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Les facultés mentales de l'homme et celles des animaux inférieurs - Partie 1

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1871, par Darwin C.

L'homme porte dans sa conformation corporelle des traces évidentes de sa provenance d'une forme inférieure; mais on peut objecter que cette conclusion doit être erronée, l'homme différant si considérablement de tous les autres animaux par la puissance de ses facultés mentales. Il n'y a aucun doute que, sous ce rapport, la différence ne soit immense, même si nous ne comparons qu'un sauvage de l'ordre le plus inférieur, n'ayant point de mots pour exprimer un nombre dépassant quatre, n'employant aucun terme abstrait pour les objets les plus ordinaires ou les affections, au singe le plus hautement organisé. La différence resterait encore, sans doute, immense, même pour un des singes supérieurs, amélioré et civilisé au point où en est arrivé le chien, si on le compare à sa forme souche, le loup ou le chacal. On range les Fuégiens parmi les barbares les plus inférieurs; mais j'ai toujours été surpris de voir combien les trois naturels de cette race, à bord du vaisseau le Beagle, qui avaient vécu quelques années en Angleterre, et parlaient un peu la langue de ce pays, nous ressemblaient par leur disposition et la plupart de nos facultés mentales. Si aucun être organisé, l'homme excepté, n'eût possédé de facultés de cet ordre, ou que ces facultés eussent été chez ce dernier d'une nature différente de ce qu'elles sont chez les animaux, jamais nous n'aurions pu nous convaincre que nos hautes facultés aient pu résulter d'un développement graduel. Mais on peut clairement démontrer qu'il n'y n aucune différence fondamentale de ce genre. Nous devons aussi admettre qu'il y a un intervalle infiniment plus large entre l'activité mentale d'un poisson de l'ordre le plus inférieur, tel qu'une lamproie ou un amphioxus, et un des singes les plus élevés, qu'entre celui-ci et l'homme; cet intervalle est cependant rempli par d'innombrables gradations.

La différence dans la disposition morale n'est pas non plus légère entre un barbare, tel que celui dont parle l'ancien navigateur Byron, qui broya son enfant en le lançant contre les rochers pour avoir laissé tomber un panier d'oursins, et un Howard ou un Clarkson ; et en intelligence, entre un sauvage qui n'emploie aucun terme abstrait et un Newton ou un Shakespeare. Les différences de ce genre existant entre les hommes le plus éminents des races les plus élevées et les sauvages les plus bas, sont reliées par les gradations les plus délicates. Il est donc possible qu'elles passent et se développent des unes aux autres.

Mon but est seulement de montrer dans ce chapitre qu'il n'y a aucune différence fondamentale entre l'homme et les mammifères les plus élevés dans leurs facultés mentales. J'aurais à traiter brièvement ici les divisions du sujet dont chacune pourrait faire l'objet d'un essai séparé. Comme aucune classification des facultés mentales n'a encore été universellement acceptée, je disposerai mes remarques dans l'ordre qui conviendra le mieux au but que je me propose, en choisissant les faits qui m'ont le plus frappé, avec l'espoir qu'ils produiront quelque effet sur mes lecteurs.

En ce qui touche aux animaux placés très bas dans l'échelle, je signalerai, à propos de la sélection sexuelle, quelques faits additionnels qui montrent que leurs facultés mentales sont plus élevées qu'on n'aurait pu s'y attendre. Nous donnerons ici quelques exemples de la variabilité des facultés chez les individus de la même espèce, qui constitue pour nous un point important. Mais il serait superflu d'entrer dans de trop grands détails sur ce chef, car j'ai pu reconnaître, par mes recherches, que l'opinion unanime de tous ceux qui se sont longtemps occupés d'animaux de bien des espèces, y compris les oiseaux, est que les individus diffèrent beaucoup quant à leurs facultés mentales. Il serait aussi inutile de chercher comment elles si sont développées en premier chez les formes inférieures, que de chercher l'origine de la vie. Ce sont là des problèmes réservés à une époque future encore bien éloignée, si l'homme doit jamais parvenir à les résoudre.

