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Deux poisons à la mode : la morphine et l'éther - Partie 2

Revue scientifique

En 1885, par Regnard P.

L'effet immédiat est une sorte d'état vertigineux. Les préoccupations de l'esprit disparaissent comme les douleurs du corps, puis, comme dans l'opiophagie, survient un délire bruyant, une sorte d'état maniaque dans lequel le sujet s'agite, hurle et brise tout autour de lui. Souvent on le voit sortir de sa maison, s'élancer sur le premier venu et le tuer. On raconte qu'an jour, un de ces forcenés se jeta sur la lance d'un soldat de police avec tant de force, qu'il s'embrocha lui-même non seulement dans le fer, mais dans le bois, et qu'il arriva ainsi jusque sur son adversaire qu'il tua de son poignard. C'est pour éviter cet accident que certains agents de l'ordre public sont armés de fourches avec lesquelles ils saisissent les fumeurs délirants et les collent contre le mur jusqu'à ce qu'on ait pu les désarmer.

Il existe en Chine des cabarets pareils à ceux de la Turquie, où les gens du peuple vont fumer: les régisseurs de ces sortes d'établissements se chargent de les attacher s'ils deviennent furieux; ils les roulent sur des divans quand ils en arrivent à la période d'abrutissement, et cela n'est pas long.

C'est qu'en effet, le fumeur d'opium, comme le mangeur, est forcé d'augmenter rapidement la dose de son poison. Au bout de six à huit mois, il doit ruiner une dizaine de pipes par jour: tout son argent y passe, il est ruiné en un an: il vend ce qu'il possède, puis il joue, et, quand il a tout perdu, il joue ses doigts, dont il abat une phalange d'un coup de hachette chaque fois qu'il se trouve avoir perdu (Ball). Les auteurs s'accordent à dire que le maximum de la vie d'un fumeur est alors de cinq ou six ans.

Outre sa torpeur intellectuelle, le fumeur nous présente un état cachectique caractéristique; son appétit est perdu, toutes ses fonctions suspendues; son teint est plombé, et son corps tellement maigre, qu'il semble n'être qu'un squelette habillé de peau.

En face d'un pareil mal, le gouvernement impérial a essayé de réagir; il a d'abord frappé d'impôt l'entrée de l'opium. Ce système n'a pas été heureux: le fonctionnaire chinois n'est pas seulement menteur, il est surtout voleur, et c'est de la concussion qu'il tire le plus clair de ses revenus. Si j'en crois M. de Moges, le Tao-Taï de Shang-Haï se faisait, en 1860, pour un million de pots de vin, rien qu'en laissant entrer de l'opium en contrebande.

Devant son insuccès douanier, le gouvernement essaya de la jurisprudence pénale. Voici l'arrêt que lança, en 1841, le vice-roi de Canton:
« Voilà deux ans que le chef du Céleste-Empire a défendu à tous ses sujets de fumer l'opium. Ce délai de grâce expire le douzième jour de la douzième lune de cette année. Alors tous les coupables de contravention seront punis de mort, leurs têtes seront exposées en public afin d'effrayer ceux qui seraient tentés de les imiter. — J'ai réfléchi pourtant que l'emprisonnement solitaire était plus efficace que la peine capitale pour arrêter un aussi épouvantable délit. Je déclare donc que je vais faire construire près de la porte d'éternelle pureté une prison spéciale pour les fumeurs d'opium. Là, ils seront tous, riches ou pauvres, enfermés dans une cellule étroite éclairée par une fenêtre, avec deux planches servant de lit et de siège pour s'asseoir. On leur donnera chaque jour une ration d'huile, de riz et de légumes. En cas de récidive, ils subiront la mort. »

Cette législation avait un inconvénient: la peine était hors de proportion avec le crime et par suite inapplicable. Voyez-vous nos cours d'assises condamnant à la guillotine tous ceux qui fument ou qui prisent. Il y aurait là de belles occasions pour l'exercice du droit de grâce.

D'ailleurs, en regardant autour de lui, l'empereur s'aperçut que ses femmes elles-mêmes fumaient de l'opium, et je ne garantirais pas que, s'il eût voulu prendre son arrêté bien à la lettre, il n'eût pas de commencer par se suicider.

Après la législation on essaya la moralisation, les prédications; l'imagerie populaire reproduisit à l'infini les malheurs du fumeur d'opium. Toute cette propagande eut à peu près le succès de celle des sociétés contre l'intempérance, et les choses sont encore aujourd'hui en l'état.

Messieurs, il n'y a pas ordinairement de mangeurs ni de fumeurs d'opium parmi nous. On cite pourtant quelques personnes qui, pour soulager leurs maux, ont pris peu à peu l'habitude d'avaler d'assez grandes quantités de cette substance.

Ball a observé à la Salpêtrière une femme qui buvait 60 grammes de laudanum par jour; Zambaco cite un malade de ses connaissances qui en prenait d'un coup la valeur d'un verre à bordeaux. J'ai vu moi-même un homme qui avait vécu longtemps en Orient et qui buvait un verre de laudanum de Rousseau dans sa journée.

Mais, tout le monde le sait aujourd'hui, les thériakis et les fumeurs de l'Orient ont leurs frères d'Europe, ce sont les morphinomanes.

Il y a entre les premiers et les seconds la différence même qu'il y a entre les barbares et les hommes policés; la civilisation intervient jusque dans la manière de s'empoisonner.

Pendant que l'Oriental mange ou fume simplement le suc du pavot, tel à peu près que la nature le lui fournit, l'Européen est plus raffiné; il va chercher, en général, une des substances actives de l'opium, et il l'introduit dans son économie de manière même à n'en pas subir le contact désagréable.

