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Les facultés mentales de l'homme et celles des animaux inférieurs - Partie 4

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1871, par Darwin C.

Langage. — On a avec raison regardé cette faculté comme une des principales distinctions existant entre l'homme et les animaux. Mais, ainsi que le remarque un juge compétent, l'archevêque Whately: « L'homme n'est pas le seul animal qui se serve du langage pour exprimer ce qui se passe dans son esprit, et puisse comprendre plus ou moins ce qu'exprime un autre. »

Le Cebus Azarae du Paraguay peut, lorsqu'il est excité, faire entendre au moins six sons distincts, qui provoquent chez les autres des émotions semblables. Nous comprenons les mouvements dans les traits et les gestes des singes, et selon Rengger et autres, ils comprennent en partie les nôtres. Un fait remarquable est celui que, depuis sa domestication, le chien a appris à aboyer dans quatre ou cinq tons distincts au moins. Bien que l'aboiement soit un art nouveau, il n'est pas douteux que les espèces sauvages, qui ont été les ancêtres du chien, n'aient exprimé leurs sentiments par des cris de natures diverses. Chez le chien domestique, nous avons l'aboiement d'impatience, comme à la chasse, celui de colère, le glapissement ou le hurlement du désespoir, comme lorsque l'animal est enfermé, celui de joie lors du départ pour la promenade; et le cri très distinct et suppliant par lequel le chien demande qu'on lui ouvre la porte ou la fenêtre.

Toutefois le langage articulé est spécial à l'homme, bien que, comme les autres animaux, il puisse exprimer ses intentions par des cris inarticulés, aidés de gestes et de mouvements des muscles de son visage. Cela est surtout vrai pour les sentiments les plus simples et les plus vifs, qui n'ont que peu de rapports avec notre intelligence plus élevée. Nos cris de douleur, de crainte, surprise, colère, joints aux actes qui leur sont appropriés, le murmure de la mère vis-à-vis de son enfant chéri, sont plus expressifs que des paroles. Ce n'est pas simplement le pouvoir d'articuler qui distingue l'homme des autres animaux, car, chacun le sait, le perroquet peut parler; mais c'est surtout sa grande puissance à rattacher des idées définies à des sons déterminés, qui dépend évidemment du développement de ses facultés mentales.

Un des fondateurs de la noble science de la philologie, Horne Tooke, remarque que le langage est un art, comme le brassage ou la boulangerie; mais l'écriture aurait été un terme de comparaison bien plus convenable. Ce n'est certainement pas un véritable instinct, car tout langage doit être appris. Il diffère toutefois beaucoup de tous les arts ordinaires, car l'homme a une tendance instinctive à parler, comme nous le montre le babillage des jeunes enfants; mais aucun d'eux n'a de tendance instinctive à brasser, faire le pain ou écrire. De plus, aucun philologue ne supposera actuellement qu'un langage ait été inventé de propos délibéré; chacun s'étant lentement et d'une manière inconsciente développé pas à pas. Les sons que font entendre les oiseaux offrent, sous plusieurs points de vue, le plus d'analogie avec le langage, car tous les membres d'une même espèce expriment leurs émotions par les mêmes cris instinctifs, et toutes les formes qui chantent exercent instinctivement cette faculté; mais le chant effectif, et même les notes d'appel sont apprises des parents réels ou nourriciers. Ces sons, ainsi que l'a prouvé Daines Harrington, « ne sont pas plus innés que le langage ne l'est chez l'homme. Les premiers essais de chant peuvent être comparés aux tentatives imparfaites que traduisent les premiers bégaiements de l'enfant. Les jeunes mâles continuent à s'y exercer, ou, comme disent les éleveurs, à étudier pendant dix ou onze mois. Dans leurs premiers essais, on reconnait à peine les rudiments du chant futur, mais à mesure qu'ils avancent en âge on aperçoit où ils cherchent à arriver, et ils finissent par le savoir d'une manière complète. Les couvées qui ont appris le chant d'une espèce distincte, comme les canaris qu'on élève dans le Tyrol, enseignent et transmettent leur nouveau chant à leurs propres descendants. Les différences naturelles légères de chant, chez une même espèce habitant des régions diverses, peuvent être avec justesse comparées, selon la remarque de Harrington, « à des dialectes provinciaux »; et les chants d'espèces voisines mais distinctes, aux langages des différentes races humaines. J'ai tenu à donner les détails qui précèdent pour montrer qu'une tendance instinctive à acquérir un art n'est point un fait particulier restreint à l'homme seul.

