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Deux poisons à la mode : la morphine et l'éther - Partie 6

Revue scientifique

En 1885, par Regnard P.

L'abus des inhalations d'éther peut amener un véritable état de folie furieuse et une perversion du sens moral analogue à celle des morphinomanes. En voici un exemple frappant.

M. Z... est connu de tous les agents de police de Paris sous le nom de l'homme à l'éther: c'est un grand jeune homme, portant un fort beau nom. Il a fait de très médiocres études, qui ont pu aboutir péniblement à un diplôme de bachelier ès lettres. Au moment de la guerre il avait vingt ans: il entra dans les ambulances, et c'est là qu'il sentit l'odeur de cet éther qui devait lui être si fatal.

A la paix, il se fit séminariste, mais pour peu de temps; il vint alors à Paris et se mit au droit.

On s'aperçut à ce moment que, depuis quelque temps, il avait pris l'habitude de respirer de l'éther, il dépensait à cela des sommes importantes: ses excentricités étaient déjà célèbres parmi ses camarades; elles avaient une tournure spéciale, provoquées par son éducation; en quelques jours, il acheta pour 30 000 francs d'objets religieux.

Ce zèle parut excessif à sa famille, qui le pourvut d'un conseil judiciaire.

Surveillé de près, sans argent, Z... dut s'arranger d'une manière spéciale pour se livrer à sa terrible passion.

Il prenait un fiacre, le soir, et se faisait conduire à une pharmacie quelconque: en descendant, il empruntait, sous quelque prétexte, 5 francs à son cocher, puis il achetait un flacon d'éther, remontait et se faisait voiturer sur quelque promenade, respirant sa drogue jusqu'à complète ivresse. Il descendait alors, refusait de payer (et pour cause) et répondait aux réclamations du cocher par des coups de canne. La police arrivait et conduisait tout le monde au poste. Il fallait que la malheureuse mère de M. Z... vint réclamer son fils et, dans les discussions qui suivaient, il répondait à ses remontrances par de véritables outrages. Dès qu'il pouvait s'échapper, il prenait une autre voiture, allait dans un autre quartier, recommençait la scène, et passait la nuit dans un autre poste, si bien qu'il se fit rapidement dans le monde des commissariats une véritable notoriété.

Il fallait en finir: sur les conseils des médecins, la famille se décida à l'embarquer pour deux ans sur un navire qui allait au delà du cap Horn; au moment du départ, au milieu des déchirements de la séparation, il réclama avec insistance... un piano.

Dès que le navire entrait dans un port, le capitaine faisait soigneusement enfermer son prisonnier et ne le relâchait qu'une fois en pleine mer. Néanmoins, à Valparaiso, il parvint à s'échapper et à s'embarquer sur un navire en partance pour la France. Il revint à Paris, et, le lendemain, il recommençait les inhalations d'éther. Sa malheureuse mère envoya une circulaire à tous les pharmaciens, leur demandant de refuser à son fils le terrible poison. Ce fut peine perdue, il s'adressa aux droguistes.

En quinze jours, il fut arrêté cinq fois et subit deux condamnations correctionnelles.

Sa vie n'est plus, depuis lors, qu'une longue odyssée à travers les maisons de fous; il les connaît toutes; il s'est échappé de toutes; il a fallu l'interner à Charonton, où il habite le quartier de force. Il a le génie de l'évasion, car il s'en est déjà sauvé plusieurs fois. La cour de Paris a prononcé son interdiction.

Mme D..., habitant un château dans le centre de la France, avait pris, elle aussi, l'habitude de l'éther. Comme dans ses béatitudes il lui était pénible de tenir son mouchoir sur sa figure, elle avait trouvé commode de verser son poison favori sur son corsage et sur sa jupe.

Un jour, la vapeur d'éther, si combustible, gagna le feu de la cheminée. En une minute, la malheureuse fut couverte de flammes et bullée vive.

Ces quelques exemples, que j'abrège à dessein, vous montrent ce que doit craindre le buveur d'éther: la folie, la démoralisation, la démence d'une part, et, d'autre part, la mort subite par action directe sur les centres nerveux ou même l'incendie et la mort horrible qui en résulte.

