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La psychologie fonctionnelle - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1933, par Claparède E.

La Loi du besoin: « Tout besoin tend à provoquer les réactions propres à le satisfaire ». Il s'agit là d'une loi qui exprime une coordination fondamentale de la conduite animale et humaine. J'ai parlé tout à l'heure de la nécessite de partir du besoin pour rendre compte de l'activité mentale. Je n'y reviens pas.

Et l'excitant, dira-t-on? N'est-ce pas lui qui suscite la réaction? Certainement. Mais n'oublions pas que tout agent physique n'est pas un excitant. N'est un « excitant » que l'agent physique qui excite. Et, pour exciter, un agent physique doit satisfaire un certain besoin, actuel ou latent. Le portrait d'une jolie femme sera un excitant pour un jeune homme, mais non pas pour un chat ou un lapin. La devanture d'un magasin de chapeaux sera un excitant pour une dame, et pas pour un vieux professeur. En disant donc que c'est l'excitant qui provoque la réaction, on n'oppose pas la réaction au besoin, car c'est précisément le besoin qui va, parmi la multitude des agents extérieurs, choisir, en quelque sorte, celui qui sera élevé à la dignité d'excitant. C'est le besoin qui sensibilise l'organisme à l'égard de l'excitant. A vrai dire, ainsi que certaines expériences de D. Katz l'ont montré, l'agent extérieur joue bien, dans certains cas, un rôle propre: par exemple une poule mange plus lorsqu'on lui donne un gros tas de grains que lorsqu'on ne lui donne qu'un petit tas, même si chacun de ces tas dépasse ce qui est capable de la rassasier. Mais cela ne change pas ce qu'a de fondamentalement général la loi du besoin.

Voici une seconde loi, qui rend compte de la signification de la vie mentale elle-même. En effet, certains processus sont automatiques et inconscients. D'autres mobilisent l'activité mentale. Il est légitime de déterminer quelles sont les circonstances qui font appel à cette activité mentale. J'ai appelé cette loi Loi de l’extension de la vie mentale, et je l'ai formulée ainsi « Le développement de la vie mentale est proportionnel à l'écart existant entre les besoins et les moyens de les satisfaire. »

En effet si l'écart est nul, c'est-à-dire si l'agent satisfaisant le besoin est à la portée de l'organisme (air pour la respiration), aucune activité mentale la respiration joue automatiquement; si l'écart est très grand, comme il arrive souvent entre le besoin de manger et les aliments, déploiement d'une grande activité mentale pour inventer des instruments de pêche ou de chasse, etc.

La Loi de prise de conscience exprime ce fait que « l'individu prend conscience d'un processus (d'une relation, d'un objet) d'autant plus tard que sa conduite a impliqué plus tôt l'usage automatique, inconscient, de ce processus ». J'avais été conduit à cette loi en constatant que les enfants, quoique exploitant beaucoup plus tôt les ressemblances des choses que leurs différences, ne prennent cependant conscience des ressemblances que longtemps après avoir pris conscience des différences. Mon collègue J. Piaget a retrouvé cette loi – j'y faisais allusion tout à l'heure – dans le développement de la pensée un enfant, par exemple, est incapable de définir un mot qu'il connaît fort bien; il « agit sa définition avant d'en avoir pris conscience ». Ou bien encore un enfant, qui sait très bien qu'un gros morceau de bois (très lourd pourtant) flotte sur l'eau, alors qu'une toute petite pierre (bien plus légère) va au fond, dit cependant que la pierre va au fond parce qu'elle est « plus lourde ». C'est comme s'il « agissait » sa notion de densité a vaut d'en avoir pris conscience.

La Loi d'anticipation rend compte de ce fait que, très souvent, dans la vie mentale, le besoin, ou (ce qui revient à peu près au même) l'intérêt, apparaît avant le moment où la vie est mise en danger. « Tout besoin qui, de par sa nature, risque de ne pouvoir être Immédiatement satisfait, apparaît d'avance. » C'est ainsi que la faim apparaît bien longtemps avant le moment où nous serions sur le point de mourir d'inanition. Certains jeûneurs restent trois à quatre semaines sans manger. On pourrait donc dire que nous mangeons trois semaines trop tôt! De même, nous dormons trois ou quatre jours trop tôt. Il est bien facile de comprendre la fonction de cette marge qui s'est établie entre la perception subjective du besoin, et le besoin organique objectif, marge qui permet à l'individu de n'être jamais pris au dépourvu. Il est évident que si nous ne ressentions la faim que quelques secondes avant le moment de mourir de faim, nous risquerions fort de ne pas trouver à ce moment-là de quoi la satisfaire!

