Partie : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6

Deux poisons à la mode : la morphine et l'éther - Partie 5

Revue scientifique

En 1885, par Regnard P.

Elle était néanmoins fort gênée, quand elle rencontra un pharmacien complaisant qui la servit à crédit et qui, du 29 mai 1881 au 27 octobre 1882, lui livra 3475 paquets de 20 centigrammes de chlorhydrate de morphine, représentant une somme de 1600 francs et une totalité de 70 000 injections hypodermiques de 1 centigramme. Le crédit ouvert devant elle lui fit perdre toute prudence; mais un jour le pharmacien réclama sa facture et menaça de prévenir le mari. La pauvre femme emprunta 200 francs à une amie; mais le terrible créancier voulait le reste; c'est alors que la malheureuse alla voler. Je ne vous décrirai pas son état, il est celui de tous les morphiniques: maigreur, absence d'appétit, alternatives d'hébétude et de folie furieuse. Pendant l'instruction même de son affaire, Mme J... a encore été voler aux Magasins du Louvre où on l'a prise sur le fait.

Acquittée comme irresponsable, elle est rentrée chez elle. Elle a un peu diminué ses doses de morphine, mais elle s'est mise à boire. Son mari a découvert un jour une immense note de vin de Madère chez un marchand du voisinage. On dut enfermer dans une maison de santé où elle est dans une sorte de démence et où on est obligé de la nourrir à la sonde.

Mais cette triste aventure a un épilogue, qui, lui, au moins, satisfait la morale. Le pharmacien qui avait fourni sans ordonnance 70 000 injections de morphine a été condamné à huit jours de prison, 1000 francs d'amende et 2000 francs de dommages-intérêts, sans préjudice de ce que pourra un jour lui réclamer M. J..., si l'état de sa femme le force à de nouvelles dépenses.

Le public a applaudi, tout en trouvant le tribunal indulgent.

Après les voleurs, un assassin. Il y a quelques mois, le bourreau de Londres pendait un médecin, le docteur Lamson, qui avait empoisonné son beau-frère. C'était, dit M. Ball, un original qui traitait toutes les maladies par les injections hypodermiques. Il avait fini par passer pour fou et avait perdu sa clientèle. Or il avait un beau-frère très riche: un jour il vient à lui, lui montre des pilules et lui persuade d'en avaler une. Dix minutes après le jeune homme expirait: il avait pris une forte dose d'aconitine.

Lamson s'était sauvé à Paris; il apprend que la police le cherche; il part pour Londres et se livre lui-même. On le met en prison; il avoue son crime; il est condamné et exécuté. Or Lanson était un morphinomane de premier ordre: son avocat s'appuya sur ce fait pour demander l'indulgence; mais il ne l'obtint ni du jury ni de la reine.

Avant d'en venir au traitement des morphinomanes et de vous dire ce qu'on peut tenter pour les tirer d'affaire, laissez-moi vous entretenir en quelques mots d'autres pervertis très analogues et pour lesquels les mêmes mesures sont applicables. Je veux parler des éthéromanes.

On devient éthéromane pour les raisons mêmes qui font qu'on devient morphinomane: parce qu'on veut soulager quelque douleur, puis parce qu'on trouve du plaisir à se jeter dans une demi-ivresse où l'on oublie ses chagrins, ses peines, ses préoccupations.

J'en appelle à vos souvenirs, messieurs, je suis certain que, dans vos connaissances, vous avez des gens qui, pour la moindre migraine, se mettent sous le nez un mouchoir imprégné d'éther et aspirent avec délices. Ceux-là sont sur la route de l'éthéromanie, comme celui-là est sur la route de la morphinomanie qui se fait des piqûres pour quelque névralgie rebelle.

Pourtant, il faut l'avouer, le danger est moins grand, et bien plus de gens s'arrêtent en route.

Au début de l'inhalation d'éther on ressent une grande fraîcheur sur la face et dans les voies respiratoires, puis la vue se trouble un peu, les oreilles bourdonnent, on est pris d'une sorte de vertige qui n'a rien de désagréable, les conceptions intellectuelles deviennent gaies, charmantes, quelques hallucinations se développent, en général assez aimables. Il ne faut pas alors augmenter la dose d'éther, car on arriverait à une période d'excitation et même à un sommeil anesthésique absolu, tel que le produisent les chirurgiens. Les gens qui s'éthérisent le savent bien et modèrent le poison pour faire durer le plaisir plus longtemps. Après l'inhalation, le sujet revient presque à son état naturel: il a seulement la tête lourde et l'esprit un peu obtus. Si pourtant les inhalations se prolongent, elles peuvent être suivies d'un vrai délire. Je me souviens d'avoir vu souvent des femmes hystériques à qui l'on donnait de l'éther pour faire cesser leurs crises: elles étaient prises quelquefois, après ces inhalations, de vraies attaques de folie, mais d'une folie gaie, exubérante et rieuse qui doit n'avoir rien de pénible, puisque, en dehors de leur période de maladie, elles tâchaient de dérober de l'éther pour se faire à elles-mêmes des inhalations et se procurer cet état particulier d'ivresse.