L'homme possédant les mêmes sens que les animaux, ses intuitions fondamentales doivent être les mêmes. L'homme a avec eux quelques instincts communs, comme ceux de la conservation de soi, l'amour sexuel, l'amour de la mère pour sa progéniture récemment née, l'aptitude qu'a celle-ci de sucer, et ainsi de suite. L'homme cependant a peut-être moins d'instincts que n'en possèdent les animaux qui, dans la série, sont le plus près de lui. L'orang, dans les îles orientales, et le chimpanzé, en Afrique, construisent des plates-formes sur lesquelles ils dorment, et les deux espèces ayant la même habitude, on peut dire que c'est un fait dû à l'instinct; mais nous ne pouvons être certains qu'il ne soit pas le résultat de ce que les deux animaux ont éprouvé les mêmes besoins et possèdent les mêmes facultés de raisonnement. Ces singes, ainsi que nous pouvons l'admettre, évitent les nombreux fruits vénéneux des tropiques, savoir que l'homme n'a pas; mais comme nos animaux domestiques, transportés en pays étranger et mis au vert au printemps, mangent souvent des herbes vénéneuses qu'ils refusent ensuite, nous ne pouvons pas non plus être sûrs que les singes n'aient pas appris, par leur propre expérience ou celle de leurs parents, à connaitre les fruits qu'ils devaient choisir. Il est toutefois certain, comme nous allons le voir, que les singes éprouvent une terreur instinctive à la vue des serpents, et probablement d'autres animaux dangereux.

Le petit nombre et la simplicité comparative des instincts chez les animaux supérieurs contrastent remarquablement avec ceux des animaux inférieurs. Cuvier soutenait que l'instinct et l'intelligence étaient en raison inverse; d'autres ont pensé que les facultés intellectuelles des animaux élevés se sont graduellement développées de leurs instincts. Mais Pouchet a montré, dans un essai intéressant, qu'il n'existe réellement aucune raison inverse de ce genre. Les insectes qui possèdent les instincts les plus remarquables sont certainement les plus intelligents. Les membres les moins intelligents de la série des vertébrés, à savoir les poissons et les amphibiens, n'ont pas d'instincts compliqués; et parmi les mammifères, l'animal le plus remarquable par les siens, le castor, possède une grande intelligence, ainsi que l'admettront tous ceux qui ont lu l'excellent travail de M. Morgao sur cet animal.

Quoique, d'après M. Herbert Spencer, les premières lueurs de l'intelligence se soient développées par la multiplication et la coordination d'actions réflexes, et bien qu'un grand nombre d'instincts simples passant graduellement à des actes de cette nature, ne peuvent presque plus en être distingués, comme le cas de la succion chez les jeunes animaux, les instincts plus compliqués paraissent cependant s'être formés indépendamment de l'intelligence. Je suis toutefois très éloigné de vouloir nier que des actions instinctives puissent perdre leur caractère fixe et non appris, et être remplacées par d'autres accomplies par la libre volonté. D'autre part, certains actes d'intelligence — tels que, par exemple, celui des oiseaux des îles océaniques apprenant à éviter l'homme — peuvent, après avoir été pratiqués par plusieurs générations, se convertir en instincts qui deviennent héréditaires. On peut donc alors dire qu'ils ont un caractère d'infériorité, car ils ne sont plus accomplis par raison ou par expérience. Mais la plupart des instincts plus complexes paraissent avoir été gagnés d'une manière toute différente, par une sélection naturelle des variations d'actes instinctifs plus simples. De pareilles variations paraissent résulter des mêmes causes inconnues qui, occasionnant de légères variations ou différences individuelles dans les autres parties du corps, agissent de même sur l'organisation cérébrale, et déterminent ainsi des changements que, dans notre ignorance, nous considérons comme spontanés. Je ne crois pas que nous puissions arriver à une autre conclusion sur l'origine des instincts les plus complexes, lorsque nous songeons à ceux des fourmis ou abeilles ouvrières stériles, qui sont si remarquables, d'autant plus que les individus qui les manifestent ne laissent point de progéniture pour hériter des effets de l'expérience et des habitudes modifiées. Bien qu'un degré élevé d'intelligence soit certainement compatible avec l'existence d'instincts compliqués, comme nous le voyons dans les insectes dont nous venons de parler et le castor, il n'est pas improbable que les deux puissent jusqu'à un certain point agir sur leur développement réciproque. Nous ne savons que peu de chose des fonctions du cerveau, mais nous pouvons remarquer qu'a mesure que les facultés intellectuelles se développent, les diverses parties du cerveau doivent être en rapports de communication les plus complexes, et que, comme conséquence, chaque portion distincte doit tendre à devenir moins apte à répondre d'une manière définie et uniforme, c'est-à-dire instinctive, à des sensations particulières ou associées.

