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Etude médico-psychologique sur une forme des maladies de la mémoire - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1889, par Korsakoff S.

J'ai été obligé de faire cette digression pathologique parce que, dans la suite, cela nous servira pour nous orienter lorsque nous analyserons les troubles de l'activité psychique, qu'on peut observer dans la maladie que nous décrivons. En effet, dans la névrite multiple on observe souvent des troubles psychiques. En le faisant remarquer dans un de mes travaux médicaux, je me suis efforcé de l'expliquer en admettant que cette maladie n'était pas exclusivement une maladie des troncs nerveux, mais bien une maladie de tout le système nerveux, des troncs aussi bien que des centres. Ce qui le prouve, c'est qu'on a déjà trouvé que les centres étaient aussi modifiés dans cette maladie et que la maladie que nous nommons névrite multiple se développe dans des circonstances qui doivent influer sur toutes les parties du système nerveux et non seulement sur les tubes (intoxications, cachexie, etc.).

Quoi qu'il en soit, dans la névrite multiple on constate des troubles psychiques. Ces troubles se font voir sous différentes formes, mais l'une des plus caractéristiques c'est un trouble particulier de la mémoire. J'ai pu observer cette forme dans beaucoup de cas et je vais décrire ses particularités. Lorsque cette forme est bien prononcée, on peut remarquer que c'est la mémoire des faits récents qui est le plus troublée; les perceptions les plus récentes semblent disparaître en peu de temps, tandis que les impressions anciennes se rappellent assez bien; en même temps que le jugement, la finesse et la présence d'esprit restent à peu près les mêmes (non altérés).

Par exemple le malade ne peut se rappeler s'il a dîné, bien qu'on vienne seulement de desservir la table, et cependant ce même malade joue bien aux cartes, aux dames. À ces jeux il agit avec prévoyance, voit d'avance les suites funestes d'un mauvais coup de son adversaire et il peut faire toute la partie d'après un plan. Si tous les partenaires restent à leur place, il se représente clairement la marche du jeu; mais, s'il leur arrive de changer de place, il n'est plus en état de continuer la partie. Dès qu'on a enlevé les dames ou les cartes et qu'il ne reste plus de trace de la partie, il l'oublie complètement et affirme qu'il n'a pas joué depuis longtemps. Il en arrive de même pour les personnes: le malade les reconnaît, s'il les a connues avant sa maladie; il raisonne avec elles, fait des observations, spirituelles et assez fines souvent, sur ce que disent ces personnes; il peut soutenir une conversation assez intéressante, mais aussitôt qu'on l'a quitté, il est prêt à soutenir qu'il n'a vu personne. Si la personne avec laquelle il s'est entretenu quelques moments auparavant rentre et lui demande s'ils se sont vus, le malade répond négativement. Il ne peut se rappeler les noms des gens qu'il n'a pas connus avant sa maladie et, chaque fois qu'il les revoit, il les prend pour des inconnus.

Bref, la mémoire est bornée à ce qui s'est passé avant la maladie; mais ce qui est arrivé après le commencement de l'affection s'efface du souvenir du malade. Le contraste qui existe entre l'amnésie pour les faits récents et le souvenir des choses passées avant la maladie est frappant. — Un malade, par exemple, décrivait très bien ses voyages; il les décrivait avec tant de relief qu'il excitait l'admiration de chacun, et tout ce qu'il racontait, ce n'était pas de la fantaisie, mais des faits réels; mais en même temps il oubliait complètement qu'il répétait le même récit une dizaine de fois en une heure. Un autre racontait très bien les travaux littéraires qu'il avait faits avant sa maladie, mais la nouvelle qu'il avait commencée immédiatement avant de tomber malade, il en avait une idée très confuse: il se rappelait le commencement, mais il ne pouvait se faire une idée de la manière dont elle devait se terminer. Un troisième malade, grand connaisseur en anatomie chirurgicale, faisait une description d'une exactitude pédantesque de la façon dont sont disposés les vaisseaux de telle ou telle partie du corps, mais, en même temps, il ne se souvenait de rien de ce qui se passait pendant sa maladie. Les malades assurent ordinairement qu'ils se rappellent tout leur passé avant la maladie et en effet on peut leur faire rappeler presque tout ce que peut retenir une mémoire moyenne. Parfois, cependant, on peut observer que, même dans ces cas, leur mémoire paraît un peu rebelle: ils peuvent en effet se rappeler tout, mais il faut les questionner sur les détails, diriger leur attention, sinon ils parlent même des choses passées confusément, laissant passer les détails. Mais les choses que le malade répétait souvent à l'état de santé, certains proverbes, par exemple, certaines locutions, sont répétés sans cesse dans une forme stéréotypée. Le malade qui connaissait si bien l'anatomie chirurgicale, donnait toujours ses réponses concernant cette science sous la même forme stéréotypée; les descriptions de voyage que faisait l'autre malade étaient faites avec les mêmes expressions (il faut remarquer que le malade, même étant sain, aimait à raconter ses voyages; les récits qu'il faisait dans sa maladie n'étaient que les répétitions de récits précédents).