En ce qui regarde l'origine du langage articulé, après avoir lu, d'une part, les ouvrages fort intéressants de M. Hensleigh Wedgwood, le Rév. F. Farrar, et le professeur Schleicher, et, d'autre part, les célèbres lectures de Max Muller, je ne puis douter que le langage ne doive son origine à l'imitation et à la modification, aidées des signes et gestes, de divers sons naturels, des voix d'autres animaux, et des cris instinctifs de l'homme lui-même. Nous verrons, lorsque nous traiterons de la sélection sexuelle, que les hommes primitifs, ou plutôt quelque antique ancêtre de l'homme, a probablement usé largement de sa voix, comme le fait encore aujourd'hui un singe du genre Gibbon, pour émettre de véritables cadences musicales, soit chanter. Nous pouvons conclure d'analogies très généralement répandues que cette faculté a été spécialement exercée pendant l'époque où les sexes se recherchent pour exprimer les diverses émotions de l'amour, la jalousie, le triomphe, ou défier les rivaux. L'imitation de cris musicaux par des sons articulés a pu être l'origine de mots exprimant diverses émotions complexes. Nous devons attirer l'attention ici, comme se rattachant au sujet de l'imitation, sur la forte tendance que présentent les formes les plus voisines de l'homme, les singes, les idiots microcéphales, et les races barbares de l'humanité, à imiter tout ce qu'ils entendent. Les singes, comprenant certainement beaucoup de ce que l'homme leur dit, et, dans l'état de nature, pouvant pousser des cris signalant un danger pour leurs camarades, il ne semble pas bien incroyable que quelque animal simien plus sage ait eu l'idée d'imiter le hurlement d'un animal féroce pour avertir ses semblables du genre de danger qui les menace. Il y aurait, dans un fait de cette nature, un premier pas vers la formation d'un langage.

La voix étant de plus en plus exercée, les organes vocaux se seront renforcés et perfectionnés en vertu du principe des effets héréditaires de l'usage; ce qui aurait réagi sur la puissance de la parole. Mais il parait hors de doute que, sous ce point de vue, les rapports entre l'usage continu du langage et le développement du cerveau, ont eu une bien plus grande importance. Les aptitudes mentales ont dû être plus développées dans l'ancêtre primitif de l'homme que dans aucun singe existant, même avant qu'aucune forme de langage, si imparfaite qu'on la suppose, ait été en usage. Mais nous pouvons avec confiance admettre que l'usage continu et l'amélioration de cette faculté, ont dû réagir sur l'esprit en lui permettant et en lui facilitant la suite d'un plus long cours d'idées. On ne peut pas plus se livrer à une succession prolongée et complexe de pensées sans l'aide des mots, parlés ou non, qu'on ne peut faire un long calcul sans avoir des signes, ou se servir de l'algèbre. Il parait aussi que même le cours des idées ordinaires nécessite quelque forme de langage, car on a observé que Laura Bridgman, fille aveugle et sourde-muette, se servait de ses doigts dans le rêve. Une longue succession d'idées vives et en connexion mutuelle peut néanmoins traverser l'esprit sans le concours d'aucune espèce de langage, fait que nous pensons inférer des rêves prolongés qui s'observent chez les chiens. Nous avons vu que les chiens de chasse peuvent raisonner dans une certaine mesure, ce qu'ils font évidemment sans l'aide d'aucun langage. Les connexions intimes entre le cerveau et la faculté du langage, telle qu'elle est développée chez l'homme, ressortent nettement de ces affections curieuses du cerveau, dans lesquelles l'articulation est spécialement atteinte, ou le pouvoir de se rappeler les substantifs disparaît, tandis que la mémoire d'autres mots subsiste intacte. Il n'y a pas plus d'improbabilité à ce que les effets de l'usage continu des organes de la voix et de l'esprit soient devenus héréditaires, qu'il n'y en a à ce que l'écriture qui dépend à la fois de la structure de la main et de la disposition de l'esprit soit aussi héréditaire; fait qui est certain.

Il n'est pas difficile de voir pourquoi les organes qui servent actuellement au langage ont été originellement perfectionnes dans ce but, plutôt que d'autres. Les fourmis communiquent entre elles par leurs antennes, ainsi que l'a montré Huber, qui consacre un chapitre entier à leur langage. Nous aurions pu nous servir de nos doigts comme instruments efficaces, car avec de l'habitude on peut transmettre à un sourd chaque mot d'un discours prononcé en public; mais alors la perte des mains eût été un inconvénient sérieux. Tous les mammifères supérieurs, ayant les organes vocaux construits sur le même plan général que le nôtre, et servant de moyen de communication, il est probable que, si ce dernier devait s'améliorer, les mêmes organes eussent dû se développer davantage: ce qui s'est effectué à l'aide de parties bien ajustées et adaptées, à savoir, la langue et les lèvres. Le fait que les singes supérieurs ne se servent pas de leurs organes vocaux pour parler, dépend sans doute de ce que leur intelligence n'est pas suffisamment avancée. Le fait qu'ils ne se servent pas pour parler d'organes qui par une pratique suivie auraient pu servir à cet usage, trouve son semblable chez les oiseaux, qui, bien que pourvus d'organes propres au chant, ne chantent jamais. Ainsi les organes vocaux du rossignol et du corbeau, bien que présentant une construction semblable, et produisant chez le premier les chants les plus variés, chez le dernier ne donnent qu'un simple croassement.

