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Deux poisons à la mode : la morphine et l'éther - Partie 4

Revue scientifique

En 1885, par Regnard P.

Vous concevez qu'a un semblable métier son corps ne devait plus être qu'une plaie. Et ceci n'est pas une exception: chez tous les morphinomanes il en est de même, et, chez beaucoup d'entre eux, des éruptions spéciales, des érysipèles viennent encore compliquer le mal. Quand ce ne serait que par une bien juste coquetterie, on devrait s'arrêter sur la pente fatale. Je ne connais rien de plus répugnant que ces ulcères que nos morphinomanes cachent soigneusement.

Je fais projeter sous vos yeux l'aspect véritablement navrant du corps d'un de ces individus: les piqûres sont tellement rapprochées les unes des autres qu'elles se confondent; elles ont donné lieu à des phlegmons, puis à des abcès qui ont laissé après eux des cicatrices et des noyaux indurés, si bien que la peau ressemble plus à celle d'un reptile qu'à la peau d'un être humain.

Il arrivait quelquefois que la pharmacie ne servait pas assez vite M. C... Alors j'observais sur lui, portés au maximum, les effets de la privation de la morphine qui constituent un véritable supplice. — Ses yeux devenaient vagues, voilés, il tombait dans une sorte d'hébétude, ses mains tremblaient, il était incapable de continuer aucun travail. S'il se levait, il trébuchait, marchait comme à tâtons, se jetant dans tous les meubles. Le peu de pensée qui lui restait se portait sur la morphine. Il était comme ces fumeurs passionnés qui, après un dîner, perdent toute valeur intellectuelle, jusqu'à ce qu'on leur ait permis d'aller fumer en compagnie du maître de la maison.

Le morphinique qui n'a pas son poison est comme le fumeur qui n'a pas son cigare, ou l'alcoolique qui n'a pas ses liqueurs; il n'est plus lui-même.

D'autres jours l'attente de la morphine ne jetait pas M. C... dans la tristesse et l'abattement. Il devenait au contraire querelleur, insupportable, hargneux, semblable à ces thériakis de Constantinople qui se trouvent accidentellement privés de leur opium. Quand, par expérience, je retardais encore l'arrivée de la morphine, le malheureux était quelquefois frappé d'hallucination; il voyait passer des éclairs, il lui était impossible de s'endormir: son agitation devenait telle qu'il se mettait à errer en trébuchant à chaque pas, mais sans s'arrêter.

Il déclarait alors sentir des douleurs pareilles à des secousses électriques, ou bien il ne sentait plus ses pieds, il lui semblait qu'il nageait dans l'air; le moindre bruit le faisait tressaillir; enfin, s'il n'avait pas été enfermé dans un hôpital, il serait sorti, et vous voyez à quoi il eût été exposé dans la rue.

Mais, au milieu de cette affreuse torture, arrive la bouteille bénie: le malade se jette dessus avec gloutonnerie, il concentre ce qui lui reste de force intellectuelle et physique sur la manœuvre de la piqûre, il l'exécute, et, cinq minutes après, il est redevenu l'homme aimable, facile et travailleur que l'on connaît; il se remet à sa besogne et l'exécute fort convenablement.

Il v a cinq ans que je n'emploie plus M. C..., sa malheureuse manie est telle qu'il a dû entrer à l'hospice des Incurables, où il finira ses jours, car toutes les tentatives de traitement ont échoué.

Si je vous ai si longuement développé cette histoire, c'est qu'elle est typique, et qu'elle nous montre parfaitement dans quelle situation se trouve le malheureux qui a laissé la morphine prendre empire sur lui.

Vous comprenez que, quand, pour faire cesser cet horrible état, cette angoisse qu'amène la privation de morphine, on n'a qu'a faire une injection, on n'hésite pas, on n'attend même pas, et on en arrive vite aux abus les plus effroyables.

Écoutez d'ailleurs l'histoire de cet autre malade:
Le docteur L..., nous raconte Zambaco, était médecin d'hôpital; il avait longtemps vécu à Vienne en étudiant, et là il avait pris l'habitude fâcheuse de fumer beaucoup et de boire de la bière à profusion. Il en était résulté pour lui une gastralgie très douloureuse, pour laquelle il commença par se faire quelques injections de morphine au creux de l'estomac. Comme les crises douloureuses qui cessaient après l'injection revenaient toujours le lendemain, le docteur avait fini par prendre l'habitude de se morphiniser avant chaque repas. — Extérieurement sa santé semblait devenir meilleure. Mais, pour se maintenir dans cet état de prospérité apparente, le malheureux était obligé d'augmenter sans cesse la dose de poison; il en était, après un an, arrivé à prendre plus de 10 centigrammes de chlorhydrate de morphine par jour.

A partir de ce moment, ses collègues remarquèrent qu'il maigrissait beaucoup; ses yeux étaient caves, ses pupilles resserrées, son teint terreux et son humeur sombre. Il demeurait quelquefois des heures entières sans parler, ayant l'intelligence vide, le regard éteint. Son corps était aussi paresseux que son esprit, il restait souvent couché une grande partie de la journée. Son appétit était éteint, il avait horreur des repas de famille; il ne mangeait plus que de la salade, des fruits acides et un peu de lait.