J'ai cru devoir faire cette digression, parce que nous pouvons aisément évaluer trop bas l'activité mentale des animaux supérieurs et surtout de l'homme, lorsque nous comparons leurs actes basés sur la mémoire d'événements passés, la prévoyance, la raison et l'imagination, avec d'autres actes tout à fait semblables effectués instinctivement par des animaux inférieurs; dans ce dernier cas, l'aptitude à accomplir ces actes ayant été acquise, pas à pas, par la variabilité des organes mentaux et la sélection naturelle, sans qu'aucune conscience intelligente de l'animal dans chaque génération y ait contribué. Il n'y a pas de doute, qu'ainsi que l'indique M. Wallace, une grande part du travail intelligent effectué par l'homme soit dû à l'imitation et non à la raison; mais il y a entre ses actes et ceux des animaux inférieurs cette grande différence que l'homme ne peut pas, avec ses habitudes d'imitation, faire d'emblée, par exemple, une hache de pierre ou une pirogue. Il faut qu'il apprenne son ouvrage par la pratique; un castor, d'autre part, peut construire sa digue ou son canal, et un oiseau son nid, aussi bien dès son premier essai que lorsqu'il est plus âgé et expérimenté.

Pour en revenir à notre sujet immédiat: les animaux inférieurs, de même que l'homme, sentent évidemment le plaisir et la peine, le bonheur et le malheur. On ne saurait trouver une expression de bonheur plus apparente que celle que manifestent les petits chiens et chats, agneaux, etc., lorsque, comme nos enfants, ils jouent entre eux. Les insectes mêmes paraissent jouer, ainsi que l'a décrit P. Huber, qui a vu des fourmis se poursuivant et se mordillant entre elles, comme des petits chiens.

Le fait que les animaux peuvent être excités par les mêmes émotions que nous, me parait assez connu pour que j'aie ici à importuner mes lecteurs par de nombreux détails. La terreur agit sur eux comme sur nous, elle cause un tremblement dans les muscles, des palpitations de cœur, le relâchement des sphincters et le redressement des poils. La défiance, produit de la peur, caractérise éminemment la plupart des animaux sauvages. Les qualités de courage ou de timidité sont extrêmement variables dans les individus de la même espèce, c'est ce qui se remarque nettement chez nos chiens. Quelques chiens et chevaux ont un mauvais caractère et deviennent aisément boudeurs; d'autres sont de bonne humeur; toutes qualités qui sont héréditaires. Chacun sait combien les animaux sont sujets à une colère furieuse et le manifestent clairement. On a publié de nombreuses anecdotes sur les vengeances habiles et souvent longtemps différées de divers animaux. Rengger et Brehm attestent que les singes américains et africains qu'ils ont gardés avaient l'instinct de la vengeance. L'amitié du chien pour son maître est notoire; on l'a vu le caresser pendant l'agonie de la mort; et chacun connaît le fait de ce chien qui, étant l'objet d'une vivisection, léchait pendant l'opération la main de celui qui la faisait, lequel, à moins d'avoir un cœur de pierre, a dû toute sa vie en éprouver du remords. Comme le remarque Whewell: « Lorsqu'on lit les exemples touchants d'affection maternelle qu'on raconte si souvent sur des femmes de toutes nations et des femelles de tous les animaux, qui peut douter que le principe de l'action ne soit le même dans les deux cas? »


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