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Du principe de la relativité - Partie 2

L'année philosophique

En 1898, par Renouvier C.

La logique obligeait l'auteur de cette formule à interdire à l'inconditionné, puisqu'il ne se peut penser, l'entrée de la philosophie. Il crut tourner la difficulté par la reconnaissance de l'inconditionné en tant qu'inconnaissable et, de plus, inconcevable. Mais encore fallait-il le définir pour pouvoir dire qu'on parlait de quelque chose, en parlant de l'inconditionné. Alors venaient les contradictions. Hamilton, après avoir relevé nettement l'erreur de Kant, qui n'avait pas su généraliser le principe de relation à titre de catégorie fondamentale de la pensée, à laquelle il fallait rattacher les autres catégories, qui n'en sont toutes que des applications, Hamilton a partagé une autre erreur capitale du criticisme vicié à ses premiers pas. Il a cru que la tentative d'appliquer à l'idée de l'être universel les relations de temps et d'espace, soit pour les lui reconnaître, soit pour les lui refuser, — ou des limites ou l'illimitation, — conduisait des deux parts à des propositions également inconcevables, quoique contradictoires entre elles. Kant avait dit de la même prétention, et cela revenait exactement au même, qu'elle conduisait à des propositions également démontrables d'après les relations d'ordre général de l'entendement également démontrables, et toutefois contradictoires. Mais la conclusion tirée par Kant de cet état prétendu de la question avait été, que ni les unes ni les autres de ces propositions ne peuvent s'appliquer au sujet réel, placé hors des phénomènes, hors de l'entendement qui dicte leurs lois, absolument inconditionné, absolument inconnu. La conclusion de Hamilton fut plus conforme à la logique, d'un côté; car la logique demande qu'on opte entre des propositions qu'on juge contradictoires entre elles, et il le reconnut; mais l'option requise devait, d'après son sentiment, se faire dans chacun des couples où elles s'opposaient, en faveur de l'une de ces propositions, qui n'était pas, selon lui, moins inconcevable que l'autre; et ceci échappait à la logique.

On peut dire que Hamilton accepta le principe de relativité, comme semblait l'indiquer le nom donné à sa doctrine: philosophie du conditionné, dont la formule est que penser c'est poser des relations; mais il voulut, d'une autre part, échapper aux conséquences de ce principe, en posant pour sujet suprême celui des deux inconcevables opposés qu'on rend inconditionné en lui déniant toutes les relations constitutives de l'entendement et de ses objets, qui sont limitatives. Ce sont cependant les seules qui puissent être déterminatives et comporter une définition possible pour le sujet proposé.

Le choix entre l'absolu et le relatif pour la désignation de l'Etre suprême, on ne doit plus dire pour sa définition, ne pouvant, d'après les prémisses acceptées, être motivé par la raison théorique, a paru l'être par la raison pratique, ou par le sentiment religieux, chez Hamilton. C'est ainsi que lui-même il s'en rendait compte. Mais, à nos yeux, ce choix fut un sacrifice qu'il dut faire à la métaphysique, à la théologie traditionnelles, qui imposaient à la notion de Dieu l'inconditionnement et les attributs infinis. Ce serait, sans cela, un sujet d'étonnement, que, le but étant de sauvegarder l'existence de Dieu, on crût l'atteindre en feignant pour Lui un genre d'existence qui serait étranger à tous les modes d'existence accessibles à l'entendement. Mais ne sortons pas de la question logique.

L'erreur touchant la comparaison à faire entre deux propositions contradictoires entre elles, ou toutes deux démontrables qu'elles semblent, selon Kant, — ou toutes deux inconcevables, selon Hamilton, — tient à la confusion que l'on fait de l'inconcevabilité d'une proposition contradictoire en elle-même, dans ses propres termes, avec une autre inconcevabilité, profondément différente de la première. Celle-là est irrémédiable, elle est la preuve, aussi bien que le signe de la fausseté. Mais celle-ci peut appartenir à des propositions vraies, non seulement vraies, mais démontrables par la simple application de ce principe de contradiction qui est le caractère unique de l'inconcevabilité logique.

Remarquons d'abord qu'il ne faut pas donner, comme on le fait souvent, aux propositions infinitistes touchant le temps et l'espace cette forme, dont Hamilton ne s'est pas gardé:
« Nous ne pouvons concevoir le temps ni comme commençant ou finissant d'une manière absolue, ni comme formant une durée infinie, sans bornes. — Nous sommes incapables de concevoir soit l'espace illimité, soit l'espace absolument sans limites. Nous ne réussissons à nous représenter ni l'étendue comme divisible sans fin, ni le minimum absolu de l'espace divisible. »

Il suffit, pour faire évanouir de telles propositions, d'embrasser la théorie idéaliste suivant laquelle l'espace et le temps sont des formes de l'intuition, et leurs propriétés géométriques des relations sous lesquelles nous percevons et mesurons les objets sensibles. Supposé qu'on n'accepte pas cette théorie, c'est assez qu'elle soit exempte de contradiction, pour faire tomber l'argument des deux inconcevabilités prétendues qui se contredisent. On a deux concevables à la place d'un côté, au lieu de l'infini, la notion de la multiplication ou division indéfinie possible d'un objet idéal; de l'autre la thèse du fini par l'application des idées relatives de grandeur, position et figure, à la représentation des phénomènes.

Les antinomies s'offrent sur un terrain concret, quand on considère les choses elles-mêmes, êtres ou phénomènes, réels et distincts, multipliés dans le temps et dans l'espace. Une franche et nette question se pose, en ce cas, sur l'existence des choses en nombres déterminés, sous tous les aspects ou on peut les prendre pour se les représenter nombrables en idée et formant des touts. Sont-elles données de cette manière, ou forment-elles des multitudes qui ne sont pas numériquement définies en elles-mêmes? Le principe de relativité nous vient ici dans l'application de la notion de nombre.