Cette loi d'anticipation, qui est en quelque sorte impliquée dans celle de l'extension de la vie mentale, nous permet, elle aussi, de saisir la fonction véritable de la vie mentale. Cette fonction, c'est une fonction d'anticipation, de prévoyance. La pensée est la pour préparer l'action. Cette loi nous fait aussi comprendre quelle position occupe la vie mentale par rapport aux besoins vitaux de notre organisme. La vie mentale occupe une position de signalisation: elle est dans son ensemble, un appareil signalisateur. On pourrait se représenter notre activité totale comme découpée en deux zones. Une zone profonde, c'est ta zone végétative et organique. dont les processus se déroulent automatiquement et inconsciemment: c'est la zone des besoins véritables, de ce qu'on pourrait nommer les « besoins endogènes ». Puis, autour d'elle, en communication plus intime avec le monde extérieur, la zone psychologique, plus instable, et qui manifeste, elle aussi, des ruptures d'équilibre, des besoins, mais des besoins par anticipation. des besoins réveillés par les agents extérieurs, et on pourrait appeler cette zone la zone des appétits, des « besoins exogènes ». La vue d'une belle poire éveille en nous un appétit, alors que la zone végétative n'éprouve encore aucun besoin organique.

C'est dans cette zone des appétits que réside la curiosité, qui est aussi un appétit, car elle se manifeste alors que nous n'avons pas besoin, à ce moment-là, de savoir pour agir. Être curieux, c'est désirer savoir par anticipation — par anticipation d'une situation qui ne se présentera peut-être jamais. Nous observons avec curiosité, dans une lunette, les cratères de la lune. Mais quand ferons-nous le voyage dans la lune qui rendrait vraiment utiles ces connaissances de géographie astrale? Je disais tout à l'heure que nous mangions trois semaines trop tôt. Les savants, qui font de la science pour la science, sont des individus qui pensent des années, peut-être des siècles trop tôt. — Et les métaphysiciens...?

Encore une autre loi, la Loi de l'intérêt momentané, que j'avais formulée en 1903. J'avais alors montré que le sommeil s'y conformait, et qu'il était par conséquent un phénomène appartenant à la vie mentale (quelles que puissent être ses racines végétatives). Car tes nécessités de la conduite impliquent cette loi qui se formule ainsi « A chaque instant, un organisme suit la ligne de son plus grand intérêt ». On pourrait dire aussi « A chaque instant, le besoin te plus urgent prime les autres ».

J'ai constaté chez un chien Saint-Bernard que je possédais jadis, combien le « besoin de liberté » (un besoin, ou un instinct dont on ne parle guère, et qui est cependant d'une grande intensité) est capable de refouler momentanément le besoin d'aliment, la faim. Lorsque ce chien était attaché, il tirait sur sa chaîne, et négligeait de manger sa soupe. Mais, dès qu'on l'avait détaché, après deux ou trois bonds dans le jardin, il revenait vers sa soupe, et l'avalait avidement. C'est comme si la satisfaction du besoin de liberté avait laissé le champ libre au besoin d'aliment. De même une guêpe occupée à se régaler d'une miette laissée sur la table, cesse aussitôt de manger lorsqu'on l'a enfermée dans un verre qu'on a renversé sur elle. L'intérêt pour la liberté a refoulé l'intérêt pour la nourriture.

Notre collègue D. Katz nous montrait hier le film d'une poule qui cessait brusquement de manger lorsqu'on introduisait dans sa cage un cochon de mer. Ici, c'est l'intérêt de sécurité, le besoin d'être sur ses gardes, qui a refoulement.

Tous-ces faits sont bien connus. (Déjà J. Locke avait dit que « c'est le plus grand besoin actuellement présent qui nous pousse à agir ».) Mais la psychologie n'avait pas souligné leur importance en les formulant en une loi.

Notons que la mesure des tendances, des instincts, des besoins, (en déterminant quelles sont les autres tendances qu'elles sont capables de tenir en échec ou de surmonter) est implicitement fondée sur la loi de l'intérêt momentané.

Le temps me manque pour vous exposer les autres lois de la conduite Lois du tâtonnement, de la reproduction du semblable, de la compensation, de l'autonomie fonctionnelle.

J'espère que ce que je vous ai dit aura suffi pour vous montrer l'Intérêt pratique du point de vue fonctionnel en psychologie.

Et, pour me résumer:

1° Le point de vue fonctionnel est utile et commode, parce qu'il nous permet de délimiter des phénomènes et d'apercevoir des relations qui échappent au point de vue structural, d'établir des lois, et d'instituer des applications pratiques.

2° Le point de vue fonctionnel n'implique aucune adhésion en finalisme. Si l'on peut expliquer d'une façon toute mécanique ces coordinations adaptées, tant mieux! (Car l'explication mécaniste est toujours plus satisfaisante pour l'esprit.)

3° L'homme de science doit se libérer de tout dogmatisme, de tout préjugé, et accepter toute hypothèse qui lui est commode pour relier les faits entre eux et pour les prévoir.


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