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Les facultés mentales de l'homme et celles des animaux inférieurs - Partie 5

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1871, par Darwin C.

Conscience de soi, individualité, abstraction, idées générales, etc. — Il serait inutile d'entreprendre la discussion de ces facultés élevées, qui, suivant plusieurs auteurs récents, constituent la seule et la plus complète des distinctions entre l'homme et la bêle, car il n'y a pas deux auteurs dont les définitions s'accordent. Des facultés d'un ordre aussi élevé ne pouvaient pas se développer pleinement dans l'homme osant que ses aptitudes mentales fussent arrivées à un niveau supérieur, ce qui implique l'usage d'une langue parfaite. Personne ne suppose qu'un animal inférieur réfléchisse d'où il vient et où il va, — sur la mort et la vie, et ainsi de suite; mais pouvons-nous être sûrs qu'un vieux chien ayant une excellente mémoire et quelque imagination, comme le montrent ses rêves, ne réfléchisse jamais sur ses anciens plaisirs de la chasse? Ce serait là une forme de conscience de soi. D'autre part, comme le fait remarquer Büchner, combien peu la femme, surmenée par le travail, d'un sauvage australien, dégradé, qui n'emploie presque point de mots abstraits et ne compte que jusqu'à quatre, exercera-t-elle la conscience d'elle-même, ou pourra-t-elle réfléchir sur la nature de sa propre existence.

Le fait que les animaux conservent leur individualité est au-dessus de toute contestation. Lorsque, dans l'exemple mentionné précédemment du chien, ma voix évoque toute une série d'anciennes associations dans sa pensée, il doit avoir conservé son individualité mentale, quoique chaque atome de son cerveau ait dû avoir été plus d'une fois renouvelé pendant l'intervalle de cinq ans. Ce chien aurait pu rappeler l'argument récemment avancé pour écraser tous les évolutionnistes, et dire: « Je persiste au milieu de toutes les dispositions mentales et tous les changements matériels... L'idée que les atomes laissent leurs impressions à titre de legs aux autres atomes prenant la place qu'ils quittent, contredit l'affirmation de l'état conscient, et est fausse par conséquent; mais comme c'est là l'idée nécessaire pour l'évolution, l'hypothèse est donc fausse. »

Sentiment du beau. — On a déclaré que ce sentiment était spécial à l'homme; mais lorsque nous voyons des oiseaux mâles déployant laborieusement devant leurs femelles leurs plumes aux splendides couleurs, pendant que d'autres oiseaux, qui ne sont point ainsi décorés, ne se livrent à aucune démonstration semblable, il n'est pas possible de mettre en doute que les femelles n'admirent la beauté de leurs compagnons mâles. Les femmes se servant partout de ces plumes comme éléments de décoration, leur beauté comme objet d'ornementation ne saurait être contestée. Les oiseaux qui, décorant avec goût leurs passages de jeu avec des objets de couleurs gaies, comme le font les oiseaux-mouches pour leur nid, fournissent ainsi la preuve qu'ils possèdent un sentiment du beau. De même pour le chant des oiseaux, les douces mélodies qu'exhalent les mâles pendant la saison des amours sont certainement l'objet de l'admiration des femelles, fait dont nous fournirons plus loin la preuve. Si en effet ces dernières étaient incapables d'apprécier les splendides couleurs, les ornements et les voix de leurs mâles, toute la peine et les soucis qu'ils se donnent pour déployer leurs charmes aux regards des femelles seraient inutiles, ce qui est impossible à admettre. Nous ne pouvons, je crois, pas plus expliquer pourquoi certains sons et couleurs excitent du plaisir lorsqu'ils s'harmonisent, que pourquoi certains goûts et odeurs sont agréables; mais il est certain que beaucoup d'animaux inférieurs admirent avec nous les mêmes sons et les mêmes couleurs.