À côté de cette conservation visible de la mémoire pour tout le passé avant la maladie, on est vivement frappé, comme nous l'avons dit, par l'absence de mémoire pour les choses récentes. Souvent le malade oublie non seulement combien de temps dure sa maladie, mais encore, parfois, il oublie qu'il est tellement malade qu'il ne peut se lever. On peut entendre presque tous ces malades dire qu'ils sont sortis dans la journée, bien qu'ils soient alités depuis plusieurs semaines. Nous avons entendu un de ces malades qui disait presque toujours: « Je me suis attardé au lit aujourd'hui, je vais me lever; seulement en ce moment j'ai des crampes dans les jambes; aussitôt que ce sera passé, je me lèverai. » Il avait des contractures et une paralysie des jambes, mais il l'oubliait et croyait que sa faiblesse était l'affaire d'un moment. Ce même malade affirmait qu'il n'avait aucune douleur dans les jambes, tandis qu'il avait de très fortes douleurs lancinantes; au moment de la douleur il poussait un cri et tout de suite après il assurait qu'il n'avait pas éprouvé de douleur. Il faut s'étonner du peu de temps qu'il faut pour faire disparaître les impressions! Ce même malade, en lisant le journal, pouvait relire deux fois de suite la même ligne comme quelque chose de nouveau; parfois ses yeux tombaient sur quelque chose d'intéressant, de piquant; il le lisait à sa mère en riant, il quittait des yeux ce passage pour un moment et lorsque ses regards retombaient de nouveau sur la ligne il la relisait en disant: « Écoute donc, maman », et cela pouvait se répéter bien des fois. Un malade, pendant une séance d'électricité de dix minutes, me répéta au moins cinq fois qu'il avait toujours craint l'électricité et que, étant encore au gymnase, il avait toujours fui le cabinet de physique. Chaque fois qu'il me le répétait, il le disait comme quelque chose de nouveau en employant toujours la même phrase stéréotypée. Je savais d'avance que, lorsque je lui touchais la peau avec une électrode, il dirait: « Oh, cette électricité, j'en ai toujours eu peur », etc. En général ces malades répètent toujours les mêmes questions, les mêmes phrases. - Il arrive ordinairement qu'une chose qui a provoqué une remarque du malade continue à provoquer la même remarque chaque fois qu'il la revoit. Ceux qui demeurent avec ces malades savent que ceux-ci peuvent répéter sans fin les mêmes observations à propos d'une chose et qu'ils oublient complètement qu'ils les ont déjà dites.

C'est pourquoi si l'on cause longtemps avec un de ces malades, sa finesse et sa présence d'esprit qui frappent d'abord paraissent assez faibles; on s'aperçoit: 1° que pour ses raisonnements le malade se sert d'un matériel ancien, accumulé depuis longtemps; les impressions récentes n'entrent presque pour aucune part dans ses raisonnements; 2° même de ce matériel ancien, le malade ne fait que des combinaisons routinières, des phrases apprises depuis longtemps; 3° le cercle d'idées, dans lequel se meut l'intelligence du malade devient très restreint, et, même, dans ce cadre étroit, il ne se fait que des combinaisons uniformes.

