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La science expérimentale de la pensée - Partie 1

Revue scientifique

En 1889, par Ardigo R.


I

Je remplis un devoir, auquel il ne convient pas de se soustraire; j'ai pleine conscience de la gravité de mon rôle dans cette circonstance solennelle; je m'efforcerai de le remplir de mon mieux, et j'espère que cela me vaudra votre indulgence. J'ai besoin d'elle, pour me soutenir dans un discours dont le seul but est d'exprimer, avec une simplicité et une franchise entières, des convictions acquises par un travail prolongé intense et consciencieux.

Moralement tenu de vous exposer ces convictions, je ne pouvais choisir de sujet plus adapté que celui-ci: la Science expérimentale de la pensée.

Or, quel est, au juste, le sens de ces mots?

Les corps agissent les uns sur les autres; la physique est la science qui étudie les éléments et les lois de cette action. Il y a sur la terre des êtres vivants, plantes et animaux; leur étude forme l'objet de la biologie. De même, chaque ordre de faits naturels donne lieu à une science particulière qui le concerne. Et comme, parmi les faits naturels, se trouve aussi la pensée, il doit y avoir une science qui en recherche les éléments réels et détermine les lois de leurs combinaisons.

Les sciences sont assurément le produit le plus noble de l'esprit humain; mais chaque science particulière possède un degré d'excellence correspondant à la dignité de son objet; à ce titre, la science de la pensée est sans nul doute supérieure aux autres sciences, parce qu'elle étudie l'ordre de faits qui est l'expression la plus sublime et dernière de l'évolution graduelle des forces de la nature. De plus, une nouvelle importance lui est conférée par le fait que c'est elle qui explique et règle en dernier lieu les principes de toute doctrine morale, et qu'elle conduit ainsi à une orientation plus Juste de l'activité volontaire de l'homme, dans ses relations individuelles et sociales, dont résultent la civilisation des peuples et le caractère vertueux des individus.

Mais comme nous inaugurons aujourd'hui l'année académique de cette Université, où le savoir humain est représenté dans toutes ses formes variées et nombreuses, je tiens à mettre en lumière la science de la pensée, surtout au point de vue de son rapport avec toutes les autres branches du savoir.

Supposons un édifice formé d'une partie centrale et de plusieurs parties accessoires; supposons en outre que celle-là contienne des générateurs d'électricité et que celle-ci soit distribuée dans tous les locaux de façon à actionner partout des moteurs différents, des télégraphes, des téléphones, des appareils d'éclairage, de galvanoplastique, d'électrolyse, et ainsi de suite.

Eh bien, chaque science particulière peut être comparée à l'un de ces différents appareils, et celui qui la cultive de préférence à l'artisan qui applique à un but spécial la force commune, l'électricité. En effet, dans chaque science, la force, qui accomplit le travail propre à cette science, est toujours la force commune, la pensée; et les aptitudes des spécialistes ont, toutes, leur source en elle, de même que le mouvement de tous les appareils que nous supposions tout à l'heure a sa source dans l'électricité.

Ainsi, la science de la pensée est le centre, le nœud vital, auquel se rattachent toutes les autres, quels que soient l'objet et la méthode de chacune. — Certes, je ne veux pas dire avec cela que les autres sciences ne puissent pas naître et croître indépendamment, grâce à l'usage pratique de la réflexion spontanée et sans l'aide de la connaissance des lois de la logique. Non: les mouvements volontaires les plus difficiles peuvent aussi être appris dans l'ignorance complète du mécanisme nerveux central dont ils dépendent, et un habile télégraphiste ne doit pas nécessairement posséder la théorie scientifique de l'électricité. — Je veux seulement dire que, de même que dans la sphère de la réalité, toute application effective spéciale de l'énergie logique a lieu en vertu des lois naturelles de la pensée, de même dans la sphère de la connaissance de la réalité, les différentes sciences particulières sont nécessairement reliées à celle de la pensée, leur source commune et leur interprète; car c'est elle qui les explique, comme l'anatomie et la physiologie du cerveau expliquent les mouvements volontaires, comme la théorie de l'électricité explique la production d'un télégramme.