On me dira que ces cas extrêmes sont rares, je l'accorde; mais les autres, plus bénins, pour être peu connus, parce qu'ils demeurent des secrets de famille, n'en sont pas moins trop habituels. Que d'hommes intellectuellement abaissés, que de femmes nerveuses, divagantes, insupportables à elles-mêmes et aux autres ne doivent leur malheureuse situation qu'à leur propre faute et à l'abus de l'éther et de la morphine!

Que peut-on faire pour eux? Peut-on traiter les morphinomanes et les éthéromanes? Oui, certes; mais à une condition, c'est qu'ils le veuillent bien. La meilleure manière d'échapper au poison, c'est de cesser d'en prendre.

Cela a l'air bien simple: c'est extrêmement difficile. Souvenez-vous de ce que souffrent un fumeur qui veut se corriger, un buveur qui veut faire pénitence; que de fois ne retombent-ils pas dans leur terrible habitude!

Néanmoins, comme il ne faut jamais désespérer, on devra prodiguer au toxicomane les bons conseils, lui montrer où il marche, ne pas noircir le tableau, car il cesserait de croire; en un mot, agir par persuasion. Dans l'immense majorité des cas, il écoutera avec condescendance, et, aussitôt après votre départ, il courra à sa seringue ou à son flacon pour chercher dans son ivresse habituelle l'oubli de vos paroles troublantes.

Le mieux, quand l'état morbide est bien confirmé, est de séparer brusquement, instantanément, le malade de sa famille, de le placer dans un établissement où tous ses mouvements seront surveillés, où on le privera subitement ou successivement de son poison, suivant ce qu'on jugera utile.

Les Américains, gens pratiques, ont fondé déjà des maisons de santé pour le traitement des morphinomanes. Les Allemands viennent d'en créer deux, l'une à Marienberg, sous la direction de Levinstein; l'autre, à Schoneberg, sous l'autorité du docteur Burkart.

Malheureusement notre loi française sur les aliénés ne nous permet guère d'agir ainsi: nous ne pouvons interner que des toxicomanes déjà fous ou stupides, et, par conséquent, à peu près incurables.

Si nous sommes désarmés contre la morphinomanie déclarée, le mieux est évidemment de la prévenir.

Pour cela, la première chose à faire est d'empêcher le malade de se procurer facilement le poison, c'est d'en réglementer la vente, de sorte qu'il soit impossible d'en avoir des quantités et de faire servir deux fois une même ordonnance. L'empereur d'Allemagne, sur les propositions du prince de Bismarck, a déjà rendu un décret sur ce point: nous pourrions peut-être faire aussi quelque chose dans ce sens.

Puis c'est au médecin à ne jamais commencer l'usage de la morphine sans une absolue nécessité, à ne jamais en tolérer l'usage habituel, sauf peut-être dans ces maladies douloureuses où le patient est condamné à bref délai, et où le devoir est d'assoupir les douleurs de ses derniers jours.

C'est aux malades eux-mêmes à se rendre compte de l'état vers lequel ils marchent. La lecture des livres de médecine est généralement pernicieuse pour les gens du monde. Je leur permettrais pourtant de lire les mémoires récents sur l'abus de la morphine. S'ils n'en étaient pas émus, c'est qu'ils seraient décidément incurables.

Messieurs, c'est un fait que connaissent bien les magistrats que, toutes les fois que quelque crime a été commis, le coupable rôde autour du lieu sinistre et que souvent il se mêle à la foule curieuse qui assiste aux constatations. Les malades font un peu de même, et on ne m'étonnerait pas beaucoup si l'on m'apprenait qu'aux auditeurs ordinaires de ces conférences se sont mêlées, ce soir, quelques personnes amenées par une curiosité anxieuse et intéressée. A ceux-là, je dirai: je vous affirme que je n'ai rien exagéré; jugez.

Mais soyez-en bien certain, messieurs, c'est aux familles des malades, c'est à tous qu'il appartient d’empêcher l'apparition des terribles vésanies dont nous venons de vous entretenir. C'est en arrêtant les siens sur la pente qu'on y peut parvenir, c'est en leur enlevant le moyen de se nuire à eux-mêmes, en les surveillant, et en leur arrachant impitoyablement l'outillage de leur folie.

Vous le ferez, si j'ai pu vous communiquer ma croyance, et si vous partez d'ici persuadés, comme je le suis moi-même, que, si nouveaux qu'ils soient, les poisons à la mode ont déjà fait plus de victimes parmi nous, qu'en tout un siècle les poisons des assassins.


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