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La conscience du devenir - Partie 4

Revue de métaphysique et de morale

En 1897, par Rauh F.

Il faut donc en revenir à l'analyse. Or de ce point de vue l'indétermination plus haut décrite des limites qui séparent les états de conscience cesse de nous apparaître comme un fait. L'indétermination des contours qui fond les états subjectifs les uns dans les autres quand ils se succèdent n'est pas une indétermination donnée, mais en réalité pensée: l'état dit confus est en tant que donné aussi distinct qu'un autre, comme le brouillard est un phénomène aussi déterminé que le ciel bleu. Mais nous transportons au donné comme tel l'indécision de notre pensée et les états nous paraissent confus par eux-mêmes quand c'est notre doute qui les fait tels. Notre indécision vient ici d'abord de ce que nous n'avons pas le temps de comparer dans le cours de la vie nos états subjectifs, occupés que nous sommes par les choses; et que dès lors nous affirmons vaguement la ressemblance et la différence de ces états, sans détermination précise. Le prétendu sentiment de la fusion des états c'est notre hésitation sur leurs limites qualitatives respectives. C'est ensuite la pensée — quelle qu'en soit la valeur objective — que nous pouvons d'un état à l'autre choisir tels points d'arrêt que nous voulons. Chaque état est donné, et comme tel distinct. Mais nous pourrions, ou nous pensons que nous pourrions déterminer une autre succession, une succession autrement coupée, et telle succession que nous voudrions. C'est cette imagination ou cette pensée des étapes possibles de notre conscience subjective que nous nous figurons sentir comme donnée. Nous disons imagination ou pensée selon que nous attachons ou non à cette pensée, indépendamment de l'expérience, une valeur objective. Peu importe au reste que nous puissions ou non affirmer a priori que nous trouverons tous les états que nous voudrons; ou que l'atomisme psychique soit en soi le vrai. Si l'analyse pose tout état comme étant lui-même et rien de plus, le continu ne peut être en nous qu'une pensée, et objectivement, si cette pensée est vraie, qu'une loi.

A vrai dire cette illusion de la continuité sentie est favorisée par ceux-là mêmes qui n'admettent la continuité que sous forme de pensée ou de loi. Car ils disent ordinairement que dans un état donné on trouvera autant d'états et de degrés d'état que l'on voudra. Mais il semble que l'on puisse encore, d'après cette expression, traiter le continu comme actuellement donné. Or ce n'est pas dans la suite des états qui vont d'un état à l'autre que l'on peut en trouver d'autres. Cette série est donnée et comme telle finie; et les distinctions que l'on y introduit le sont elles-mêmes. Et on peut à l'occasion de chacune de ces étapes de la conscience imaginer ou penser la même opération. Traiter le continu comme un donné, c'est confondre — pour employer le langage mathématique — un temps très court avec un temps infinitésimal qui n'est ni celui-ci ni celui-là; et comme tel n'est pas donné. Poser le continu comme donné c'est faire précisément ce que l'on tient tant à éviter, c'est substantifier le pouvoir de la pensée ou de l'imagination: peu importe ici la distinction; c'est substantifier encore notre indécision, résultant de notre ignorance ou du pouvoir même de la pensée qui peut déterminer dans le donné les points fixes à son gré. En traitant le continu dynamique comme donné, on substantifie une modalité du jugement.

Loin donc d'être insaisissable le présent est bien le seul élément de temps. Tout donné est présent. L'avant et l'après sont certaines places de ce présent. Ce que l'on appelle ordinairement le présent c'est une certaine place du présent ainsi défini; l'actuel, qui, tout en étant relativement à d'autres moments antérieur et postérieur occupe le point de la vision distincte. Y a-t-il un état de conscience propre à cette position, ou bien cette position se marque-t-elle par une certaine nuance ou une certaine intensité de l'état affectif, ou de l'image? Bien des problèmes psychologiques se poseraient ici que notre analyse ne résout pas; mais avant de les résoudre il faut savoir de quoi on parle; et c'est là l'œuvre de l'analyse. D'ailleurs à supposer que l'actuel ait ses signes spéciaux, l'état de conscience qui y correspond n'en serait pas moins spécial. Le présent c'est donc la position même d'un état dans le temps. L'actuel, c'est ce présent à la place de la vision distincte; l'avant, l'après c'est la place du présent en avant ou en arrière de ce point. Le présent réellement insaisissable c'est non le présent classé; c'est le donné pur, le fait pur, c'est l'impensable et inexprimable matière jamais saisie à l'état d'isolement et qu'Aristote posait à la limite de la connaissance.

