Perte de la personnalité par suite d'une blessure : la mémoire réapparaît durant le sommeil hypnotique

Annales des sciences psychiques

En 1916, par Feiling A.

La revue anglaise The Lancet, dans son N°4793 du 10 juillet 1915, rapporte d'une manière étendue la relation du Dr. Antoine Feiling, assistant de l'Hôpital pour les épileptiques et paralytiques de « Maida Vale », relation que nous allons résumer.

Il s'agit du cas d'un soldat anglais de 24 ans appartenant à la musique du second bataillon du régiment de Wiltshire.

Le Dr Feiling écrit:

A une époque, incertaine, mais pourtant vers la fin d'octobre 1914, ce soldat fut complètement enseveli dans une tranchée à Ypres. Retrouvé par ses camarades après l'attaque, il fut transporté dans un hôpital provisoire, puis dans un autre militaire, et enfin, ayant traversé la Manche, il fut admis a l'hôpital de Manchester et soumis à mes soins.

Il parle d'une façon très intelligible, comprend et se rappelle tout ce qui lui arriva depuis le jour de son ensevelissement; mais relativement, à sa vie antérieure, au fait en question, son mental est complètement obscurci. Il ne sait plus dire qui sont ses parents. Au commencement, il était resté un peu sourd; maintenant ce défaut a complètement disparu. Son corps, examiné, fut constaté totalement sain: on n'observe qu'un mouvement, nerveux des paupières et de quelques muscles faciaux. Il répond aux interrogations en disant: « Quand je me suis réveillé, je me suis trouvé dans un endroit étranger que l'on me dit être Manchester. Je ne me rappelle rien. Je crois que je parle et que je me fais entendre d'une façon satisfaisante. J'ai très bien dormi, et sans rêves. A présent je puis lire et écrire très bien, et je connais toutes les choses qui m'entourent en cet endroit ».

Son père et sa mère vinrent le voir, mais il ne les reconnut pas. Il prêta foi à qui les lui présenta comme tels. Avant d'être conduit à Manchester, il avait été amené pour plusieurs jours à son village natal, mais il ne se rappelait pas y avoir jamais été avant lors. Dans ses réponses, se révèle cet état d'inconscience: « Je ne me rappelle plus si j'ai jamais été à l'école, je n'ai jamais vu une balle de fusil, et la baïonnette est comme un couteau dont les soldats se servent dans leurs combats. »

Quand il lit, il butte souvent à des mots dont il ignore la signification, et quand il écrit, il demande comment s'épelle telle ou telle parole. Sa mémoire, certes, a tant souffert des accidents passés, qu'il ne se rappelle plus rien de ce qu'il a fait hier. Il constate pourtant volontiers que la seule chose dont il se ressouvienne spontanément, depuis sa blessure est une mélodie entendue dans un concert: un air de « La Bohême ». Il ne s'occupe absolument pas de la guerre, ni de ce qui arrive autour de lui. Seule la musique l'enchante, et il dit de quel instrument il jouait lorsqu'il était dans la bande musicale de son régiment.

Le médecin l'hypnotisa, et voici ce que le malade raconta alors: « Je suis né a Winterslow, près de Salisbury, dans une famille composée de trois frères et une sœur. Je fréquentai l'école de village avec mes parents. Je m'enfuis de l'école à 13 ans, parce que j'en avais assez, et j'allai vivre avec un de mes frères; je travaillai avec lui du métier de photographe. Je changeai plusieurs fois de métier sans bien réussir en aucun; je fus peintre, garçon boulanger, etc. Enfin je me décidai pour la musique, et je devins musicien. Je fus envoyé à Gibraltar, où je restai jusqu'à la déclaration de la guerre. Je fus rappelé en Angleterre, et, vers la fin d'octobre, envoyé en France, où je pris part à la bataille d'Ypres. Je supportai pendant dix jours les durs combats de tranchée, et enfin, un jour que je ne me rappelle pas exactement, ma tranchée m'ensevelit parmi les débris et la boue. Je demeurai dans celle situation pendant douze heures environ, après quoi je fus sorti de là ».

Il resta sourd-muet pendant trois jours.

Au cours des premières séances hypnotiques, le malade était couché dans son lit, les yeux fermés; puis, comme obéissant à un ordre, il les ouvrait, s'asseyait sur son séant et se comportait exactement comme une personne normale, à ce point que personne n'eut pu s'apercevoir qu'il se trouvait sous l'influence hypnotique. Il racontait alors avec animation les différents épisodes des attaques à la baïonnette auxquels il avait pris part, et s'attardait aux détails, montrant l'horreur qu'il avait éprouvée à un bombardement exécuté avec de forts explosifs.