Le goût du beau, en ce qui concerne du moins la beauté féminine, n'est pas de nature spéciale dans l'esprit humain, car, comme nous le verrons, il diffère beaucoup dans les différentes races, et n'est même pas identique dans les nations diverses d'une même race. A en juger par les ornements hideux et la musique non moins atroce qu'admirent la plupart des sauvages, on pourrait conclure que leurs facultés esthétiques sont à un état de développement inférieur à celui qu'elles ont atteint chez quelques animaux, comme les oiseaux. Il est évident qu'aucun animal ne serait capable d'admirer des scènes comme le ciel pendant la nuit, un beau paysage ou une musique savante; ces goûts relevés dépendant, comme ils le sont, de la culture des associations d'idées complexes, n'étant déjà nullement appréciés par les barbares ou les personnes dépourvues d'éducation.

Plusieurs des facultés qui ont contribué de la manière la plus utile à l'avancement progressif de l'homme, telles que l'imagination, l'étonnement, la curiosité, un sentiment indéfini du beau, une tendance à l'imitation, l'amour de l'excitation, de la nouveauté, ne pouvaient manquer de l’entraîner à des changements capricieux d'usage et de mode. Je fais allusion à ce point, parce qu'un écrivain vient tout récemment de s'arrêter d'une manière bizarre sur le caprice, « comme étant une des différences typiques les plus remarquables entre les sauvages et les bêtes ». Mais, non-seulement nous pouvons constater combien l'homme est capricieux, mais qu'il en est de même, comme nous le verrons plus tard, des animaux inférieurs, en ce qui concerne leurs affections, aversions, et sens du beau. Il y a aussi de bonnes raisons de soupçonner qu'ils aiment la nouveauté pour elle-même.

Croyance en Dieu. — Religion. — Il n'y a pas de preuves que l'homme ait été primitivement doué de la croyance relevée de l'existence d'un Dieu omnipotent. Il y a, au contraire, des démonstrations concluantes fournies, non par des voyageurs de passage, mais par des hommes ayant longtemps vécu avec les sauvages, qu'il a existé de nombreuses races et qu'il en existe encore, qui n'ont aucune idée d'un ou de plusieurs dieux, et n'ont pas, dans leur langue, de mot pour en exprimer l'idée.

La question est, cela va sans dire, distincte d'une autre d'ordre plus élevé, celle de savoir s'il existe un Créateur et Directeur de l'univers, et à laquelle les plus hautes intelligences ayant vécu ont répondu affirmativement.

Si, toutefois, nous comprenons sous le terme religion la croyance à des agents invisibles ou spirituels, le cas est tout à fait différent, car cette croyance parait être presque universelle chez les races moins civilisées. Il n'est pas difficile d'en comprendre l'origine. Aussitôt que les facultés importantes de l'imagination, l'étonnement et la curiosité, jointes à quelque puissance de raisonnement, ont été partiellement développées, l'homme aura naturellement cherché à comprendre ce qui se passait autour de lui, et à spéculer vaguement sur sa propre existence. Ainsi que le fait remarquer M. M'Lennan, « l'homme doit, pour lui-même, inventer quelque explication des phénomènes de la vie; et à en juger d'après son universalité, l'hypothèse la plus simple et la première à se présenter à son esprit, semble avoir été celle qu'on peut attribuer les phénomènes naturels à la présence, dans les animaux, les plantes et les choses, et dans les forces de la nature, d'esprits déterminant des actes semblables à ceux dont l'homme se conçoit le possesseur. » Il est probable, ainsi que le montre clairement M. Tylor, que la première notion des esprits a pris son origine dans le rêve, les sauvages ne distinguant pas volontiers entre les impressions subjectives et objectives. Les figures qui apparaissent au sauvage dans son rêve sont regardées par lui comme venant de loin et se tenant au-dessus de lui; « ou l'âme du rêveur part pour ses voyages, et revient avec le souvenir de ce qu'elle a vu ». Mais, jusqu'à ce que les facultés susnommées de l'imagination, curiosité, raison, etc., se soient passablement développées dans l'esprit humain, ses rêves ne pouvaient le conduire à croire aux esprits plus que dans le cas d'un chien.

