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Pourquoi dormons-nous ? - Partie 4

Revue scientifique

En 1887, par Errera L.

Ces remarques nous donnent la clef d'un phénomène que l'on pourrait être tenté, à première vue, d'opposer à notre théorie et que voici: quoique la formation de substances narcotiques se poursuive toute la journée, le passage de la veille au sommeil est d'ordinaire assez rapide. Notre journée de travail a peu de crépuscule.

Ceci nous mène à une question délicate et encore assez peu étudiée: la profondeur du sommeil. Essayons de l'aborder. Dans notre théorie, la profondeur du sommeil devra être proportionnelle, à chaque instant, au nombre de molécules des centres corticaux qui se trouvent en combinaison avec des leucomaïnes. Au début du sommeil, tout facilite l'arrivée des leucomaïnes elles sont relativement abondantes dans l'organisme et les cellules cérébrales inactives leur laissent l'entrée libre. Aussi le sommeil devient-il vite de plus en plus profond. Bientôt le maximum de sommeil se trouve atteint, et tout le stock de leucomaïnes est combiné. Mais pendant ce temps la destruction et l'élimination des leucomaïnes ont continué à se faire, d'autant plus que la substance grise parait être un milieu favorable à l'oxydation. Une fraction des leucomaïnes sera donc sans cesse détruite dans le cerveau et la profondeur du sommeil ne tardera pas à diminuer, et cela avec une vitesse décroissante, puisque l'oxydation porte sur des quantités de leucomaïnes de plus en plus petites.

L'expérience concorde d'une manière très satisfaisante avec ces déductions. Kohlschiltter a déterminé de demi-heure en demi-heure la profondeur du sommeil chez un même individu, d'après l'intensité du son nécessaire pour provoquer le réveil. Malgré les causes d'erreur d'un semblable procédé, les résultats suivants peuvent, d'après Exner, être regardés comme établis. L'intensité du sommeil augmente promptement pendant la première heure, puis décroît, d'abord d'une façon assez rapide et ensuite de plus en plus lentement jusqu'au réveil. Kohlschütter a donné une courbe qui indique ces variations. Chose intéressante et que nous pouvions prévoir, la forme de cette courbe reste la même, quelle que soit la profondeur absolue du sommeil et elle s'applique aussi bien au sommeil produit par une légère intoxication alcoolique qu'au sommeil normal.

En faisant une hypothèse convenable sur la proportion de leucomaïnes qui s'oxyde à chaque instant, notre théorie produirait ainsi une courbe du même genre.

Une observation de Brener qu'il est aisé de répéter sur soi-même mérite enfin d'être mentionnée: nous nous endormons souvent en passant par des oscillations de conscience et d'inconscience plus ou moins marquées. Le fait semble assez explicable. Au moment précis où nous perdons la conscience de ce qui nous entoure, le moindre ralentissement dans l'afflux des leucomaïnes vers le cerveau pourra permettre au protoplasme de se débarrasser d'une quantité suffisante du narcotique pour que la conscience réapparaisse; mais l'afflux continue, la conscience s'évanouit de nouveau et ainsi de suite, jusqu'à ce que le régime du sommeil soit définitivement établi.

Je ne veux pas abuser de votre patience, et je me contenterai de vous indiquer brièvement quelques faits dont la théorie toxique pourra nous fournir encore l'interprétation.
Toute suractivité de l'organisme doit donner naissance à de la fatigue et rendre plus vif le besoin de sommeil. N'est-ce pas le cas pendant la croissance de l'enfant et la grossesse de la femme? Est-ce peut-être aussi à cette cause qu'il faut en partie rattacher la sieste, cet accompagnement obligé de la suractivité digestive chez certaines personnes?

Les émotions vives doivent produire des déchets organiques, tout comme l'exercice musculaire ou l'effort intellectuel. Une grande douleur, une grande joie peuvent épuiser l'organisme autant et plus qu'un travail pénible. Labor signifie à la fois labeur et chagrin. On serait presque tenté de se demander si les larmes n'entraînent pas, en faible quantité, des composés nuisibles et fatigants que la peur, la douleur, l'émotion ont engendrés dans les tissus. Il n'y a pas jusqu'à l'état hypnotique qu'on ne puisse songer à expliquer suivant le même principe, s'il est vrai, comme le veut Reyer, qu'il soit l'effet d'une espèce de peur.

