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Notes sur l'intelligence des singes - Partie 3

Revue scientifique

En 1884, par Fischer J.

Cette crainte des serpents provient évidemment des effets pernicieux du venin; les singes en ont fait la connaissance depuis des milliers d'années, et cette crainte est devenue héréditaire et inconsciente; ceci est néanmoins à vérifier, et je ne saurais là-dessus être bien affirmatif, n'ayant pas pu malheureusement étudier les singes nés en captivité. La question ne saurait être tranchée à la légère, car chez l'homme la crainte des serpents est loin d'être innée; on voit souvent des enfants jouer avec des crapauds et des couleuvres, que par suite d'une éducation absurde ils craignent et abhorrent plus tard.

Perty dit: « Les chiens sont les seuls animaux capables de lire sur la physionomie de l'homme. » Je ne suis nullement de cette opinion. Il n'y a qu'à posséder des singes et connaître leur nature, pour voir bientôt que les singes lisent mieux que les enfants sur la physionomie humaine. Je fais une exception pour les singes du nouveau monde, qui comprennent peu ou rien au faciès de l'homme.

Je possédais une petite femelle du macaque de Java (Macacus cynomolgus) d'un naturel excessivement doux et timide; il me suffisait d'élever la voix en lui parlant, pour arrêter ses mouvements. Lorsque je rentrais dans la chambre, elle me suivait de l’œil, cherchant à lire sur ma physionomie, cherchant à gagner ma sympathie par un léger murmure, disparaissant ou se rapprochant de moi, suivant le jeu de mon visage. Me voyait-elle lui sourire, elle poussait un cri de joie, me grimpait sur les genoux, se serrait contre moi, les lèvres en mouvement, les yeux fixés sur les miens. Mais à la première grimace, au premier regard un peu dur, au moindre pli du front, ma macaque, affolée, dégringolait en criant et cherchait son salut dans une très prompte fuite.

Le rhésus répondait de même à l'expression de mes sentiments, soit par une attitude silencieuse et résignée, soit par des sauts désordonnés, par des grognements à modulations variées, et par le sourire et le rire. L'orang du jardin de Francfort comprenait tous les mots de son gardien, et celui-ci en faisait ce qu'il voulait, par la parole seulement sans employer les menaces.

Il ne faut pas oublier que tous ces faits de mémoire et de discernement sont le résultat d'une éducation personnelle au singe, basée sur son expérience à lui et en dehors de toute espèce de dressage.

Les singes ont la passion du nettoyage. Une fois sur les genoux, ils vous épluchent de haut en bas, promenant les doigts un peu partout; il n'y a pas de doublure qui leur échappe. Tout l'examen, du reste, est fait avec le plus grand sérieux. Je n'insiste pas sur ces détails; je rappellerai seulement que ces manies de nettoyage peuvent compter parmi les origines du salut: la vie dans les forêts vierges les expose à recevoir des parasites suceurs, des épines, etc.; de là, une assistance mutuelle et le cérémonial adopté.

Mon rhésus ne pouvait pas souffrir la tête des gens mal habillés. Il était toujours prêt à me défendre; il s'élançait sur toute personne qui me touchait même du bout des doigts. Il n'avait pour les enfants aucun respect: on aurait dit qu'il les prenait pour de gros singes; il lui arrivait quelquefois de les attaquer, sous l'influence de leurs agaceries. Néanmoins quelques singes s'amusent avec eux volontiers, et un de mes Mandrills aimait beaucoup à jouer avec les enfants d'un de mes compatriotes.

Le rhésus avait conscience de l'infériorité de mon domestique vis-à-vis de moi. Il s'emportait contre le domestique lorsque je réprimandais ce dernier; sa colère était proportionnée au ton de mes reproches et pouvait l'amener aux voies de fait. Il me secondait dans tous mes simulacres de bataille, si je faisais mine de battre une personne ou un chien. Sa conduite était différente si l'on menaçait un de ses semblables; dans ce cas, sa fureur se tournait contre l'agresseur.

Le sentiment de la compassion n'est pas étranger aux singes. Ils défendent et protègent les individus menacés, les couvrant souvent de leur propre corps. Ils poussent la commisération jusqu'à des animaux d'une autre espèce. Le rhésus était furieux de voir le furet, pour son dressage, faire aux rats des morsures mortelles; il tirait le furet par la queue et le mordait même, cherchant à sauver le rat. Cette tendance à prêter secours est facile à expliquer par la vie sociale des singes.

Ils dorment, au début de la captivité, perchés sur les barreaux; mais ils ne tardent pas à s'habituer au confort de la cage et au décubitus latéral, sur le sol. Le rhésus savait très bien s'envelopper avec une couverture; il achevait même de se recouvrir en la tirant avec les dents par-dessus sa tête. Il avait des rêves fréquents et agités. Je le voyais souvent sourire, je l'entendais faiblement, mais distinctement, pousser les grognements du bien-être, du désir et quelquefois de l'effroi. Dans ce dernier cas, il se réveillait régulièrement, fuyant sur la plus haute poutrelle et jetant de tous côtés des regards effarés.

