Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Pourquoi dormons-nous ? - Partie 3

Revue scientifique

En 1887, par Errera L.


IV

Une théorie du sommeil doit rendre compte de l'enchaînement normal de ces trois choses: le travail, la fatigue et le sommeil. Il est aisé de voir que la théorie toxique satisfait à cette condition.

Tout travail, qu'il soit musculaire ou cérébral, engendre des déchets. Ces déchets, en s'accumulant, rendent la continuation du travail de plus en plus pénible: c'est la fatigue. Puis, à la longue, les déchets et parmi eux notamment les leucomaïnes finissent par intoxiquer les centres nerveux supérieurs (comme le ferait la morphine), au point de les réduire à l'inaction: c'est le sommeil. Voilà les phénomènes réduits à leur plus simple expression. Mais une foule de circonstances accessoires viennent compliquer ce tableau; il est utile de signaler les principales.

D'abord, l'être vivant lutte sans cesse contre cet empoisonnement qui le menace. Il cherche à se débarrasser de ses déchets: la circulation les entraîne, la respiration et les sécrétions les expulsent, le foie, semble-t-il, en détruit une partie. Et plus le travail est intense, plus toutes ces fonctions deviennent actives: le torrent sanguin se précipite, lavant et nettoyant les organes; la respiration, accélérée, élimine plus d'acide carbonique; souvent l'émission d'urine augmente; la sueur apparaît, rafraîchissant l'organisme et lui enlevant en outre une petite quantité de produits de rebut tels que l'urée et la créatinine. Ces épurations multiples nous permettent de nous maintenir pendant un certain temps en activité, mais non pas indéfiniment. Pourquoi cela?

Si, par un travail excessif, certains de nos organes ont détruit tous leurs matériaux utilisables et sont encombrés de ponogènes, il est clair que ces organes sont, jusqu'à nouvel ordre, incapables de travailler encore. Mais nous n'arrivons point dans les conditions ordinaires à ce degré extrême d'épuisement, et il est même douteux que nous y arrivions jamais. C'est que la sensation de fatigue est déjà devenue invincible, avant que la fatigue physique, réelle, ait atteint ses dernières limites.

Les ponogènes n'agissent pas seulement sur les organes où ils ont pris naissance, mais encore sur les extrémités nerveuses qui aboutissent à ces organes et sur les centres eux-mêmes. A cette triple influence des ponogènes répondent trois significations différentes du mot fatigue. En effet, il y a lieu de distinguer entre la fatigue vraie des fibres musculaires du bras, par exemple, qui se mesure par la diminution de leur excitabilité; la fatigue subjective locale que nous ressentons dans ce bras, et la sensation générale de fatigue ou de lassitude qui se traduit par le désir de dormir. Après avoir soulevé longtemps un poids, on peut éprouver une fatigue intense dans le bras, mais nul besoin de sommeil; tandis que l'on peut tomber, comme on dit, de sommeil, sans ressentir aucune fatigue locale considérable. De ces deux sensations, l'une est périphérique, l'autre est centrale. C'est celle-ci qui nous intéresse le plus et c'est sa genèse qu'il nous faut étudier de plus près.

L'activité cérébrale telle qu'elle se manifeste pendant l'état de veille est liée à des réactions chimiques, à des décharges qui se produisent dans cette matière éminemment explosible: le protoplasme des cellules nerveuses de l'écorce grise. Or, parmi les ponogènes sans cesse engendrés dans les divers organes qui travaillent, nous savons qu'il y a des composés narcotiques, comparables aux alcaloïdes. Selon toute vraisemblance, ces corps ont précisément une affinité particulière pour la cellule nerveuse corticale; en tout cas, ils agissent sur elle, ils la modifient, ils s'y fixent plus ou moins fortement. Leur élimination par les émonctoires dont nous parlions tantôt ne sera donc jamais que partielle en même temps qu'une portion s'en ira avec les sécrétions, qu'une autre pourra être détruite par oxydation, une troisième sera retenue dans le cerveau. On conçoit que les centres nerveux, ainsi modifiés, accomplissent de moins en moins facilement leur fonction explosive, et il faudra des excitations de plus en plus énergiques pour maintenir l'état de veille: à partir d'un certain degré, nos mouvements deviennent lents, nos sensations s'émoussent, notre pensée s'engourdit, en un mot, nous nous sentons fatigués. Il vient enfin un moment où les excitations ordinaires ne suffisent plus à provoquer l'explosion du protoplasme cérébral, son activité est provisoirement suspendue: nous dormons.