Le morphinomane peut se livrer à son vice dans le plus grand secret, ses pratiques sont faciles et silencieuses. Mais il n'en est plus de même pour celui qui s'éthérise. L'éther, en effet, émet une odeur pénétrante; j'en répandrais ici quelques gouttes qu'elles suffiraient à infecter toute la salle pendant des heures. Dans nos appartements parisiens, si petits, si tassés, une inhalation d'éther se sent partout, et il ne faut pas beaucoup la prolonger pour empester les escaliers et les logements voisins. C'est fort heureux, et cette publicité arrête bien des gens. Les plus endurcis sortent, et vont dans des voitures, à la campagne, se livrer à leurs inhalations favorites. A Londres, où l'éthéromanie est bien plus fréquente que chez nous,les gardiens des squares et des grands parcs trouvent souvent dans les massifs des flacons vides portant invariablement l'étiquette: éther sulfurique. Ils ont été jetés là par des maniaques qui ont fui leur domicile pour se livrer au grand air à leur passion favorite.

On commence par respirer de l'éther, puis on en boit quelques gouttes, puis des quantités considérables; ce liquide brûlant devient un besoin. Ceux qui en arrivent là ne sont pas nombreux; ils ont une prédestination morbide terrible, mais enfin ils méritent qu'on les compte.

Ils rentrent dans la classe des dipsomanes, de ces gens pour qui les excitants alcooliques ordinaires ne sont plus suffisants et qui finissent par boire de l'eau de Cologne, de l'eau de Botot, de l'éther et même du chloroforme, un véritable caustique.

Quelques observations vous feront comprendre, je l'espère, les dangers de ces fatales passions aussi bien à leur début que quand elles en arrivent au point dont je viens de parler.

Le docteur X... homme très connu, savant remarquable, auteur d'un livre qui est encore aujourd'hui entre les mains de tous, venait d'être nommé médecin d'hôpital, quand il dut affronter encore un de ces grands concours publics par lesquels s'obtiennent les situations médicales élevées. Ses épreuves furent, paraît-il, excellentes: le jury partageait l'avis de l'auditoire au point que le président, dans une conversation avec le candidat, lui laissa entendre que sa nomination était certaine. Malheureusement les autres concurrents n'étaient pas moins méritants; ils étaient plus âgés, et, par un revirement comme on en voit souvent ici-bas, à la dernière séance, quand on vota, le docteur X... arriva le premier après ceux qu'on nommait.

En entendant ce résultat il fut comme atterré, et son désespoir fut si intense que le bruit en vint jusqu'au ministre d'alors, qui appela le candidat malheureux, le consola de son mieux et lui affirma qu'au concours suivant sa nomination était certaine. Malheureusement le concours suivant ne venait que dans trois ans.

Le docteur X..., tout en faisant son service d'hôpital, se mit à boire; ses amis, ses élèves le virent chauger avec inquiétude, il passait du désespoir à des alternatives de gaieté exagérée. On fut bientôt certain qu'il s'enfermait pour s'enivrer seul. Aux liqueurs il fit succéder l'éther; il en respira, puis il en but; il en vint à ce point d’être obligé quelquefois d'interrompre sa visite d'hôpital pour aller seul dans la salle où les médecins laissent leurs habits de ville, et là, il se mettait à respirer son flacon d'éther pour se remettre en état de continuer sa leçon.

Cette vie dura trois ans: le concours arriva, le docteur se présenta, et deux de ceux qui luttèrent alors avec lui me racontaient, il y a quelques jours, qu'il fit toutes ses épreuves sous l'excitation de l'éther: il fut nommé, mais il ne put jouir longtemps de son triomphe; il continua à se livrer à sa terrible passion et il mourut quelque temps après dans la folie et l'abrutissement.

J'ai connu un jeune pharmacien qui avait pris l'habitude de respirer de l'éther, d'abord pour calmer ses migraines, ensuite pour se procurer la douce ivresse dont je vous parlais tout à l'heure. Pour cela, une fois couché, il couvrait sa figure d'un mouchoir qu'il avait imbibé d'éther, il respirait jusqu'à ce que tout le liquide fût évaporé. Avait-il forcé la dose, était-il mal disposé? un matin on le trouva mort sur son lit, la figure couverte de son mouchoir, et un flacon vide près de lui.

Une dame de la haute société parisienne respirait, elle aussi, de l'éther; un jour on la trouve morte dans un fauteuil de sa chambre à coucher: elle tenait encore son mouchoir et son flacon.


Partie : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.