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Du principe de la relativité - Partie 3

L'année philosophique

En 1898, par Renouvier C.

Toutefois, renfermé dans ce point initial, l'être premier admet la définition en deux manières qui n'impliquent point d'antécédents: 1° en lui-même, par les relations internes qui le constituent; 2° à l'égard de ce qui lui est postérieur et subordonné, s'il est cause première et intelligence universelle. Sous ce dernier aspect, c'est par des relations que nous nous persuadons de son existence, et que nous nous le rendons intelligible en lui reconnaissant des attributs qui sont pour notre esprit des relations, des lois sous le premier, si nous nous y conformons, nous ne devons introduire dans les rapports de lui-même à lui-même et à ses œuvres que des idées relatives. Comme elles sont les seules dont nous ayons l'intelligence, elles doivent être les seules que nous attribuons à tout sujet dont nous voulons former la pensée.

Nous parvenons ainsi à l'expression définitive et complète du principe de relativité, et nous achevons de nous rendre compte de son application au monde et à Dieu. Il exclut la thèse de l'Inconditionné et celle de l'Infini en acte: double forme de la métaphysique de l'Absolu chez les penseurs ou qui n'admettent pas le principe de relativité ou qui refusent d'en subir la logique. D'un côté, est le réalisme métaphysique pur, de l'autre, l'infinitisme introduit dans un sujet qu'on définit d'ailleurs en des termes d'ordre phénoménal.

Le réalisme le plus parfait appartient à l'inconditionalisme kantien, pour ne pas remonter aux anciens, aux Éléates. Selon Kant, une condition étant donnée, et puis la série des conditions subordonnées les unes aux autres, cette série est posée entière et inconditionnée en soi « dans l'objet et dans sa connexion » posée, dit il, en vertu d'un jugement synthétique a priori, source de plusieurs autres. Comment il se trouve que ces derniers sont illusoires, — sont, c'est toujours lui qui le dit, des paralogismes, à l'aide desquels on essaie vainement de rendre l'Inconditionné connaissable comme substance, comme âme ou personne, comme univers, comme Dieu, — c'est le sujet de la critique négative développée dans le cours de la dialectique transcendantale, mais Kant ne maintient pas moins l'existence du pur noumène inaccessible a l'entendement.

D'autres philosophes, H. Spencer, par exemple, regardent comme analytiquement certaine la thèse que Kant confiait sagement à un jugement synthétique. L'existence de l'Absolu serait démontrée, suivant eux, par celle du Relatif, qui est son corrélatif inévitable. L'argument est pitoyable, car tout concept a pour pendant sa négation, comme fonction de l'entendement. En termes universels, à l'être s'oppose le non-être; on ne dit pourtant pas, imitant la manière du sophiste Gorgias, que le non-être est puisqu'il est le non-être. Mais prenons les termes au sens concret; le relatif, le conditionné, en ce sens, signifient tout ce dont il serait possible, par hypothèse, d'obtenir des idées déterminées, ou d'en concevoir. Ils n'ont donc pour corrélatif rien qui puisse recevoir une détermination, même hypothétique. Revenons à l'abstrait; alors seulement on peut leur opposer pour corrélatifs d'autres notions abstraites, les mêmes prises au sens négatif: l'absolu, ou non relatif, l'inconditionné. On est dans l'abstrait pur, et on y demeure.

Le réaliste absolutiste se maintient rarement dans l'abstrait, il en sort, comme l'ont fait, les uns après le autres, les disciples de Kant, en donnant à l'Absolu des noms auxquels ils demandaient le service de fournir au monde un principe où se rattacher. Ce principe n'a rien du phénomène; il s'agit alors d'expliquer comment les phénomènes y sont contenus, et comment ils en descendent. Son nom est la Substance, dans la plus puissante et la mieux faite de ces constructions métaphysiques, celle de Spinoza. Chez les disciples de Kant, pour qui la question métaphysique capitale était de déterminer l'inconditionné indéterminé de Kant (le noumène = X), le nom du principe devint le Moi antérieur à la distinction d'objet et de sujet; puis l'Identité des différents, puis l'Idée pure, qui n'est pas plus Être que non Être, puis la Volonté antérieure au vouloir, et, dans une autre école, la Force universelle avant toute qualification; enfin, chez un syncrétiste récent, l'Identique à soi-même, l'Un pur sans multiplicité ni changement.

Tous ces systèmes, en effet, sous des termes variés, ont la même signification, qui se trouve être, quand on va au fond, l'Un des Éléates, la première hypostase de l'alexandrinisme, l'émanant, ignorant de l'émanation. Mais les modes modernes d'émanation, diversement imaginés, restent en intérêt esthétique et moral au-dessous des hypostases néoplatoniciennes, surtout quand ils sont conçus dans un esprit optimiste. Et ceux que nous avons nommés le sont tous, à l'exception d'un seul, qui est celui de Schopenhauer.