La formation des différentes espèces et des langues distinctes, et les preuves que toutes deux se sont développées par une marche graduelle, sont curieusement les mêmes. Mais nous pouvons retracer bien plus en arrière que dans le cas de l'espèce, l'origine de beaucoup de mots, car nous apercevons qu'ils proviennent d'une imitation de sons divers, comme dans la poésie allitérative. Nous rencontrons dans des langues distinctes des homologies frappantes dues à la communauté de descendance, et des analogies dues à un semblable procédé de formation. La manière dont certaines lettres ou sons changent avec d'autres rappelle la corrélation de croissance. Dans les deux cas, nous avons la réduplication de parties, les effets de l'usage longtemps continu, et ainsi de suite. La présence fréquente de rudiments tant dans les langues que les espèces, est encore plus remarquable. Dans l'orthographe des mots, il reste souvent des lettres représentant les rudiments d'anciennes prononciations. Les langues, comme les êtres organiques, peuvent se classer en groupes subordonnés, et naturellement selon leur dérivation, ou artificiellement, d'après d'autres caractères. Des langues et dialectes dominants se répandent largement et entraînent à l'extinction d'autres langages. La langue une fois éteinte, comme l'espèce, ne reparaît jamais, ainsi que le remarque Sir C. Lyell. Le même langage n'a jamais deux lieux de naissance; et des langues distinctes peuvent se croiser ou se mélanger ensemble. Nous voyons la variabilité dans toutes les langues, dans lesquelles de nouveaux mots s'introduisent constamment; mais, comme la mémoire est limitée, quelques-uns d'entre eux, comme les langues entières, s'éteignent peu à peu. Selon l'excellente remarque de Max Müller: « Il y a une lutte incessante pour l'existence entre les mots et les formes grammaticales dans chaque langue. Les formes les meilleures, les plus courtes et les plus faciles, tendent constamment à prendre le dessus, et doivent leur succès à leur vertu inhérente propre. » On peut, je crois, ajouter à ces causes plus importantes de la survivance de certains mots, la pure nouveauté; car, en toutes choses, il y a chez l'esprit humain un amour prononcé pour de légers changements. Cette survivance et conservation de certains mots favorisés dans la lutte pour l'existence est une sélection naturelle.

La construction très régulière et étonnamment complexe des langues d'un grand nombre de nations barbares, a été souvent opposée comme une preuve ou de leur origine divine, ou de l'élévation de l'art et de l'antique civilisation de leurs fondateurs. Ainsi F. von Schlegel écrit: « Dans ces langues qui paraissent occuper le degré le plus bas de la culture intellectuelle, nous observons fréquemment que leur structure grammatical est élaborée à un haut degré. C'est surtout le cas du Basque et du Lapon, ainsi que de beaucoup de langues américaines. » Mais il est certainement inexact de regarder une langue comme un art dans ce sens qu'elle aurait été méthodiquement élaborée et formée. Les philologues admettent généralement aujourd'hui que les conjugaisons, déclinaisons, etc., existaient à l'origine comme mots distincts, depuis réunis; et comme ce genre de mots exprime les rapports les plus clairs entre les objets et les personnes, il n'est pas étonnant qu'ils aient été usités dans la plupart des races des premiers âges. L'exemple suivant pourra nous montrer combien nous pouvons nous tromper en ce qui regarde la perfection: Parfois un Crinoïde ne compte pas moins de cent cinquante mille pièces, toutes rangées avec une parfaite symétrie en lignes rayonnantes; mais le naturaliste ne considère point un animal de ce genre comme plus parfait qu'un du type bilatéral, formé de parties moins nombreuses, et qui ne sont semblables entre elles que sur les côtés opposés du corps. Il considère avec raison que le critère de la perfection se trouve dans la différenciation et la spécialisation des organes. Il en est de même des langues, dont la plus symétrique et compliquée ne doit pas être mise au-dessus d'autres plus irrégulières, abrégées et croisées qui ont emprunté des mots expressifs et d'utiles formes de construction, de diverses races conquérantes, conquises ou immigrantes.

Je conclus de ces quelques remarques incomplètes que la construction très complexe et régulière d'un grand nombre de langues barbares n'est point une preuve qu'elles doivent leur origine à un acte spécial de création. La faculté du langage articulé n'est pas non plus une objection insurmontable à la croyance que l'homme se soit développé d'une forme inférieure.


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