Cette conception du continu dynamique est l'inévitable conséquence du principe d'identité ou plutôt le principe d'identité n'est en son fond que la loi même révélée par l'analyse de la position du donné comme présent et seulement comme présent. De cela même suit, comme nous allons voir, la nécessité d'une pensée transcendante par rapport au donné. Le principe d'identité vaut selon la doctrine d'Aristote pour le temps; il résulte de la nature du temps. Tout donné en tant que tel ne peut être pensé que comme tel dans le moment ou il est pensé. Un moment, c'est le fait d'être présent. Le principe d'identité rendrait toute pensée impossible, en supprimant toute relation; si les relations et la pensée qui les affirme appartenaient au temps, à la suite des moments classés, des avant et des après. Mais toute pensée ou affirmation est transcendante, et en ce sens n'est pas soumise au principe d'identité. Elle est en effet l'unité d'un tout; et chaque élément de ce tout qu'elle pense éminemment se déroule dans le temps et est dans chaque moment pensé comme un. La pensée est une, mais non comme le donné qui est et ne peut être que ce qu'il est en tant que présent, qui ne peut par lui-même se dépasser lui-même. Elle est une et en même temps plusieurs. Cela ne fait pas d'ailleurs que la loi ou la pensée puisse être dite créatrice du donné; car ce donné qu'elle porte en elle, elle le reconnaît cependant comme autre qu'elle. Mais si elle essaie d'autre part d'attribuer un pouvoir propre à ce donné qui lui est proposé, elle s'aperçoit qu'elle ne peut lui attribuer qu'un pouvoir analogue à notre liberté: c'est-à-dire une pensée pratique; nous le verrons plus loin à propos de la spontanéité. Affirmation de lois ou affirmation de quelque chose qui est dans la nature comme une affirmation théorique de la nature: voilà la pensée théorique, que celle-ci soit ou non nécessaire, posée une fois pour toutes, ou progressivement révélée. Affirmation du pouvoir de notre affirmation même, voilà la pensée pratique dont l'analogue existe sans doute aussi dans la nature. Mais dans les deux cas, le donné n'est que donné, et en tant que i donne présent, immédiatement présent, de sorte qu'il ne pourrait se dépasser lui-même sans la collaboration d'une pensée transcendante non soumise au principe d'identité et capable d'unir ce que celui-ci isole. La pensée rationnelle ou réelle unit et distingue elle aussi, mais conformément à l'expérience ou plutôt à la pensée que l'expérience révèle ou, si l'on admet une doctrine a priori, conformément à une nécessité d'un autre ordre. On a dit justement en ce sens que le principe d'identité ne s'appliquait pas au réel; car il n'y a pas un donné dont on puisse dire qu'il ne peut être pensé comme autre; comme semblable ou dissemblable. En tant qu'il est pensé il cesse d'être seulement lui; mais il est lié à un autre dans une pensée, dans une relation ou une loi. La pensée exige peut-être, nous n'avons pas à discuter ici l'hypothèse, qu'à un certain moment le donné ne se déroule plus, que les existences soient simples; l'atomisme absolu. Peut-être au contraire chacun des donnés qu'elle pose n'est-il qu'une occasion pour l'affirmation de choisir à son gré dans un donné — selon les indications de l'expérience ou une nécessité a priori — les points d'arrêt qu'elle veut. Mais l'hypothèse même de l'atomisme supposant des éléments distincts suppose un minimum de diversité, et l'unité qu'elle établit n'est pas celle qu'exigerait le principe d'identité. La logique pure se place dans l'hypothèse de l'élimination de toute pensée, de tout transcendant, bien loin d'être l'achèvement de la pensée; elle traite toute affirmation comme un donné, lui attribue l'immutabilité de donné comme tel. Elle n'est autre que l'art de découvrir les tautologies dans les limites de cette hypothèse. Elle varie donc avec les donnés qu'elle pose hypothétiquement comme tels: la syllogistique n'est autre qu'un certain art de découvrir les tautologies dans l'hypothèse d'une certaine conception des genres et des espèces. On a le tort à cause de cela de désigner du nom de distinctions logiques les distinctions qualitatives; car au point de vue logique strict, il n'y a pas de genre ni d'espèces; mais seulement des donnés; de ce point de vue on ne peut admettre qu'un atomisme qui poserait comme sans relations entre eux les atomes eux-mêmes. S'il y a des qualités invinciblement dissemblables, et en ce sens inconciliables, elles ne le sont pas logiquement: logiquement elles demeurent toutes absolument isolées; elles le sont parce que la pensée n'aperçoit aucun moyen de les rapprocher dans leur qualité. L'analyse que nous opposons à la théorie de M. Bergson n'est pas une analyse logique. C'est une analyse qualitative concrète qui constate l'irréductibilité de certains genres; et s'oppose à une description qui confond les relations de fait et les relations qualitatives ou si l'on veut idéales.


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