Allons plus loin encore et laissons percer le bout de l'oreille du botaniste. La physiologie végétale, il est vrai, est une physiologie lente: les phénomènes vitaux des plantes sont beaucoup moins vifs que ceux des animaux. Elles ont généralement le temps de se débarrasser de leurs ponogènes au fur et à mesure de leur production. Cette élimination est d'autant plus facile que la cellule végétale possède dans sa vacuole centrale une sorte d'égout en miniature où elle peut déverser ce qui la gêne, le suc cellulaire étant efficacement séparé du protoplasme actif par une couche limitante qui s'oppose à la diffusion. Mais que les plantes nous présentent, par exception, des mouvements rapides, comparables à ceux de l'autre règne, et aussitôt le phénomène fatigue apparaît avec tous ses caractères habituels: témoin la sensitive.

Les déchets de la vie cellulaire sont, du reste, nuisibles pour la plante comme pour l'animal. Les myxomycètes, au moment de former leurs spores, expulsent de leur protoplasme toutes les impuretés: grains calcaires, pigment, etc., qu'il renferme. Chez beaucoup d'algues, le protoplasme de certaines cellules quitte son enveloppe en laissant derrière lui le suc cellulaire avec les substances qui y sont dissoutes; le corps protoplasmique nage pendant quelque temps sous forme de zoospore, s'entoure d'une membrane nouvelle et germe: il a fait peau neuve, c'est un véritable rajeunissement, pour nous servir du terme favori d'Alexandre Braun. Les spermatozoïdes végétaux abandonnent souvent, avant la fécondation, une vésicule qui renferme divers résidus solides ou liquides. Une telle élimination d'une partie de la cellule se retrouve très généralement dans les éléments sexuels, mâles et femelles, et il est difficile de n'y pas voir une sorte d'épuration: cette portion de rebut, qui représente le bouc chargé des péchés d'Israël, le protoplasme la rejette, et s'il la reprend parfois, c'est sans doute qu'elle a été lavée alors par le liquide ambiant (observations de de Bary sur les saprolegniées). Je pense, pour le dire en passant, que c'est également de cette manière qu'il faut interpréter, dans le règne animal, les globules polaires des œufs cela est, à coup sûr, plus vraisemblable que l'opinion ingénieuse, mais par trop fantaisiste de Minot, qui voit dans ce phénomène l'expulsion du côté mâle d'une cellule supposée hermaphrodite.

En dehors de la fécondation, les plantes nous offrent encore des faits analogues. Les grandes algues marines qu'on nomme laminaires intercalent tous les ans une fronde nouvelle à la base de l'ancienne, tandis que celle-ci périt et se détache. Il ne semble pas qu'on ait donné jusqu'ici une explication biologique de la chute automnale des feuilles. N'est-il pas clair, cependant, que la plante se débarrasse ainsi des produits inutiles, gênants ou nuisibles, qui se sont accumulés pendant l'été? A ce point de vue, les arbres à feuilles caduques représenteraient dans nos climats une adaptation plus parfaite que les arbres à feuilles persistantes, car ceux-là renouvellent et rajeunissent chaque année les organes de l'assimilation chlorophyllienne, alors que ceux-ci sont obligés de les construire en matériaux épais et moins favorables à la pénétration de la lumière, afin de résister aux intempéries de la mauvaise saison.

Si notre théorie du sommeil est exacte, on est amené à se demander s'il n'existe pas des contrepoisons de nos ponogènes soporifiques, des Ponolytes si l'on veut, qui puissent contrebalancer l'action fatigante des produits de l'activité. Une solution de morphine, c'est du sommeil en bouteille; aurons-nous un jour de la veille mise en flacons? Pourquoi pas? Grützner et Gscheidlen ont établi que des substances réductrices se forment dans le muscle par l'effet de la contraction et, réciproquement, il parait, d'après Kronecker, que les oxydants, tels que le permanganate de potasse en solution très faible, rendent au muscle fatigué de l'excitabilité et de la force. Nous savons de même que les leucomaïnes sont oxydables, et il est vraisemblable qu'on puisse les détruire au moyen d'oxydants. Le bâillement, cette inspiration profonde de l'homme fatigué, aurait-il pour but de lui fournir précisément un surcroît d'oxygène?

