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Les facultés mentales de l'homme et celles des animaux inférieurs - Partie 3

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1871, par Darwin C.

On a dans divers ouvrages recueilli tant de faits qui montrent qu'il y a chez les animaux quelque degré de raison, que je ne citerai ici que deux ou trois cas, signalés par Rengger, et relatifs aux singes américains, qui sont assez bas dans leur ordre. Il raconte que les premiers œufs qu'il avait donnés à ses singes avaient été maladroitement écrasés de manière qu'une grande partie de leur contenu fut perdu; mais qu'ensuite ils étaient arrivés à frapper doucement une de leurs extrémités contre un corps dur, puis enlevaient les fragments de coquille à l'aide de leurs doigts. Après s'être une fois coupés avec un instrument tranchant, ils n'osaient plus y toucher, ou ne le maniaient qu'avec les plus grands soins. On leur donnait souvent des morceaux de sucre enveloppés dans du papier, et Rengger y ayant quelquefois substitué une guêpe vivante, ils avaient été piqués en le déployant à la hâte; mais ensuite ils eurent le soin de toujours porter le paquet à l'oreille pour savoir si quelque bruit se produisait au dedans. Si de pareils faits, et chacun peut en observer de semblables chez le chien, ne suffisent pas pour convaincre que l'animal peut raisonner, je n'en saurais ajouter d'autres plus convaincants. Néanmoins je citerai un cas relatif au chien, parce qu'il repose sur l'observation de deux observateurs distincts, et ne peut guère dépendre de la modification d'aucun instinct.

M. Colquhoun ayant blessé à l'aile deux canards sauvages, ceux-ci étaient tombés sur la rive opposée d'un ruisseau, où son chien chercha à les rapporter tous deux ensemble sans pouvoir y parvenir. L'animal, qui avant n'avait jamais froissé une plume, se décida à tuer un des oiseaux, apporta celui qui était vivant et retourna pour chercher le mort. Le colonel Hutchinson raconte le cas de deux perdrix atteintes d'un même coup de feu, dont l'une fut tuée et l'autre blessée; cette dernière se sauva et fut rattrapée par le chien, qui, en revenant sur ses pas, rencontra l'oiseau mort: « il s’arrêta évidemment très embarrassé, et après une ou deux tentatives; voyant qu'il ne pouvait pas relever le mort sans risquer de lâcher le vivant, il tua résolument ce dernier, et les rapporta tous les deux. Ce fut le seul cas connu où ce chien eut volontairement détruit le gibier. » Nous avons ici de la raison, bien qu'imparfaite, car le chien aurait pu rapporter d'abord l'oiseau blessé, puis retourner pour chercher le mort, comme dans le cas précédent des deux canards sauvages.

Les muletiers de l'Amérique du Sud disent: « Je ne veux pas vous donner la mule dont le pas est le plus agréable, mais la mas racional (celle qui raisonne le mieux); » à quoi Humboldt ajoute: « Cette expression populaire, dictée par une longue expérience, combat le système des machines animées, mieux peut-être que tous les arguments de la philosophie spéculative. »

Nous avons maintenant, je crois, montré que l'homme et les animaux supérieurs, les primates surtout, ont en commun quelques instincts. Tous ont les mêmes sens; intuitions et sensations, — des passions, affections et émotions, même compliquées, semblables. Ils éprouvent l'étonnement et la curiosité: ils possèdent les mêmes facultés d'imitation, d'attention, de mémoire, d'imagination et de raison; bien qu'à des degrés fort différents.