Son obéissance était complète et n'avait d'autre écueil que la gourmandise. Si je laissais une friandise sur la table, il n'avait garde d'y toucher en ma présence; mais je n'avais pas plus tôt tourné le dos qu'il ne restait plus trace de l'objet de sa convoitise. Il n'y avait rien à faire contre ce défaut, si ce n'est de lui opposer la ruse. Il avait par exemple pris l'habitude d'ouvrir une armoire, où il avait déniché un pot de miel; je ne trouvai rien de mieux que de placer à côté du pot de miel un Pseudopus apus empaillé. Le remède fut efficace.

Un autre cas: il aimait à voler les cigares, pour les mâcher. Pour l'en dégoûter, je plaçai dans ces boites de cigares des couleuvres desséchées ou des peaux de couleuvre bourrées de sable. On obtient avec les singes beaucoup plus par des moyens détournés que par des punitions.

Le sentiment du droit de propriété est commun à tous les singes. J'avais donné à un macaque de Java une couverture rouge, et à un autre macaque une couverture bleue. Chacun était jaloux de la possession de sa couverture; le moindre empiétement sur les droits du propriétaire donnait lieu à une bataille.

Je pourrais aussi citer de nombreux faits d'envie et de cupidité, par lesquels les singes ne le cèdent point aux sauvages et aux gens mal dégrossis.

La curiosité des singes est égale à celle des petits enfants et des sauvages. La vue d'un objet nouveau les enchaîne à tel point qu'ils oublient même de manger. Les enfants en font autant, et les grandes personnes aussi: les journaux ne sont-ils pas le produit de notre curiosité?

Lorsque je recevais une nouvelle caisse d'animaux, un cercle de badauds se formait rapidement; quelques-uns s'aventuraient à fouiller, dans la caisse, où étaient parfois de petits carnivores. La main trop investigatrice recevait souvent des morsures, ce qui mettait son propriétaire en fureur et lui faisait taper sur la caisse à coups de mains. Si l'hôte de la cage était un singe, il devait se présenter dans la nouvelle société avec toutes les cérémonies en usage. Mais, tout en faisant les salutations en usage, on mesurait son degré d'intelligence et de courage par des taquineries plus ou moins accentuées. Son attitude décidait de son avenir; il était, suivant les cas, voué aux brimades ou entouré de considération. Cette dernière se mesurait surtout à la taille du nouvel arrivant et à ses coups de dent. La servilité envers les grands et l'oppression des faibles sont de règle chez les singes. C'est étonnant comme l'homme en diffère!

Le rhésus, comme le plus vieux et le plus intelligent de mes personnages, exerçait une tyrannie raffinée, mais insupportable sur tous ses semblables. Je fus à la fin obligé, pendant les promenades de ces derniers, d'enfermer le rhésus, ou de l'attacher avec une corde ou une chaîne. Mais il apprit bientôt à dénouer la corde et à détacher la chaîne.

Perty dit : Les singes peuvent délier les nœuds, mais ne savent pas les faire. Ce n'est pas là une marque d'infériorité! Les singes, comme les autres animaux, ont dans la plupart de leurs actions un but déterminé; si ce but leur échappe, ils laissent les choses en leur état antérieur. Mon rhésus avait besoin, pour avoir du miel, d'ouvrir l'armoire, et, pour être en liberté, de dénouer la corde; il ouvrait l'une et dénouait l'autre. Mais pourquoi refermer la porte ou renouer la corde? N'est-on pas aussi, chez l'homme, obligé d'habituer les enfants et les malotrus à refermer portes, etc.?

Les singes savent apprécier le poids: Je donnai au rhésus des œufs pleins et des œufs vidés avec une telle perfection qu'il était très difficile, même à l’œil humain, de s'en apercevoir. Au début, le rhésus mordait œufs vidés et œufs pleins; à la fin, il rejetait les vidés, sans les mordre. Je continuai les expériences en lui présentant des œufs remplis avec des éclats de fer, du plomb, de la sciure de bois, du sable. Après quelques essais, il ne se laissa plus tromper que par les œufs dont la densité était sensiblement égale à celle des œufs normaux.

Cette faculté de soupeser les œufs n'appartient pas à tous les singes. 1 Aieles paniscus, 7 Cebus capucinus, 2 Cercopithecus diana, 1 magot (Iniuus eucodatus) et 11 tout jeunes Cercocebus radidiatus, mordaient tous les œufs sans distinction et les laissaient ensuite retomber.

A propos de l'irritabilité des singes, Perty dit: « Les singes sont très susceptibles pour des moqueries ou des offenses imaginaires. » Les singes ont, il et vrai, un tempérament sanguin; ils sont par suite très irritables. Mais pour ce qui concerne les offenses imaginaires, il n'y a qu'à voir la conduite des spectateurs devant une rotonde de singes; ces offenses n'ont rien d'imaginaire. Une seule chose doit nous étonner: c'est que les singes, avec leur tempérament et leur genre de vie antérieur, conservent tant de bonne humeur au milieu de leurs nouvelles conditions d'existence.

On ne peut nier que les singes n'aient une certaine, quoique faible, notion du nombre. Mon rhésus était habitué à recevoir un certain nombre, soit de carottes, soit de pommes, soit de pommes de terre, etc.; si le nombre n'était pas complet, il savait très bien le remarquer. Il recevait tous les jours quatre pommes; si je n'en donnais que trois, il ne bougeait pas du grillage jusqu'à ce qu'on en eût apporté une quatrième.


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