L'opium est un mélange très complexe; il ne contient pas moins de dix-sept poisons dont la quantité varie suivant sa provenance. Les deux plus importants sont la morphine et la codéine, souvent employées en médecine. Ce sont précisément ces deux substances, la première surtout, qui servent aux empoisonnements chroniques qui nous occupent.

Comment devient-on morphinique quand on est un Français, un habitant de Paris, et qu'on n'y est pas sollicité par le fait de l'habitude générale ou l'existence d'établissements spéciaux?

Il y a pour cela deux procédés.

La cause la plus habituelle est quelque affection douloureuse dont on se trouve atteint passagèrement; une simple névralgie dentaire ou faciale, de violentes douleurs d'estomac ou de tête. Le médecin consulté, souvent à bout de ressources, quelquefois, il faut bien le dire, pour en finir avec un client d'autant plus importun qu'il souffre davantage, le médecin prescrit d'introduire sous la peau de la région douloureuse quelques milligrammes d'un sel de morphine. L'effet, je dois en convenir, est merveilleux, la douleur cesse instantanément, mais passagèrement: le lendemain, elle reprend de plus belle. Le malheureux patient se souvient du succès de la veille et réclame son calmant. Il faut bien céder, et ainsi de même pendant plusieurs jours. Seulement l'accoutumance au poison se manifeste: ce n'est plus une injection par jour qu'il faut pour arrêter le mal; c'est deux, puis trois, puis quatre, et ainsi toujours en augmentant.

Alors, messieurs, se produit un singulier phénomène: la douleur primitive, cause du premier traitement, a depuis longtemps disparu, et pourtant le malheureux malade ne peut cesser d'employer la morphine; s'il néglige quelque jour son empoisonnement, il y est bien vite rappelé par des malaises tellement intenses qu'ils lui font tout oublier, et qu'il est obligé de céder, d'augmenter la dose à chaque fois, au point d'arriver à des quantités vraiment formidables.

Il est une chose qui aide beaucoup les morphinomanes à tomber dans leur triste état, c'est la complaisance même des médecins. Ils le déclarent eux-mêmes dans leurs écrits, et vous verrez qu'ils en sont bien punis, car beaucoup sont les premières victimes de la morphine, bien avant leurs clients. Les premières fois qu'un malade réclame avec instance la morphine, on va chercher le docteur qui se charge lui-même de la petite opération. Mais bientôt; comme il faut répéter l'injection plusieurs fois par jour, il finit par confier à la garde-malade ou à fa famille le flacon de morphine et la seringue d'argent qui sert à la passer sous la peau, et ce jour-là tout est perdu. Comment résister aux supplications d'un être qu'on chérit et qui souffre? le docteur a bien défendu de faire plus d'une injection par jour, mais enfin cela n'est pas mathématique, on force un peu la dose; puis, un beau jour, le malade s'empare lui-même du flacon et de l'outil, et alors, sans contrôle aucun, avec l'avidité de la passion, il s'injecte la morphine dans les proportions que je vous dirai.

Rien d'ailleurs ne l'empêche de se livrer à sa folie; il porte indéfiniment chez le pharmacien la première ordonnance de son médecin, on la lui renouvelle indéfiniment, et nous verrons qu'une ordonnance de dix centigrammes a pu servir à la même personne pour obtenir près d'un kilogramme de morphine.

Voilà, messieurs, la première manière de devenir morphinomane; c'est la manière naturelle et honnête. Mais il y en a une autre, c'est la façon mondaine, aimable et distinguée. Nos premiers morphinomanes sont de pauvres dolents qui essayent de se soulager; les seconds sont des gens délicats qui cherchent dans des excitations toxiques des sensations que ne peuvent plus leur procurer leurs nerfs émoussés et leur imagination un peu blasée. Ceux-la sont les prosélytes d'une véritable association et ils n'ont qu'une ambition: faire des élèves; ce sont des missionnaires en toxicomanie. C'est une habitude qu'ont tous les vicieux et tous les incomplets de vouloir faire des pareils. La fable du renard qui a la queue coupée n'est pas d'hier. Les ivrognes ont un profond mépris pour les sobres, et tout autour d'eux ils cherchent à entraîner ceux qui les environnent, dussent-ils, au début, se priver un peu eux-mêmes pour aider les autres: hélas! ils ne réussissent que trop dans leur propagande.

Les morphinomanes sont semblables; ils aiment à prêcher leur vice. Deux amis se rencontrent, l'un se plaint à l'autre de douleurs vagues qui le tourmentent de chagrin, d'ennui; il ne se plaît plus à rien, le monde, les courses, le théâtre ne lui procurent plus de distraction: il s'assomme. Un homme du monde, fût-il secrètement ivrogne, hésitera, chez nous au moins, à conseiller à un autre de noyer sa tristesse dans le vin; mais la morphine, c'est un médicament, et, la conseiller, c'est faire un peu acte de médecin; or vous savez si nos gens du monde aiment cela. De confidence en confidence, le conseilleur en arrive à avouer que, lui aussi, il a éprouvé des tristesses, qu'il a eu recours à la morphine, dont on lui avait parlé, et qu'il s'en trouve fort bien.

Et c'est ainsi que par les conversations mêmes il se fait comme une secte nouvelle: ce sont les volontaires de l'armée morphinomane. Tout le monde en parle, on en a dans ses connaissances, la littérature et le théâtre se sont emparés du sujet pour en tirer des effets, et nous avons eu la Comtesse Morphine de Mallat.


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