Le vice commun des doctrines émanatistes est la violation du principe de relativité, c'est-à-dire, pour parler net, du principe de contradiction. D'un côté, ces doctrines donnent à leur première hypostase, quoique absolue, des relations, par son rapport à l'évolution du monde, qu'elles lui rattachent, et déjà tout d'abord par les noms qu'il faut inévitablement lui donner pour dire quelque chose; — et, d'un autre côté, elles lui dénient, parce qu'il est l'Absolu, les relations les plus importantes pour l'ordre du monde et pour les fins que réclame l'intelligence humaine.

La contradiction s'accuse d'une autre manière dans les doctrines théistes, dans celles qui ne prennent pas pour principe de l'être un terme de réalisme métaphysique, un abstrait pur, avec ou sans qualification, mais qui, suivant la marche inverse, et partant d'un sujet concret personnel, intelligence et volonté, cause première et créatrice, portent ensuite à l'infini dans l'espace et dans le temps les attributs de cet être, et restituent finalement par cette voie l'Absolu que les relations posées par hypothèse devaient logiquement exclure. C'est l'enseignement que nous donne l'histoire de la théologie superposée au christianisme par les docteurs, et c'est la raison qui a permis à Spinoza d'établir ses théorèmes sur un fondement de définitions reçues dans l'École. Les infinis actuels étant contradictoires en eux-mêmes ne peuvent pas être réalisés par l'exercice personnel de l'intelligence et de la volonté toujours relatives et déterminées quand elles sont en acte.

Il semble que le principe de relativité, dont les écoles aprioristes ont été surtout conduites à s'écarter par l'adoption de la métaphysique réaliste, aurait dû être embrassé au moins, et appliqué fermement, dans les écoles nominalistes et empiristes, pour lesquelles ces termes: l'Infini, l'Inconditionné, sont des « abstractions vides de sens. » Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Quand le parti-pris de la méconnaissance des vérités aprioriques est poussé au dernier degré de rigueur, comme il l'a été notamment par Stuart Mill, le principe de contradiction est lui-même infirmé en son application aux propriétés de l'objet. L'objet passe pour ne pouvoir être posé avec ses propriétés méritant confiance que dans l'expérience, et de plus en plus, s'il se peut, dans l'expérience répétée. Il se pourrait, par exemple, une expérience conforme étant supposée, et, d'ailleurs constante, que deux fois deux unités en fournissent cinq; ou bien qu'arrivés aux bornes de l'espace, s'il en a, ce que nous ignorons, nous reconnussions qu'il en a, ce que maintenant nous ne reconnaissons pas. C'est la thèse soutenue par Stuart Mill discutant le principe de relativité contre la Philosophie du conditionné de Hamilton. L'étude de la question est subtile de sa part, mais confuse, parce qu'il n'accepte pas le principe de contradiction, a priori, indépendamment de l'expérience, et admet ainsi la possibilité des infinis en acte. L'Infini, l'Absolu ne sont que des mots, dit-il mais qu'un objet concret ait ses attributs portés à l'infini cela n'est nullement inconcevable. Seulement, nous connaissons les choses dans leurs relations avec nous; nous ne les connaissons pas dans leur condition de noumènes ou choses en soi.

Ainsi un psychologue qu'on croirait phénoméniste revient par ce chemin inattendu, revient au moins hypothétiquement à la doctrine de l'infini et de la substance. Son opinion sur l'unique fondement de la croyance le mène à l'abandon d'une conséquence du principe de relativité, parce qu'il n'accorde pas que l'entendement puisse par lui-même décider de quelque chose. Et cela n'a rien d'étonnant, les deux sujets se tiennent. L'entendement est pour ainsi dire, la relation vivante, ses formes sont les formes de la relation. N'admettre que l'expérience à les fournir, c'est ôter le fondement de la distinction logique du possible et de l'impossible.

H. Spencer, qu'on regarde généralement comme appartenant à l'école empiriste, quoiqu'il ne s'y rattache que par l'hypothèse de la formation des idées au moyen de l'expérience accumulée des générations successives de l'animalité tout entière, — hypothèse elle-même dépendante de l'hypothèse de l'évolution, — et quoique la critique des « premiers principes » soit conduite et menée à conclusion, chez lui, avec des arguments qui ne diffèrent pas de ceux dont peut user l'analyse psychologique ordinaire; H. Spencer a rejeté le principe de relativité comme Hamilton, son maître en métaphysique, après l'avoir adopté, ou même et pour parler plus exactement, en l'adoptant. Il admet la « nécessité de penser en relations », la « relativité de toute connaissance », et que les « idées dernières de la science » sont « inconcevables »: propositions desquelles s'ensuit, en les rapprochant, l'inconcevabilité universelle, si l'on veut sortir du relatif; mais de cette inconcevabilité il prétend tirer une existence, l'existence de l'Inconnaissable. H. Spencer diffère de Hamilton en ce qu'il n'accompagne cette entité abstraite et négative d'aucune thèse métaphysique capable de la mettre moralement en valeur. Elle demeure pour lui comme une substance sans attribut, un mot, auquel il confère l'être à l'aide du paralogisme que nous avons rapporté ci-dessus.


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