Mais ce qu'il apparut de plus intéressant au cours de notre conversation, c'est qu'il revenait toujours et totalement à la personnalité qui l'avait possédé, immédiatement avant son réveil survenu à Manchester. Ainsi, lorsqu'il était hypnotisé et que je lui ordonnais d'ouvrir les yeux, il me disait qu'il ne me connaissait pas, qu'il ne m'avait jamais vu, qu'il ne savait pas mon nom. Il soutenait, qu'il était à Manchester, mais qu'il ne savait pas se reconnaître parmi les allées du jardin de l'hôpital; mais quand il se réveillait de l'influence hypnotique, il me reconnaissait, m'appelait par mon nom et manifestait sa surprise lorsque, s'approchant de la fenêtre, il revoyait les allées bien familières.

Cet état dura tant qu'il resta à l'hôpital, et les personnes qui l'entouraient lui étaient parfaitement inconnues quand il était hypnotisé. Il disait alors qu'on était au mois de novembre et qu'il n'avait jamais vu Londres.

Tout ceci montre clairement que nous avions affaire à deux personnalités totalement distinctes: la première date de son réveil à Manchester, l'autre était sa vieille personnalité douée de toute la mémoire de sa vie passée et de tous ses plus vifs et récents souvenirs de la bataille des Flandres.

Il y a plusieurs points de divergence entre les deux personnalités. Dans la première, l'attitude, du malade est joyeuse et vive, et tend un peu à la fanfaronnade. Dans l'autre, il semble, plus calme et plus modeste. Son père remarqua également que dans la première personnalité il parlait avec un accent particulier, propre au Lancashire. Tandis que dans la seconde cet accent disparaissait entièrement, et il adoptait un dialecte du West Country.

Dans son écriture, on observe également ce fait: Quand il est hypnotisé, je lui ordonne d'écrire le texte des réponses qu'il fait à mes demandes. Quand il se réveille, il se met à rire, disant qu'il n'a jamais écrit des choses semblables, et ajoute que ce n'est pas là son écriture.

Si l'on observe attentivement les deux écritures, taudis qu'à première vue des différences notables sautent aux yeux, on comprend par les détails que toutes deux proviennent de la même main.

Une fois, il fut hypnotisé en présence de son père, que, comme il a été dit, le malade regarde avec peu d'intérêt dans sa vie ordinaire. Dès que je lui ordonnai d'ouvrir les yeux, il sauta à bas du lit et dit: « Oh! cher père, comment se fait-il que vous êtes ici? » — Il marcha vers lui, lui serra la main et le quitta avec un regard plein d'affection spontanée qu'il n'avait jamais manifestée avant lors. Son père en fut très ému, le croyant complètement rétabli.

Il ne joue qu'imparfaitement de l'instrument de musique auquel il s'est adonné, dans son état ordinaire; alors que sous l'action hypnotique il s'en sert avec plus de maîtrise, bien qu'il se déclare hors d'exercice. Quand il est réveillé et que je lui ordonne d'ouvrir les yeux, il ne se rappelle absolument rien de tout ce qu'il a fait et dit auparavant; seulement il dit qu'il rêve, et souvent il lui semble combattre contre les Allemands.

Comme aucune amélioration de son état ne se manifestait, je lui donnai congé de l'hôpital après 25 séances. Il en sortit le 25 mai 1915. Chez lui, il ne se souvient de rien, ni de son pays, ni des personnes au milieu desquelles il vit, ni de ses vieux amis.

Le Dr Feiling déclare que n'étant pas spécialisé dans les éludes psychiques, il n'a pas adopté de termes spéciaux pour s'exprimer, mais a préféré raconter le cas de la manière la plus simple et la plus unie, tel qu'il s'est présenté à lui.

On peut le classer comme un cas de profonde amnésie, car l'hypothèse de la double personnalité lui semble risquée; il justifie son assertion par cette observation: La seconde personnalité (qui, à vrai dire, est la première en date) rappelée à la surface sous l'action hypnotique, ne se serait jamais présentée autrement que par ce moyen, et d'autres semblables et adéquates.

Une vraie personnalité peut passer librement d'un état à l'autre sans l'intervention d'une influence extérieure. De plus, en de nombreux cas de double personnalité, le N°1 est conscient de l'existence de la seconde, et vice-versa. Dans le cas présent, il ne semble y avoir aucune connexion entre les deux, en dehors de l'habileté musicale commune.

Le Dr Feiling conclut:

Bien que j'aie dit que ceci est un cas plus grave qu'une simple amnésie, la différence paraît plus remarquable par le degré que par l'espèce. Tout traumatisme profond à la tête peut produire une amnésie plus ou moins étendue. Il n'y a aucune raison spéciale pour empêcher que dans le cas présent l'amnésie soit complète au point de constituer la perte de la propre personnalité.

Par conséquent, mieux qu'une double personnalité dans un corps unique, je me suis décidé à appeler ce cas : « Une personnalité perdue ».


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