Les malades de cette espèce sont très monotones: leurs raisonnements ne sont pas le produit d'un besoin intérieur, mais ils sont provoqués par des impressions extérieures: on leur parle, ils parlent aussi; en voyant une chose, ils font une observation, mais sans y attacher aucun intérêt. D'une donnée quelconque, ils peuvent tirer une conclusion juste, ce qui explique comment ils peuvent assez bien jouer aux cartes et aux dames, lorsque la position des pièces sur le damier et les inscriptions faites sur la table aux cartes permettent au malade de juger de l'état de son jeu, sans recourir aux souvenirs. Mais pour tous ces syllogismes, ils ont besoin d'impressions qui agissent au moment même et qui font la base de leurs idées. - Sans cela, il n'y a presque pas d'idées, et, s'il y en a, elles sont confuses et embrouillées, et le malade n'en parle point. Aussi tant que l’on ne s'adresse pas à lui, il reste silencieux, ou murmure un vers ou une prière, appelant seulement de temps en temps quelqu'un de son entourage, pour qu'on lui donne à fumer ou à manger. Cette faible productivité intellectuelle se fait voir même alors que, sous l'influence d'une excitation extérieure, on fait travailler l'intelligence.

Le malade, comme nous l'avons déjà dit, raconte volontiers, mais on ne remarque pas qu'il s'anime, qu'une idée en amène toute une suite d'autres, qu'il imagine de nouveaux plans ou qu'il tire des déductions de ce qu'il vient de dire, comme le font les gens qui se portent bien. Ils ont toujours les mêmes combinaisons d'idées, qu'on dirait apprises, mais ils manquent de verve, d'animation. Ils ne s'intéressent à rien, si ce n'est à des besoins physiques, tels que le besoin de manger, de boire, de dormir, de fumer. Et même dans ces cas l'intensité des désirs parait être fortement affaiblie, bien que le malade répète souvent: « Je mangerais volontiers un morceau »; il le dit si mollement, avec si peu d'insistance qu'on dirait que ces paroles n'expriment aucun désir impérieux.

Les malades considèrent leur état d'une manière superficielle et froide. Il y en a beaucoup qui sentent que la mémoire leur fait défaut, mais ils n'y attachent guère d'importance. Étonné, par exemple, de ce qu'il a oublié qu'il venait de me voir, le malade ajoute qu'il a toujours eu une mauvaise mémoire, et il n'y pense plus. Ils n'éprouvent ordinairement pas la douleur d'un souvenir qui ne revient pas, chose qui a ordinairement lieu chez des gens sains. Du reste, j'ai observé, chez deux malades, qu'ils avaient conscience de la faiblesse de leur mémoire; aussi l'un d'eux, quand on lui disait qu'il avait vu un tel ou un tel, demandait avec inquiétude s'il n'avait rien dit de désagréable au visiteur, s'il ne l'avait pas offensé, s'il n'avait pas dit de sottise. Les malades de cette catégorie font bien attention, en causant, à ne pas se tromper et à ne pas laisser voir leur défaillance de mémoire; aussi parlent-ils des choses en traits généraux, sans précision, et ils évitent les occasions de préciser les détails. Il faut encore faire remarquer que, parfois, ces malades, en présence d'une personne à qui ils veulent cacher leur infirmité, semblent recouvrer une certaine acuité de mémoire: ils paraissent se mieux souvenir et ne font pas les fautes qu'ils commettent sans cesse en présence des gens auxquels ils sont habitués. Mais, ils ne peuvent le faire que pour peu de temps comparativement; cette tension les lasse bientôt et ils retombent dans leur état naturel.

Désirant, autant que possible, déterminer avec précision ce qui disparaît de la mémoire de ces malades, nous avons pu, comme nous l'avons déjà dit, observer que le malade oublie les choses récentes. Il garde le souvenir de ce qui s'est passé antérieurement à la maladie, mais il perd la conscience des perceptions qu'il a éprouvées depuis le commencement de l'affection ou peu de temps avant. Chez la plupart, le souvenir s'arrête aux choses arrivées un mois ou quinze jours avant le début de la maladie. Un malade, par exemple, ne pouvait se rappeler que la nouvelle qu'il avait commencé à écrire était déjà imprimée en partie, bien qu'il l'ait vue imprimée trois semaines avant de tomber malade; un autre ne pouvait se souvenir du motif de la colère qui produisit sa maladie, bien qu'il se rappelât parfaitement tout ce qui avait eu lieu quinze jours auparavant. C'est ce qui arrive dans la plupart des cas.

