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Pourquoi dormons-nous ? - Partie 2

Revue scientifique

En 1887, par Errera L.

Tout récemment, Bouchard, dans ses recherches sur la toxicité des urines de l'homme sain, a comparé les urines sécrétées pendant la veille et pendant le sommeil et, en passant, il fait allusion à la théorie du sommeil. Sans préciser la nature des poisons dont il s'agit ici, il dit: « Les urines de la veille et les urines du sommeil ne présentent pas seulement des différences d'intensité; elles diffèrent aussi comme qualité. Les urines du sommeil sont toujours franchement convulsivantes, les urines de la veille sont très peu ou ne sont pas convulsivantes, mais elles sont narcotiques. C'est à tel point qu'on se demande s'il n'y aurait pas lieu de reprendre, avec Preyer, la théorie toxique du sommeil. Ce qui est certain, c'est que, pendant la veille, le corps fabrique une substance qui, accumulée, produirait le sommeil; et que, pendant le sommeil, il élabore, au lieu de cette substance narcotique, une substance couvulsivante qui, accumulée, pourrait produire la secousse musculaire et provoquer le réveil. » Peut-être pourrait-on objecter que si le poison narcotique amène le sommeil en s'accumulant dans l'organisme, c'est dans les tissus et non dans les urines qu'on devrait le rencontrer pendant la veille. Toutefois, pour se prononcer sur ce point et sur plusieurs autres, il convient d'attendre la suite des travaux de Bouchard, et notamment l'extraction et le dosage des substances toxiques. En tout cas, il parait rationnel de fonder une théorie du sommeil sur les produits que l'on trouve dans les tissus mêmes de l'organisme, plutôt que sur ceux qu'il élimine par ses sécrétions.

Dès que, pour ma part, j'eus connaissance du remarquable travail de Gautier, je fus frappé de sa portée dans la question qui nous occupe. Il semble, en effet, que les alcaloïdes des animaux fournissent du sommeil et de la plupart des phénomènes connexes l'explication la plus naturelle. En insistant avec quelque détail sur la théorie toxique ainsi renouvelée, je voudrais surtout engager les physiologistes à la soumettre à l'épreuve de l'expérience.


III

Suivant une remarque profonde sur laquelle Claude Bernard aimait à revenir, toute manifestation vitale est liée à la destruction d'une certaine quantité de matière organique. C'est là une conséquence du grand principe de la conservation de l'énergie. Quand le mouvement se produit, qu'un muscle se contracte, quand la volonté et la sensibilité se manifestent, quand la pensée s'exerce, quand la glande sécrète, la substance du muscle, des nerfs, du cerveau, du tissu glandulaire se désorganise, se détruit et se consume. En un certain sens, la vie n'est ainsi qu'un long suicide, « un suicide partiel prolongé », pour employer une expression dont Peter se servait récemment.

Si c'est une vérité devenue presque banale que, pour travailler, l'être vivant doit brûler de la matière organique, comme la machine à vapeur brûle du charbon, il est clair que, là comme ici, des déchets, des cendres, des ponogènes, doivent incessamment se produire. Pas plus dans la machine vivante que dans l'autre, ces cendres ne peuvent s'accumuler sans inconvénient. Elles finiraient par encombrer matériellement les tissus, en prenant la place que de nouveaux éléments utilisables devraient occuper. Mais il y a déjà plus, et les déchets cellulaires sont probablement nuisibles à un autre point de vue encore; ils n'encombrent pas seulement d'une manière passive, ils réagissent à leur tour activement sur les phénomènes vitaux.

L'organisme, en effet, emprunte ses forces à des réactions chimiques, à des décompositions, et c'est là précisément ce qui engendre les déchets. Or nous savons par la chimie que beaucoup de réactions sont empêchées par l'accumulation des produits auxquels elles donnent naissance; Berthelot et Péan de Saint-Gilles, en étudiant l'action des acides sur les alcools, ont montré, il y a longtemps, comment l'éthérification se ralentit, à mesure que l'éther composé s'accumule et comment elle finit par s'arrêter; et les exemples de ce genre abondent. Pour citer un dédoublement très comparable à ceux qui ont lieu dans les cellules vivantes, je rappellerai un Mémoire récent de Müller; il établit que dans l'inversion du sucre de canne par l'invertine, le sucre interverti, déjà formé, exerce une influence retardatrice.