La tendance qu'ont les sauvages à s'imaginer que les objets ou agents naturels sont animés par des essences spirituelles ou vivantes, peut se comprendre par un petit fait que j'ai eu occasion d'observer sur un chien qui m'appartenait. Cet animal adulte et très sensible se trouvait couché sur le gazon par un temps très chaud, à une certaine distance d'un parasol ouvert, auquel il n'aurait fait aucune attention si quelqu'un se fût trouvé à côté. Mais une légère brise en soufflant agitant de temps en temps le parasol, le chien accompagnait chaque mouvement de grognements et d'aboiements. Il doit donc, à ce que je crois, avoir, d'une manière rapide et inconsciente, estimé que ce mouvement sans cause apparente indiquait la présence de quelque agent vivant étranger n'ayant aucun droit d'être sur son territoire.

La croyance aux agents spirituels passe aisément à celle de l'existence d'un ou plusieurs dieux. Les sauvages attribuent naturellement aux esprits les mêmes passions, la même soif de vengeance, ou les formes les plus simples de la justice, et les mêmes affections que celles qu'ils ont eux-mêmes éprouvées. Les Fuégiens paraissent sous ce rapport être intermédiaires, car lorsque étant à bord du Beagle le chirurgien abattit quelques canards comme échantillons, York Minster déclara de la manière la plus solennelle: « Oh! M. Bynoe, beaucoup de pluie, beaucoup de neige, beaucoup de vent. » Entendant évidemment par là une punition pour le gaspillage de vivres humains. Il racontait aussi que, lorsque son frère avait tué un « sauvage » les orages avaient longtemps régné et il était tombé beaucoup de pluie et de neige. Nous ne découvririons jamais que les Fuégiens croient à quoi que ce soit que nous désignons par Dieu ou pratiquent aucun rite religieux; et Jemmy Button, avec un juste orgueil, avait résolument soutenu qu'il n'y avait pas de diables dans son pays. Cette dernière assertion est d'autant plus remarquable que, chez les sauvages, la croyance aux mauvais esprits est beaucoup plus répandue que celle des bons.

Le sentiment de la dévotion religieuse est très complexe, il se compose d'amour, d'une soumission complète à un supérieur mystérieux et élevé, d'un fort sentiment de dépendance, de crainte, de révérence, de gratitude, d'espoir pour l'avenir, et peut-être encore d'autres éléments. Aucun être ne saurait éprouver une émotion aussi complexe sans être déjà parvenu à un degré au moins modéré de facultés morales et intellectuelles. Nous remarquons néanmoins quelque rapprochement éloigné de cet état d'esprit dans l'amour profond qu'a le chien pour son maître, joint à sa soumission complète, un peu de crainte, et peut-être d'autres sentiments. La conduite du chien lorsqu'il retrouve son maître après une absence, ou celle d'un singe vis-à-vis de son gardien qu'il adore, sont fort différentes de celles qu'ils ont pour leurs camarades. Dans ce cas, les transports de joie paraissent être moins intenses, et toutes les actions manifestent plus d'égalité. Le professeur Braubach va jusqu'à admettre que le chien regarde son maître comme un dieu.

Les mêmes hautes facultés mentales qui ont en premier poussé l'homme à croire à des influences spirituelles invisibles, puis au fétichisme, polythéisme, et, en définitive, au monothéisme, ont dû le mener à diverses coutumes et superstitions étranges, aussi longtemps que sa puissance de raison est restée peu développée. Il y en a eu de terribles: — les sacrifices d'êtres humains immolés à un dieu sanguinaire; les personnes innocentes soumises aux épreuves du poison ou du feu; la sorcellerie, etc. — Il est cependant utile quelque-fois de réfléchir sur ces superstitions qui nous montrent quelle dette de reconnaissance nous devons aux progrès de notre raison, à la science et à toutes nos connaissances accumulées. Ainsi que l'a bien observé Sir J. Lubbock, il n'est pas trop de dire que « l'horreur terrible du mal inconnu est suspendue comme un nuage épais sur la vie sauvage et en rend tout plaisir amer ». Ces conséquences misérables et indirectes de nos plus hautes facultés peuvent être comparées aux erreurs incidentes et occasionnelles des instincts des animaux inférieurs.


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