Beaucoup d'auteurs, néanmoins, insistent fortement sur l'idée que les facultés mentales de l'homme constituent entre lui et les animaux inférieurs une infranchissable barrière. J'ai recueilli autrefois une vingtaine d'aphorismes de ce genre; mais je ne crois pas qu'ils vaillent la peine d'être indiqués ici, leurs immenses différences et leur nombre suffisant pour montrer la difficulté, sinon l'impossibilité de la tentative. On a affirmé que l'homme seul est capable d'une amélioration progressive; que seul il se sert d'outils ou de feu, domestique les autres animaux, connaît la propriété ou emploie le langage; qu'aucun autre animal n'a conscience de lui-même, ne se comprend, ne jouit de la faculté de l'abstraction, ou possède des idées générales; que l'homme seul a le sentiment du beau, est sujet au caprice, éprouve la reconnaissance, est sensible au mystère, etc., croit en Dieu, ou est doué d'une conscience. Je hasarderai quelques remarques sur ceux de ces points qui sont les plus importants et intéressants.

L'archevêque Sumner a autrefois soutenu que l'homme seul est capable d'amélioration progressive. En ce qui regarde l'animal, et d'abord l'individu, tous ceux qui ont de l'expérience en matière de chasse aux pièges, savent que les jeunes animaux s'y font prendre bien plus aisément que les vieux, et que l'ennemi qui les poursuit peut plus facilement s'approcher d'eux. Même en ce qui concerne les animaux âgés, il est impossible d'en prendre beaucoup dans un même lieu et dans une même sorte de trappe, ou de les détruire au moyen d'une seule espèce de poison; il est cependant improbable que tous aient goûté à ce dernier ou été pris dans les pièges. C'est en voyant leurs semblables pris ou empoisonnés qu'ils doivent apprendre la prudence. Dans l'Amérique du Nord, où l'on chasse depuis longtemps les animaux à fourrure, tous les témoignages des observateurs s'accordent à leur reconnaître une dose incroyable de sagacité, de prudence et de ruse; mais on y a pratiqué la trappe depuis assez longtemps pour que l'hérédité ait pu entrer en jeu.

Si nous considérons les générations successives, ou la race, il n'est pas douteux que les oiseaux et autres animaux acquièrent et perdent à la fois et graduellement la prudence vis-à-vis de l'homme ou autres ennemis; et cette prévoyance, certainement en grande partie une habitude ou instinct transmis par hérédité, est aussi un résultat partiel d'expérience individuelle. Leroy, un bon observateur, a constaté que là où l'on chasse beaucoup le renard, les jeunes, sortant de leur terrier, sont incontestablement beaucoup plus circonspects que les vieux habitants des régions où on les dérange peu.

Nos chiens domestiques descendent des loups et chacals, et bien qu'ils n'aient pas gagné en ruse, et peuvent avoir perdu quant à la circonspection et à la prudence, ils ont cependant progressé dans certaines qualités morales, telles que l'affection, la confiance, le caractère, et probablement l'intelligence générale. Le rat commun a conquis et battu plusieurs autres espèces dans quelques parties de l'Amérique du Nord, la Nouvelle-Zélande, et récemment à Formose, ainsi que sur le continent Chinois. M. Swinhoe, décrivant ces derniers cas, attribue la victoire du rat commun sur le grand Mus coninga, à sa ruse plus développée, qualité qu'on peut attribuer à l'emploi et l'exercice habituel de toutes ses facultés pour échapper à l'extirpation par l'homme, ainsi qu'au fait qu'il aura successivement détruit tous les rats moins rusés et moins intelligents que lui. Vouloir soutenir sans preuves directes que, dans le cours des âges, aucun animal n'a progressé en intelligence ou autres facultés mentales, est supposer ce qui est en question dans l'évolution de l'espèce. Nous verrons plus loin que, d'après Lartet, des mammifères existants appartenant à plusieurs ordres ont le cerveau plus grand que leurs anciens prototypes tertiaires.

