parle des problèmes graves et encore inexpliqués que cette tragique fin de siècle va laisser au XXème siècle. Si je ne me trompe, le legs le plus dangereux de cette hérédité est précisément celui qui se résume dans le rôle que jouera la foule dans l'avenir.

Est-elle vraiment digne, la foule, de ce sceptre qu'on va lui donner? Ce nouveau Briarée mérite-t-il de recevoir dans ses mille bras le bâton du commandement qui va tomber des mains des despotes? Est-il juste que, comme autrefois on était souverain par la naissance, on le soit aujourd'hui par le nombre, et que l'arithmétique détrône l'hérédité?

Certainement la foule, c'est-à-dire le peuple, mérite d'être le maître, par un droit humain bien plus fort, plus juste et plus sacré que le droit divin selon lequel on croyait légitimer le pouvoir des rois, des papes et des empereurs. Et il est tout à fait inutile d'en développer ici les raisons, non seulement parce que vous en êtes convaincus d'avance, tant cette opinion a l'évidence d'un axiome, mais aussi parce que ma tâche n'est pas de faire du droit constitutionnel ou de la sociologie à l'usage de la politique.

Mais il faut reconnaître, et c'est ici la gravité du problème, que tout despote, individuel ou collectif, a en soi-même un grand danger: le danger de n'être pas toujours à la hauteur de ses droits et de ses fonctions, parce que la toute-puissance est un vin chaleureux, un alcool moral qui peut enivrer et conduire à la dégénérescence. Nous avons vu, mesdames et messieurs, combien de fois ce danger s'est réalisé et a donné lieu à des catastrophes. Nous devons nous demander, à présent, par quels moyens on pourrait chercher à éviter à la collectivité omnipotente, l'ivresse, la folie et les crimes qui ont été jusqu'ici dans l'histoire, les fatals points d'arrivée du despotisme de l'individu et de la foule.

Ce moyen est l'éducation du peuple: moyen facile à suggérer, mais d'une grande difficulté à mettre en pratique: — moyen qui semble d'une idéale simplicité parce qu'on peut le résumer dans un seul mot, mais qui est au contraire la synthèse de toute politique et de toute philosophie.

Victor Hugo disait: « Le peuple est dans la société ce qu'est l'enfant dans la famille; tant qu'il reste dans cet état d'ignorance première, de minorité morale et intellectuelle, on peut dire de lui comme de l'enfant: Cet âge est sans pitié. » Et j'ajouterais volontiers: Cet âge est aussi quelquefois sans cerveau. Mais non pas parce qu'il en manque effectivement; seulement parce qu'on ne le lui développe pas.

Le peuple est comme toutes les grandes forces de la nature: un danger perpétuel, si on l'abandonne à lui-même — une immense utilité, un trésor matériel et moral, si on sait le diriger. Il est comme ces fleuves qui descendent des glaciers éternels, et qui portent la désolation dans les campagnes et dans les villes, lorsqu'on laisse libre la marche de leur cours et qu'on ne s'occupe pas de les canaliser, et qui au contraire peuvent fertiliser toute une contrée, donner naissance aux industries les plus fécondes, faire la richesse d'un pays, si on sait et si on veut les utiliser.

Jusqu'à présent on n'avait pas su utiliser la force bienfaisante de la foule: c'est-à-dire cette force avait agi obscurément, anonymement dans le temps — précisément comme les fleuves, ces inconscients apporteurs de toute civilisation. Il appartient à notre siècle ou, pour être plus exact, à la fin du siècle dernier, d'avoir reconnu les droits et les énergies latentes de la foule, comme il appartient à ces dernières années d'avoir reconnu la force des sources d'eau, d'avoir su transformer cette force dans les merveilles de nos machines et de leurs produits.

Reconnaître une force, pourtant, ne veut pas dire savoir l'utiliser. Donner des droits à un individu ou à une collectivité, ne veut pas toujours dire que cet individu ou cette collectivité en soient dignes.

Malheureusement, dans quelques pays, dans les pays latins surtout, les ennemis de la foule, les amis de toute aristocratie et de tout despotisme, semblent avoir beau jeu, en nous reprochant que le peuple n'est pas encore à la hauteur de ses droits et qu'il est incapable d'en profiter.

Nous reconnaissons volontiers qu'il y a une grande différence entre l'âme des peuples du Sud et celle des peuples du Nord; nous reconnaissons volontiers — quoique avec un douloureux sentiment patriotique — cette supériorité des foules septentrionales sur les foules latines, supériorité qui dans les dernières années a donné lieu à tant de travaux intéressants.

Il y a là — sans nul doute — une cause économique, que, si j'avais le temps et si je ne craignais de faire de la politique, j'aimerais à vous développer: mais il y a là aussi une cause héréditaire de race, et c'est sur celle-ci que je veux m'arrêter.

La race possède encore sa suprême influence dans la vie des sociétés; et la race latine, avec son impétuosité, son manque de réflexion, son amour pour tout ce qui est apparence et parade, n'est pas certainement la plus apte à nous offrir des foules qui, à l'élan magnifique de l'enthousiasme, sachent opposer le travail plus obscur, mais plus utile, du cerveau.

Néanmoins, je crois qu'on pourrait combattre ou modifier cette influence de la race avec l'instruction et l'éducation. Je crois que, si on savait diriger et développer l'âme latine, on en pourrait cueillir des fruits presque égaux, sinon supérieurs, à ceux qui sont produits par l'âme anglo-saxonne.

L'éducation, dans les pays latins, et je parle surtout de mon pays, l'Italie, est encore victime de la tradition: elle se base sur un prétendu axiome qui n'est rien autre qu'un préjugé, et elle croit que ce qui a été pratiqué une fois doit l'être toujours.

Le jeune homme d'aujourd'hui doit apprendre à peu près ce qu'il apprenait il y a cent ans: et, ce qui est bien pis, son éducation doit être à peu près égale à celle d'il y a un siècle, — comme si le monde, pendant ce temps, n'avait pas marché. En un mot, on maintient les nouvelles générations dans l'état de la Chine, ce peuple incapable de perfectionnement.

Par ce préjugé, l'éducation se résume dans l'instruction, et dans une instruction formelle et livresque. On crée une jeunesse qui ne fait qu'apprendre par cœur des livres, sans que son jugement et son initiative soient jamais exercés.


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