Nous devons d'abord laisser de côté, ceci ne fait pas question, la multiplication des phénomènes à venir. La pensée des futurs n'est que celle des possibles; en fait, la série des réalisés ne peut aller si loin qu'elle ne reste toujours bornée. Indéfiniment prolongée, elle s'arrêtera à un moment quelconque, si elle est partie d'un tout donné, à un autre tout donné; il n'y aura jamais d'infini actuel. L'éternité a parte post des scolastiques n'avait rien de contradictoire, s'ils ne l'eussent regardée comme simultanée, toute en acte, en même temps que future, et identifiée avec l'éternité a parte ante, ce qui faisait de la loi de succession une illusion. Cette loi, posant l'indéfini, exclut logiquement un terme final.

Le cas est justement inverse pour la pensée de la série régressive des êtres ou phénomènes, dans le passé, pour une succession, qu'on poserait sans terme initial, défaits d'existence distincts, et qui pourtant serait accomplie actuellement à chaque instant. Une telle proposition implique contradiction, parce qu'elle suppose qu'à chaque instant, un certain dénombrement de choses se trouve terminé en soi, qui, dans le concept qu'on en a, est posé interminable. Ce dénombrement est le même, en effet, qui, s'il était repris en sens inverse, et portant sur les mêmes phénomènes, ne pourrait pas, — vu l'hypothèse excluant le terme initial, — être terminé.

Essayer de répondre à cet argument en alléguant que le dénombrement de la multitude composante d'un infini actuel n'est point un véritable dénombrement, c'est dire que de telles parties composantes ne sont pas véritablement distinctes les unes des autres car tout ce qui est distinct est sujet au nombre. Et si l'on n'admet pas les distinctions phénoménales comme réelles, il faut avouer que les phénomènes du temps, de l'espace et de la causalité sont de pures imaginations et des illusions. Ce serait la doctrine de Schopenhauer. Si l'on y répugne, on doit avouer que l'infinité numérique des phénomènes du temps passé est du genre des inconcevables qui sont tels comme inconciliables avec le principe de contradiction.

Examinons le prétendu inconcevable que les systèmes d'antinomies placent logiquement au même rang. Nous avons admis ce mot: inconcevable, tout d'abord pour en distinguer deux sens dont la différence logique est radicale; mais, à vrai dire, l'application en est moins exacte pour celui des deux que nous avons à considérer maintenant. Nous concevons, en effet, très bien que la chaîne des phénomènes ait commencé, ait eu un terme premier; nous avons de ce que cela signifie une idée claire, et cela si bien, que nous avons aussi l'intelligence forcée de l'argument, soit que nous l'approuvions ou non, qui se tire, en faveur de cette proposition, de l'impossibilité logique du procès à l'infini. Seulement, nous ne comprenons pas le fait qu'elle exprime, parce que la loi de notre expérience et toutes les applications qu'il nous est donné de faire des relations constitutives de l'entendement nous placent entre des phénomènes antérieurs et des phénomènes postérieurs, les antérieurs n'étant, par suite, eux-mêmes, jamais présents à notre imagination que comme ayant eu leurs antécédents. Et il en est ainsi pour le devenir, il en est ainsi pour la causalité. Nous ne pouvons pas nous représenter la série en l'embrassant avec son terme premier par l'imagination, parce que nous ne le pouvons pas pour l'expérience possible, pour l'application possible des lois intellectuelles. Embrasser serait comprendre. La compréhension fait défaut non pas proprement la conception. La conception est imposée par la contradiction intrinsèque, inhérente à l'autre proposition, qui en est la contradictoire.

Le raisonnement sera le même en ce qui touche la multiplication ou la division des phénomènes et des êtres, ou de leurs parties distinctes et nombrables, actuellement situés dans l'espace indéfini ouvert à notre intuition. La composition et la décomposition doivent avoir un terme dans l'un et l'autre cas. Rien ne manque à la clarté de cette idée pour le concept logique. La compréhension fait défaut, parce que l'imagination, dépendante des constantes conditions de l'expérience, ne peut nous présenter, dans cette étendue idéale où la pensée des possibles ne trouve de bornes ni en extension ni en resserrement, un point de vue duquel toutes les choses du monde nous paraîtraient former une sphère totale que nous percevrions du dehors et dans son ensemble. Nous ne comprenons pas ce que nous ne saurions imaginer comme perçu. Nous l'admettons, parce que ce n'est pas une contradiction de l'admettre, mais bien une obligation pour en éviter une.

Il importe de remarquer, pour l'intelligence du principe de relativité, que le terme initial pur, dans l'ordre du devenir et de la causalité, ne peut nous être représenté comme un terme de relation commun. On ne peut le définir pour la connaissance, qu'en faisant usage des catégories, d'un côté, et de l'autre en se refusant à leur application là où elle ne serait possible qu'en supposant une relation de ce qui est premier à quelque chose qui lui serait antérieure, ne fut-ce que sa propre nature, puisque s'il en dépendait, il se précéderait lui-même, il serait une donnée pour lui-même (comme dans la commune doctrine théologique de la nature nécessaire).

Cette restriction est la simple conséquence de la méthode qui établit l'existence de ce terme comme la condition même des relations, en vertu du principe de contradiction. Il suit de là que l'être premier ne répond pas à une connaissance formelle, mais à la limite de la connaissance, en tant que, pour la définir, selon le mode logique ordinaire des définitions, il faudrait le rapporter, comme effet ou comme partie, à une cause antérieure, à un contenant supérieur, contradictoirement à l'idée de terme initial qui est proprement son concept.


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