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Du principe de la relativité - Partie 5

L'année philosophique

En 1898, par Renouvier C.

Il en est de la substance individuelle comme de l'être divin, dans la doctrine des monades. Monade et Substance n'y sont que des mots à définir, dont les définitions excluent l'inconditionné; ce sont les noms des relations constitutives de synthèses et de fonctions, c'est-à-dire des noms d'êtres rattachés eux-mêmes à d'autres êtres par d'autres rapports, et tous à Dieu qui les embrasse. « Il faut, dit Leibniz, que les monades aient quelques qualités; autrement, ce ne seraient pas même des êtres ». Ces qualités sont pour la monadologie le principe interne du changement, la perception et l'appétition; elles supposent donc la multiplicité dans la monade, où n'entre d'ailleurs rien d'étendu matériellement. Elles appartiennent à toute substance simple (simple seulement dans le sens de primitive unité de composition), et elles la définissent à proprement parler, depuis la moindre en qualités de ces atomes de la nature jusqu'à Dieu, unité primitive, ou substance simple originaire, qui « renferme éminemment les perfections contenues dans les substances dérivatives qui en sont les effets... la puissance, la connaissance, et la volonté parfaites ».

Ces définitions réunies portent le vrai caractère d'une application du principe de relativité à la définition de l'être. Toutes les substances sont définies par des relations constitutives internes, et toutes leurs relations externes sont coordonnées entre elles par l'universelle relation des relations qui est l'harmonie préétablie. Cette loi des lois, conçue en Dieu, réalisée dans l'univers, a, selon les vues de Leibniz, une toute autre portée, pour l'intelligence du système des êtres individuels et de l'ordre de la nature, que la conception destinée à ce même office d'explication de la causalité dans la doctrine de Spinoza. L'hypothèse panthéiste de l'Éthique envisage une correspondance éternelle et constante de deux séries parallèles de développement: l'une des modes de la pensée, l'autre des modes de l'étendue. Si l'étendue avait été idéalisée, par Spinoza, ainsi qu'elle l'a été par Leibniz, le système de Spinoza, tourné à l'idéalisme, comme quelques critiques ont penché à croire qu'il se prête à l'être en son dernier fond, aurait eu pour sa loi de causalité une harmonie préétablie qui n'aurait différé de celle de Leibniz que par l'interprétation de l'acte divin du préétablissement. On a généralement reconnu les affinités du leibnitianisme et du spinosisme, sans cependant faire assez attention à celle-là, et on les a quelquefois exagérées. Il y a pour nous un intérêt à les fixer en ce qui concerne l'intelligence du principe de relativité, dont nous venons de montrer la plus haute expression dans la doctrine de l'harmonie préétablie.

Il n'est pas douteux que la thèse de l'éternité de la création et, par conséquent, de l'éternité du monde, ne s'accorde mieux que celle de la création, dans le sens strict et propre de ce dernier mot, avec l'ensemble des idées coordonnées autour du principe de la raison suffisante. Mais il n'est pas moins certain que la volonté, la personnalité, les attributs anthropomorphiques de Dieu, l'expresse finalité de l'ordre du monde, toutes choses niées par Spinoza, ont été formellement affirmées par Leibniz, et il est bien délicat, outre qu'il est arbitraire de mettre en question la sincérité d'un grand philosophe, ce qui obligerait à formuler soi-même au juste l'opinion qu'on entend lui prêter. Si malgré tout on croit bien ne pas se tromper en reconnaissant des contradictions internes dans sa doctrine, il faut se dire qu'il s'en trouve aussi, et ce sont au fond les mêmes, dont ne peut être affranchie la théologie orthodoxe, et qui ne donnent pourtant pas le droit de contester la bonne foi des docteurs.

Il y a seulement un point sur lequel le rapprochement des deux systèmes est entier, et leur conséquence pour l'ordre de l'univers commune et identique c'est le dogme du prédéterminisme absolu des phénomènes dont le monde se compose pendant l'éternité. Car il est bien permis à Leibniz de distinguer par le nom de nécessité morale celle des deux branches de la détermination universelle qui dépend de la raison suffisante de l'esprit et qui, en outre, a son origine dans une pensée créatrice consciente, et de se flatter d'échapper par là à la brutale nécessité mathématique des rapports éternellement enchaînés par les propriétés de l'étendue et du mouvement; mais il reste toujours ceci en fait: que l'application du principe des relations à l'univers, sous le nom d'harmonie préétablie, ainsi qu'à la pensée suprême du Créateur avec le titre de raison suffisante, est compris en ce sens qu'à un moment donné tout phénomène qui se produit a dû se produire, sans que jamais aucun autre phénomène ait été possible qui aurait empêché celui-là d'arriver; et que nul phénomène qu'on imaginerait pour l'avenir n'est possible qu'en tant qu'il est dès maintenant nécessaire en vertu des rapports établis, lesquels ont été pareillement déterminés par leurs antécédents, en remontant jusqu'au moment où le Créateur les conçut et les ordonna en sa pensée éternelle.

Ainsi formulé, l'établissement du système des rapports constitutifs de toute réalité passée, présente, future, exclut la possibilité des vrais commencements ou changements dans les séries de phénomènes, bannit du monde la puissance bilatérale du vouloir, interdit à Dieu, s'il existe, l'idée d'un acte qui ne serait pas un produit, le seul possible, de sa nature à elle-même donnée, et taxe d'illusion, chez l'homme, l'idée qu'il a à tout moment de pouvoir faire quelque autre chose que ce qu'il fait.

En une telle unité des phénomènes, tous entièrement et éternellement solidaires, leur succession ne peut être que la représentation décevante des changements d'un être, unique en soi et intégralement immuable. Spinoza et Leibniz, concevant ainsi l'univers, s'approchaient plus qu'on ne veut s'en rendre compte de l'antique doctrine éléatique. Ils ont donné cet absolu pour solution au problème universel des relations. Kant a cru s'éloigner beaucoup de cette tradition métaphysique; il l'a rejointe sur le point fondamental, en sacrifiant les lois de l'entendement à l'indéfinissable substance matérielle de l'expérience, et à l'inabordable noumène de la raison. Il a suspendu le monde à l'Inconditionné. C'est à la faveur de cette chimère que tous ces philosophes et leurs disciples ont pu croire l'infini en acte compatible avec la réalité; l'absolu a reçu l'infini pour développement dans leurs doctrines. Mais quand on part du principe de relativité, on trouve le principe de contradiction pour la règle souveraine imposée à son application et à la fonction logique de l'esprit. La pensée qui tient à se comprendre pose partout des termes premiers, des origines, des limites, et exclut le déterminisme universel.

Le problème du déterminisme est pour ainsi dire le lieu où s'établit la scission fondamentale entre toute métaphysique de l'absolu et la vraie méthode relativiste posée a priori. C'est ainsi dans le vieux débat de la nécessité et de la liberté que viennent se nouer les plus hautes questions d'une philosophie critique suffisamment approfondie.


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