L'usage que fait un spécialiste de sa propre pensée est spontané, ai-je dit; il s'en sert sans savoir comment elle apparaît et s'épanouit dans sa conscience; mais cela ne signifie point que l'existence de la science de la pensée soit indifférente pour les sciences particulières; au contraire, l'histoire générale de la culture humaine montre combien la prévalence successive de nouvelles théories d'ordre purement logique a influé sur l'évolution des disciplines les plus diverses, depuis les mathématiques, à travers la biologie, jusqu'aux sciences sociales. Ne sont-elles pas toutes, aujourd'hui encore, plus ou moins paralysées ou fourvoyées par des idées préconçues que l'on attribue au sens commun, et qui souvent ne sont que de vulgaires préjugés, destinés à être peu à peu démentis par la science, et à disparaître?

D'ailleurs une science nouvelle, comme l'est celle de la pensée, ne saurait surgir et grandir sans exercer une influence marquée sur les autres sciences. La teinturerie est née sans doute avant la chimie; mais l'avènement de celle-ci lui a donné une impulsion transformatrice qui en a fait l'art qu'elle est aujourd'hui. Combien les découvertes de la physique n'ont-elles pas contribué aux progrès de l'astronomie? Et ne sommes-nous pas actuellement les témoins d'une métamorphose complète des sciences anthropologiques et sociales, imposée par la découverte des vraies lois qui gouvernent les phénomènes de l'intelligence?

Cependant, aux yeux de beaucoup, nos considérations sur l'importance de la science de la pensée n'ont encore qu'une valeur purement abstraite, et leur apparaissent comme oiseuses; la cause de cette myopie, c'est l'idée très répandue que nous ne possédons encore aucune doctrine vraiment scientifique des lois naturelles de la pensée, voire même que nous n'en posséderons jamais une telle doctrine. Cette idée repose en partie sur les données de l'histoire de la philosophie, qui enregistre une longue série de tentatives stériles, et en partie sur la difficulté que l'on croit insurmontable de pénétrer l'imposant et mystérieux mécanisme de la pensée.

Mais l'argument tiré de l'histoire de la philosophie n'a pas plus de valeur aujourd'hui que n'en aurait contre la physique, par exemple, l'histoire de son passé; des siècles se sont écoulés, en effet, avant que l'on découvre la base absolument certaine sur laquelle repose actuellement tout l'édifice de la première des sciences expérimentales. Chaque science a sa date, souvent très récente; la science de la pensée est la sœur cadette; elle n'a vu le jour que tout récemment; c'est notre génération qui a entrepris la tâche ardue d'appliquer à l'étude de la pensée la méthode expérimentale grâce à laquelle la notion de l'esprit cesse d'être imaginaire et devient positive.

D'ailleurs les tentatives stériles du passé n'ont assurément pas été inutiles; la renaissance de toutes les sciences a été rendue possible, à un moment donné, par l'accumulation de nombreux faits dûment constatés, qui sont, pour ainsi dire, la matière première sur laquelle opère la méthode adaptée, et par le dressage intellectuel hérité des générations antérieures, ainsi que par la compréhension de plus en plus claire et précise des problèmes à résoudre.

Tant il est vrai qu'on ne peut avoir une connaissance parfaite d'une doctrine même positive, si l'on n'a pas une connaissance adéquate de son histoire.

Enfin, l'objection tirée de la difficulté, prétendue insurmontable, de concevoir le mécanisme de la pensée, tombe d'elle-même devant les découvertes déjà réalisées.

Nous possédons aujourd'hui la démonstration de fait que le procédé scientifique positif — l'observation et l'expérimentation — est applicable aux phénomènes mentaux comme à tous les phénomènes naturels; et que c'est grâce à ce procédé, aidé de la riche accumulation de notions diverses par toutes les autres sciences, que nous sommes parvenus à trouver le fil conducteur dans le labyrinthe psychique. A sa vue, notre étonnement n'a pas été moindre que celui du physicien découvrant tout à coup qu'il était maître d'analyser les substances incandescentes auxquelles sont dues les splendeurs du soleil.

Je vais maintenant tâcher de vous indiquer, en peu de mots, quelles sont les découvertes de la science expérimentale de la pensée.


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