Dans notre théorie il est visible que les ponogènes n'agissent que sur celles des cellules nerveuses dans lesquelles ils pénètrent. Cette action localisée nous explique ce qu'on peut appeler les sommeils partiels. « Le sommeil le plus profond, dit avec raison Exner, se relie par transitions insensibles à la veille parfaite. Si l'on s'observe pendant qu'on s'endort, on remarque que le cercle dans lequel se meut se rétrécit de plus en plus... On peut dire que certains groupes d'idées veillent encore, alors que d'autres dorment déjà. »

Les cellules de l'organisme s'endorment une à une, comme elles meurent une à une, en suivant un ordre hiérarchique. Celles qui président aux fonctions les plus hautes sont aussi les plus délicates, les plus vite dérangées. Tout en admettant une grande latitude pour l'intervention de causes accessoires, on prévoit donc que les centres les plus élevés s'assoupissent en général les premiers, puis le sommeil gagne graduellement des centres inférieurs.

Ces remarques rendent compte, dans une certaine mesure, des phénomènes du somnambulisme; car Jean Müller a déjà montré qu'il s'agit là d'un sommeil partiel.

D'un autre côté, certains centres supérieurs, endormis au début, pourront se réveiller dans la suite, isolément ou par groupes. Peut-être parviendra-t-on à comprendre ainsi la variété et le décousu des rêves et ces cauchemars pénibles « dans lesquels nous nous efforçons d'exécuter un mouvement et nous nous sentons comme enchaînés ». Ici, les centres moteurs dormiraient, taudis que certains centres intellectuels seraient éveillés; dans le somnambulisme, au contraire, il y aurait des autres moteurs éveillés et des centres intellectuels assoupis.

A l'inverse de Reyer, nous sommes porté à envisager l'action somnifère des ponogènes comme directe, et non comme le résultat indirect d'une soustraction d'oxygène. Nous avons dit nos raisons dans le précédent paragraphe. Cependant l'oxydabililé des leucomaïnes entre, elle aussi, en ligne de compte; mais au lieu d'être la cause du sommeil, elle en explique, selon nous, la cessation.

Si l'accumulation d'une certaine dose de leucomaïne dans les cellules ganglionnaires amène la fatigue, puis le sommeil, le réveil normal et la défatigation qui l'accompagne doivent être dus à la disparition de ces leucomaïnes. Ont-elles été simplement enlevées par la circulation ou se sont-elles détruites? Les deux facteurs peuvent intervenir; mais, comme il est probable que les leucomaïnes soient chimiquement retenues dans les centres cérébraux, à la façon des alcaloïdes dans l'expérience de Rossbach, le lavage sanguin seul ne les entraînerait guère; et puisque, d'ailleurs, nous les savons oxydables, il est naturel de penser que l'oxygène (dont le pouvoir oxydateur s'exalte encore dans l'organisme vivant) les attaque et les brûle peu à peu. Cette oxydation s'accomplit sans doute avec lenteur. Ne se fait-elle que pendant le sommeil? Pour ma part, je ne vois aucun motif de le supposer. L'accumulation des leucomaïnes dans l'état de veille ne prouve point que leur destruction soit suspendue; elle signifie seulement que la production prédomine alors sur l'oxydation et l'élimination réunies, ce qui n'a rien que de très plausible. Ne voyons-nous pas dans une feuille, la formation, la consommation et l'émigration d'amidon avoir lieu en même temps? Le jour, sous l'influence de la lumière, la formation l'emporte sur les deux autres phénomènes, et l'amidon s'accumule; la nuit, la consommation et l'émigration subsistent seules, et l'amidon disparaît. Sachs a montré qu'il se produit par heure de soleil environ deux fois plus d'amidon qu'il ne s'en dissout par heure de nuit. Un calcul analogue peut être appliqué aux leucomaïnes. A l'état de veille, l'activité des organes en engendre sans cesse de nouvelles quantités; durant le sommeil, la production est, sinon nulle, du moins extraordinairement réduite, car les muscles sont au repos, la fréquence du pouls devient moindre, plusieurs sécrétions diminuent, la respiration se ralentit, le cerveau chôme. Or, l'adulte normal prenant à peu près huit heures de sommeil pour seize heures de veille, on en conclurait que les ponogènes se forment ici, en moyenne, pendant la veille, une fois et demie plus vite qu'ils ne s'oxydent et s'éliminent. Inutile d'ajouter qu'on néglige ainsi une foule de facteurs et que ce chiffre ne représente qu'une grossière approximation.