On a souvent dit qu'aucun animal ne se sert d'outils; mais, à l'état de nature, le chimpanzé brise, à l'aide d'une pierre, un fruit indigène à coque dure ressemblant à une noix. Rengger ayant appris aisément à un singe américain à ouvrir ainsi des noix de palmes, il se servit ensuite du même procédé pour ouvrir d'autres sortes de noix, ainsi que des boites. Il enlevait aussi de même à un fruit sa mince enveloppe, qui était désagréable au goût. Un autre singe, auquel on avait appris à ouvrir le couvercle d'une grande caisse avec un bâton, se servit ensuite du bâton comme d'un levier pour remuer les corps pesants, et j'ai moi-même vu un jeune orang enfoncer un bâton dans une crevasse, puis, le saisissant par l'autre bout, s'en servir comme d'un levier. Les pierres et bâtons servant d'outils dans les cas précités sont également employés comme armes. Brehm assure, sur l'autorité du voyageur Schimper, que lorsque, en Abyssinie, les babouins de l'espèce C. gelada descendent des montagnes pour piller les plaines, ils rencontrent quelquefois des bandes de C. hamadryas, avec lesquelles ils entrent en lutte. Les geladas font descendre de grosses pierres roulantes que les hamadryas cherchent à éviter, puis les deux espèces se précipitent avec fureur l'une sur l'autre en faisant un vacarme effroyable, Brehm, accompagnant le duc de Cobourg-Gotha, prit part à une attaque faite avec des armes à feu contre une troupe de babouins dans la passe de Mensa, en Abyssinie. Ceux-ci ripostèrent en faisant rouler sur les flancs de la montagne une telle quantité de pierres, dont quelques-unes avaient la grosseur d'une tête, que les assaillants durent vivement battre en retraite, et que la passe fut pour quelque temps impossible à franchir pour la caravane. Il faut noter que, dans cette circonstance, les singes agissaient avec ensemble. Dans trois occasions, M. Wallace a vu des orangs femelles, accompagnées de leurs petits, « arracher les branches et fruits épineux de l'arbre Durian avec toute l'apparence de la fureur, et produire ainsi une grille de projectiles de nature à nous empêcher de nous en approcher.

Un singe du Zoological Gardens, dont les dents étaient faibles, ouvrait les noisettes avec une pierre; et je tiens des gardiens que cet animal, après s'en être servi, avait l'habitude de la cacher dans la paille, et s'opposait à ce qu'aucun autre singe n'y touchât. Il y a là donc une idée de propriété, mais que nous trouvons commune à tout chien ayant un os, ou à la plupart des oiseaux possédant un nid.

Le duc d'Argyll fuit remarquer que le fait de façonner un instrument dans un but spécial est absolument particulier à l'homme, et le considère comme établissant entre lui et les animaux une différence immense. La distinction est incontestablement importante, mais il me semble qu'il y a beaucoup de vérité dans l'assertion de sir J. Lubbock, que lorsque l'homme primitif a employé d'abord des silex pour un usage quelconque, il peut les avoir accidentellement brisés, et alors tiré parti de leurs éclats tranchants. La distance de ce pas fait jusqu'à celui de les briser avec intention est peu considérable, et celui de les façonner grossièrement ne l'est pas davantage. Ce dernier progrès, cependant, peut avoir réclamé une longue période, si nous en jugeons par l'immense intervalle de temps qui a dû s'écouler avant que les hommes de la période néolithique en soient arrivés à user et polir leurs outils de pierre. En brisant les silex, ainsi que le remarque encore Sir J. Lubbock, des étincelles ont pu se produire, et, en les usant, de la chaleur se dégager: « D'où l'origine possible des deux méthodes usuelles pour se procurer du feu. » La nature du feu peut aussi avoir été connue dans les nombreuses régions volcaniques où la lave coule parfois dans les forêts. Les singes anthropomorphes, guidés probablement par l'instinct, se construisent des plates-formes temporaires, mais comme beaucoup d'instincts sont largement contrôlés par la raison, les plus simples, tels que celui de la construction d'une plate-forme, ont pu devenir un acte volontaire et conscient. On sait que l'orang se couvre la nuit de feuilles de Pandanus, et Brehm a vu un de ses babouins qui avait l'habitude de s'abriter de la chaleur du soleil en mettant un paillasson sur sa tête. Nous pouvons probablement voir dans les habitudes de ce genre un premier pas vers quelques-uns des arts les plus simples, notamment l'architecture grossière et les vêtements, tels qu'ils ont dû apparaître chez les premiers ancêtres de l'homme.


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