Un de ses confrères, alarmé, interrogea sa femme, et apprit que la pratique des injections de morphine était devenue l'unique but de la vie du docteur, et que le matin, à ses repas, le soir, sans cesse, en un mot, il puisait sans poids ni mesure dans un grand flacon qu'il avait toujours près de lui. Interrogé sur ces faits, le malheureux avoua, mais en déclarant qu'il lui était désormais impossible de se débarrasser de sa monomanie.

En effet, dit-il, quand arrive l'heure de l'injection, il est pris de fourmillements, il est brisé de fatigue, anéanti par une lassitude générale: sa respiration est anxieuse, son pouls petit et agité, il a des palpitations, il entend bourdonner ses oreilles. Si quelque circonstance s'oppose à ce qu'il satisfasse sa passion, il devient furieux, fou de colère; un jour il alla jusqu'à frapper sa femme et ses enfants.

Si, au contraire, l'injection de morphine a lieu, la scène change, le docteur redevient aimable, enjoué, causeur délicat... mais pour quelques instants seulement, et il faut renouveler la dose, sinon l'état lamentable reparaît.

Un jour, le malheureux se fit une injection qui dépassait sans doute les limites du possible, il s'empoisonna et faillit mourir. Zambaco, qui le vit et le soigna, le supplia de cesser ses déplorables pratiques. Le docteur jura que depuis longtemps il ne prenait plus de morphine; il mentait comme tous les morphinomanes; il ne fut pas difficile de l'en convaincre: le tiroir de sa table de nuit renfermait plusieurs seringues de Pravaz et 10 grammes de poison. Les remontrances de son collègue l'émurent jusqu'aux larmes; il jura qu'il abandonnerait sa terrible passion qui le menait à la ruine et à la folie. Six jours après, il se faisait une nouvelle injection exagérée et tombait mort.

Voilà, messieurs, une observation qui vous montre que l'abus de la morphine ne détruit pas seulement le corps, mais qu'il pervertit l'esprit et la conscience. Le docteur, homme bien élevé, instruit, haut placé, mentait comme un écolier en défaut et battait sa femme et ses enfants comme un ivrogne.

Mais voici d'autres cas où la perversion est plus forte encore. Une espèce qui devient commune, c'est le morphinomane voleur et assassin, le frère de ces fumeurs d'opium qui parcourent les rues de Shang-Haï en frappant tout sur leur route.

En 1882, une dame C..., femme d'un dentiste de Paris, était arrêtée en flagrant délit de vol aux Magasins du Louvre. Examinée par Brouardel, elle racontait son délit sans la moindre gène, sans inquiétude; elle avouait que depuis plusieurs années elle prenait de la morphine dans le cabinet de son mari et qu'elle était arrivée à en consommer 1 gramme par jour. Elle était tombée dans un tel état de stupidité qu'elle n'avait même pas pris de précaution pendant qu'elle commettait son vol.

A propos de ce fait, M. Lunier en faisait connaître un autre. Une lingère, habitant Paris, volait des dentelles à ses patrons. On l'arrêta et on s'aperçut dans l'instruction qu'elle se servait du produit de ses vols pour acheter du laudanum au litre. Elle en prenait 50 grammes par jour et dépensait pour cela 1200 francs par an.

Mais un autre fait bien caracteristique étonnait dernièrement tout Paris. Les journaux nous apprenaient que Mme J..., femme du meilleur monde, venait d'être arrêtée pour vol dans les Magasins de la Ville de Saint-Denis. Elle avait acheté pour 120 francs de lingerie et, pendant que le commis faisait le paquet, elle s'était approchée d'une caisse, le porte-monnaie à la main et comme pour payer, mais elle était revenue au rayon après avoir donné au caissier un faux nom et une fausse adresse, et en disant qu'on lui envoyât ses achats. Elle avait réclamé à l'employé son paquet, comme si elle l'avait payé; puis elle était partie. — Quelques jours après, elle revenait au magasin rapportant les objets dérobés, disant qu'ils ne lui convenaient plus, et réclamait son argent. Mais elle avait été reconnue, on l'arrêtait et on la livrait à la police.

Celle-ci volait pour acheter de la morphine.

Mme J... était fille de M. de Saint-X...: elle était restée orpheline de bonne heure et on l'avait placée dans un convent où, dit-elle, elle était fort malheureuse. Revenue vers vingt ans chez son tuteur, elle s'était bien mariée et selon ses goûts. C'était une femme nerveuse que la moindre contrariété jetait dans des états, tels qu'il fallut plusieurs fois l'enfermer. En 1859, les névralgies dont elle souffrait furent traitées par son médecin au moyen du chlorhydrate de morphine, les douleurs disparurent instantanément. Ravie de cette trouvaille, elle se procura une seringue de Pravaz, rédigea de fausses ordonnances, et se mit A se faire des injections avec une véritable gloutonnerie.

En six mois, elle en était arrivée à 40 centigr. par jour. Pour payer tout cela, elle vendait les livres de la bibliothèque de son mari et l'argenterie non usuelle de son ménage: elle avait appris la route du mont-de-piété et s'y rendait souvent.


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