Nous voyons donc que dans les cas typiques la mémoire perd le souvenir des perceptions reçues pendant la maladie ou quinze jours, trois semaines avant son commencement. Dans la plupart des cas, à une certaine période de la maladie, cette défaillance de mémoire s'étend à toutes les perceptions, soit des organes des sens, soit des procès intérieurs de l'intelligence. Mais en analysant en détail certains cas, on peut en tirer des conclusions intéressantes.

Ce qui nous frappe d'abord, c'est que, bien que le malade n'ait aucune conscience de ce qu'il garde des traces des impressions qu'il reçoit, ces traces cependant subsistent probablement et influencent d'une manière ou d'une autre sur la marche des idées au moins dans l'activité intellectuelle inconsciente. Ce n'est que par là qu'on peut expliquer la sagacité de certains d'entre eux. Deux malades qui ne m'avaient pas connu avant leur affection devinaient toujours que j'étais médecin, bien qu'ils assurassent catégoriquement qu'ils me voyaient chaque fois pour la première fois. Voici un autre cas: j'électrisais un malade avec le courant galvanique de l'appareil de Spamer. Lorsque je lui demandai ce que j'allais lui faire et ce que je faisais chez lui chaque fois que je venais, il resta interdit et me répondit qu'il n'en savait rien. Je le priai de jeter un coup d'œil sur la table où se trouvait la boîte de la machine. Alors il me dit que je venais probablement l'électriser, et cependant je sais bien qu'il n'apprit à connaître cette machine que pendant sa maladie. Par conséquent, s'il n'avait pas gardé une trace de souvenir que cette boîte contenait une machine électrique, il n'aurait pu deviner si vite. Ensuite il arrive qu'on entre chez un malade pour la première fois, il tend la main, il dit bonjour. On s'en va et on revient deux, trois minutes après; le malade ne dit plus bonjour et cependant, quand on lui demande s'il vous a vu, il répond négativement. Cependant on peut apercevoir dans sa manière d'agir que la trace du souvenir d'avoir vu la personne est dans son âme et agit d'une manière ou d'une autre sur les manifestations de son activité intellectuelle. Enfin ce qui prouve que les traces des perceptions reçues pendant la maladie, lorsque l’amnésie était très prononcée, subsistent, c'est le fait positif que, lorsque les malades commencent à guérir, ils racontent certains événements qui se sont passés pendant leur maladie et qu'ils semblaient avoir complètement oubliés; leur état s'étant amélioré, les traces de ces impressions reparaissent et deviennent conscientes. Ainsi l'un de mes malades, dont j'avais tracé la courbe du pouls au moyen du sphygmographe de Dudjeon, pendant la période de sa maladie où il oubliait tout au bout de deux, trois minutes, me rappela dix-huit mois après le commencement de sa maladie que j'avais apporté une petite machine dont il me décrivit l'aspect. Il y avait beaucoup de faits de ce genre chez ce malade, de façon qu'on peut affirmer que beaucoup de ce qui se faisait et se disait autour de lui, alors qu'il semblait tout oublier complètement, laissait des traces qui reparurent bien des mois après.

Ensuite ce qu'il y a d'intéressant c'est que souvent, lorsqu'il paraît que toutes les traces des perceptions extérieures et des procès intellectuels qui se sont produits dans le cerveau ont disparu, certains malades gardent le souvenir des sentiments qu'on a éveillés en eux. À voir comment un malade envisage tel ou tel objet, on s'aperçoit bien que l'image de l'objet a disparu de la mémoire et que l'aspect de l'objet ne rappelle pas au malade qui l'ait vu auparavant, qu'il s'éveille un écho du sentiment que cet objet a éveillé dans le malade la première fois. On le reconnaît à la manière dont ces malades traitent les gens qu'ils ont connus pendant leur maladie. Ils n'en reconnaissent pas la figure et croient toujours les voir pour la première fois; néanmoins les uns leur sont toujours sympathiques, d'autres antipathiques. Il en est de même pour les choses: un malade n'aimait guère les séances d'électrisation et, aussitôt qu'il voyait une machine électrique, il éprouvait un moment de mauvaise humeur, bien qu'il fût prêt à assurer que je voulais l'électriser pour la première fois. Il me semble qu'un ne peut expliquer cela qu'en supposant que la mémoire des émotions subsiste plus longtemps que celle des images.


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