Comme il n'y a aucune raison d'admettre que les produits d'oxydation des leucomaïnes aient encore, comme elles, une affinité spéciale pour le protoplasme de la substance grise, on s'explique qu'ils soient bientôt balayés par le torrent circulatoire. La cellule nerveuse se trouve donc nettoyée; elle redevient accessible aux impressions du dehors et une légère excitation suffit à provoquer son réveil. Mais ce n'est pas tout.

Le sommeil ne consiste pas uniquement dans une élimination de matières ponogènes. Ce n'est là qu'une face des choses, et nous avons déjà dit qu'il faut envisager aussi la réparation organique: à côté du nettoyage, il y a la remise à neuf. Une fois que les leucomaïnes ont envahi et paralysé les cellules corticales, tout l'organisme est soustrait à la tyrannie du cerveau, et chaque tissu peut se refaire tranquillement par une nutrition intime. Nous comprenons ainsi qu'on s'éveille le matin, non seulement débarrassé de sa fatigue, mais encore armé de forces pour une activité nouvelle; et que le sommeil, même artificiel, puisse être bienfaisant. Qui dort dîne.

En somme, la quantité de leucomaïnes contenue dans l'organisme est soumise sans doute à de continuelles variations: elle augmente ou s'amoindrit, suivant que précisément les phénomènes producteurs ou les phénomènes éliminateurs de déchets sont prépondérants. On voit donc qu'un accroissement de travail pourra amener une diminution de fatigue, si ce travail exagère en même temps et dans une plus forte proportion l'oxydation et l'expulsion des déchets. Peut-être avons-nous là une des causes pour lesquelles l'exercice au grand air est si hygiénique.

D'autres fois, la diminution de fatigue n'est qu'apparente, à mesure qu'une grande lassitude nous envahit, les cellules qui interviennent dans la perception consciente finissent par être épuisées à leur tour, la conscience devient de plus en plus obscure, et la fatigue, en tant que sensation éprouvée par le sujet, peut diminuer ainsi par suite de l'excès même du travail. Il pourra se faire, pour un motif inverse, qu'un commencement de repos, loin de nous reposer, augmente la fatigue subjective. Mais ce genre de phénomènes reconnaît encore une autre explication dont nous allons dire quelques mots.


V

Il n'est guère permis de douter aujourd'hui que certaines décompositions chimiques des molécules du protoplasme nerveux ne soient la condition de l'activité cérébrale; et, d'après tout ce qui précède, nous sommes conduits à attribuer aussi le sommeil à une réaction chimique entre ce protoplasme et les leucomaïnes. Or, en vertu des principes de la mécanique, il est en général plus difficile d'imprimer à un corps une forme déterminée de vibrations lorsqu'il vibre déjà d'une autre manière. Sans quitter le domaine de la chimie physiologique, Nägeli a montré que l'existence d'une fermentation empêche plus ou moins complètement qu'une fermentation différente ne s'établisse en même temps dans le même milieu. Si nous appliquons pareille notion aux cellules ganglionnaires, une foule de faits qui nous sont familiers s'éclairent tout à coup. Dans la vie normale, nous ne ressentons aucune fatigue pendant la plus grande partie du jour, parce que le protoplasme cérébral se défend contre les ponogènes par son activité même, et c'est seulement vers le soir, quand l'armée des ponogènes est devenue plus redoutable, que les centres nerveux commencent à faiblir. On peut, jusqu'à un certain point, lutter contre la fatigue ou se laisser aller au repos; les excitations vives et variées retardent le sommeil, tandis que la tranquillité, la monotonie, l'inaction, l'ennui, le silence, lui sont propices. Aussitôt que les cellules nerveuses cèdent devant l'ennemi et ralentissent leur activité, les leucomaïnes s'y portent de plus en plus facilement; fatigue, puis le sommeil surviennent. La fatigue nous apparaît ainsi comme le conflit entre l'activité du protoplasme et l'invasion de ses déchets; et le sommeil est la victoire temporaire des déchets sur le protoplasme.


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