Mais à côté des oxydants, il se peut que l'on découvre de véritables antidotes des leucomaïnes narcotiques, par exemple des alcaloïdes antagonistes de ces substances, comme l'atropine est antagoniste de la pilocarpine. Le café qui réveille le cerveau, le coca, qui supprime, dit-on, pendant plusieurs jours la faim et la fatigue, sont peut-être du nombre. Hâtons-nous, toutefois, d'ajouter que si un produit pharmaceutique parvient à éliminer artificiellement la fatigue, cela ne veut pas dire qu'il procure du même coup la restauration organique, l'effet réparateur d'un bon sommeil.

Il ne faudrait pas vouloir tout expliquer par des alcaloïdes et, suivant le mot de Guérin, « après avoir abusé des microbes, tâchons de ne pas verser dans l'ornière des poulaines ». Mais il est juste de remarquer que si Selmi a vu toute l'importance des alcaloïdes animaux pour la médecine légale, si Gautier, Bouchard et d'autres ont indiqué leur rôle dans la genèse des maladies, leur intervention utile dans la physiologie normale reste tout entière à étudier, et c'est là un sujet qui nous promet encore de nombreuses découvertes. Déjà nous entrevoyons que l'ivresse du travail, l'ivresse du triomphe, l'ivresse de l'amour pourraient bien cesser d'être des métaphores et se ramener à l'action de toxiques divers sur nos centres nerveux. J'espère avoir rendu probable que la fatigue est, au sens propre du mot, un empoisonnement dont le sommeil est l'antidote normal. Qui sait si beaucoup d'actes physiologiques (respiration, mouvements du cœur, miction, défécation) ne sont pas, comme le sommeil, sous la dépendance de corps spécifiques, agissant soit sur les centres nerveux, soit sur les organes périphériques? Le rythme organique serait dû alors à ce qu'un acte physiologique donné engendre des substances qui tendent à provoquer l'acte contraire, comme la descente du pendule fournit l'énergie nécessaire pour le faire remonter. Un travail tout récent de Zuntz et Geppert ne conclut-il pas qu'en dehors de la teneur du sang en oxygène et en acide carbonique, il y a encore une substance particulière et inconnue, produite surtout par l'activité musculaire, qui intervient normalement pour régler les mouvements respiratoires?


VI

Nous pouvons, pour terminer, condenser en peu de lignes notre théorie du sommeil.
L'activité de tous les tissus (et en première ligne des deux plus actifs qui sont le tissu nerveux et le tissu musculaire) engendre des corps, plus ou moins analogues aux alcaloïdes, les leucomaïnes.
Ces leucomaïnes sont fatigantes et narcotiques.

Donc, ces leucomaïnes doivent occasionner, à la longue, la fatigue et amener le sommeil.
Au réveil, si l'organisme est reposé, c'est que ces corps ont disparu. Donc, ils se détruisent et s'éliminent pendant le sommeil normal, réparateur.

Tout cela parait logiquement inattaquable; mais il appartient à l'expérience directe de donner des preuves où nous n'apportons encore que des arguments. Le dosage des leucomaïnes, leur recherche dans le cerveau, l'étude plus complète de leurs propriétés physiologiques, sont les premiers problèmes qu'il y aura à résoudre.

On peut se demander si les leucomaïnes de Gautier se rapprochent vraiment autant des ptomaïnes et des alcaloïdes proprement dits que l'admet cet auteur. C'est là une question de degré sur laquelle on peut différer d'opinion. Ce qui paraît établi par ces recherches, c'est la formation très générale d'alcalis organiques dans les êtres vivants, ce sont les propriétés narcotiques de plusieurs d'entre ces corps. C'est là tout ce qu'il faut pour servir de point de départ à la théorie toxique du sommeil telle que nous l'entendons.

Et si maintenant, messieurs, nous nous posons la question qui sert de titre à cette causerie: « Pourquoi dormons-nous? » nous aurons au moins la consolation de pouvoir répondre, en paraphrasant le mot de Molière « Parce qu'il se forme en nous des substances dormitives. »


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