On conçoit donc sans peine que la machine animale ne peut continuer à marcher si elle se débarrasse de ses cendres et si elle ne se fournit de nouveaux combustibles: l'élimination des ponogènes et la réparation organique nous apparaissent comme les corollaires indispensables du travail. Il se pourra, surtout lorsque l'activité est intense, que ces deux fonctions s'accomplissent moins vite que les phénomènes inverses, et l'organisme, envahi au bout d'un certain temps par ses propres déchets, sera dans l'impossibilité de continuer à travailler, jusqu'à ce qu'il soit purifié par le repos. De là déjà une cause d'alternatives plus ou moins régulières et l'on entrevoit que des phases d'activité et de repos devront se succéder tour à tour. Ce n'est d'ailleurs qu'une manifestation de ce caractère, qui se retrouve dans tout mouvement: le rythme.

Mais si des considérations générales nous permettent de comprendre la nécessité du repos, elles sont insuffisantes pour nous expliquer le mécanisme du sommeil. Ce phénomène signifie quelque chose de plus que l'impossibilité de travailler: il est avant tout d'ordre nerveux. Tout déchet cellulaire, tout corps ponogène n'est pas forcément somnifère. Il faut pour cela:

1° Que ce corps agisse d'une manière spéciale sur les cellules nerveuses supérieures.

2° Qu'il suspende temporairement leur activité.

Connaissons-nous des substances possédant ces propriétés? Sans doute: l'éther, le chloroforme, l'hydrate de chloral et, d'une manière éminente, les alcaloïdes narcotiques: morphine, narcéine, etc.

Et si maintenant nous passons en revue les produits fabriqués par l'organisme, il n'en est certes point qui satisfassent mieux que les leucomaïnes aux conditions que nous venons d'indiquer théoriquement.

L'étude des leucomaïnes est à peine commencée, mais il est permis de signaler dès à présent une analogie qui semble intéressante. Suivant Gautier, la plupart des leucomaïnes, de même que les ptomaïnes, sont fort oxydables; et justement la morphine se fait remarquer aussi par sa grande oxydabilité. Bettink et van Dissel assurent même que, sur quarante-deux alcaloïdes végétaux essayés par eux, seule la morphine partage avec les ptomaïnes la faculté de former le bleu de Prusse, par la réduction du perchlorure de fer et du ferricyanure, et cela malgré la présence d'un oxydant aussi énergique que l'anhydride chromique.

On peut se demander de quelle manière les leucomaïnes agissent sur les cellules nerveuses. Est-ce directement ou indirectement, en captant l'oxygène, comme Preyer le supposait pour ses ponogènes? Il serait prématuré de vouloir trancher la question; mais, dans l'état actuel, la première hypothèse parait de beaucoup la plus probable. Si nous prenons comme termes de comparaison les alcaloïdes végétaux, personne ne supposera, je pense, que la morphine amène le sommeil par soustraction d'oxygène, car 1 centigramme d'un sel de morphine (quantité déjà suffisante pour endormir) ne réclame pour son oxydation complète que 2 centigrammes d'oxygène environ, soit moins du quatre-vingtième de ce que nous inspirons en une minute. Nous ne savons encore quelle dose de chaque leucomaïne est nécessaire pour provoquer la fatigue et la somnolence dont parle Gautier, mais la dose est certainement peine. Dès que l'on songe, d'ailleurs, combien les leucomaïnes sont peu abondantes dans l'organisme normal, il devient difficile, sinon impossible, d'attribuer le sommeil à la privation d'oxygène qui peut résulter de leur oxydation. Un autre fait parle aussi contre la théorie du sommeil par anoxie, c'est que plusieurs oxydants (halogènes, ozone, eau oxygénée...) sont narcotiques.

Il y a, au contraire, de bonnes raisons à invoquer en faveur d'une action directe des leucomaïnes sur le cerveau. Rossbach a vu que plusieurs alcaloïdes végétaux (morphine, quinine, atrophie, vératrine, strychnine) modifient les matières albuminoïdes, telles que le blanc d’œuf, le sérum du sang, le suc musculaire, et cela en augmentant leur coagulabilité. Le précipité albuminoïde ainsi obtenu conserve toujours une certaine quantité d'alcaloïde, même après lavage prolongé. Ce précipité n'exerce pas d'action coagulante sur le blanc d’œuf dissous, et Rossbach en conclut que l'alcaloïde doit être combiné chimiquement et à la matière albuminoïde précipitée. Binz assure que les soporifiques, comme la morphine, le chloral, le chloroforme et l'éther, mis en contact avec de la substance grise fraîche, la rendent trouble. C'est l'indice d'une espèce de coagulation que n'occasionneraient pas d'autres corps non soporifiques: atropine, caféine, chloroxaléthyline, camphre, acide pyrogallique. Claude Bernard était aussi d'avis, au moins pour l'éther, que l'anesthésie provient d'une sorte de coagulation. Remarquons que la fatigue musculaire ne saurait pas non plus être attribuée, à l'exemple de Ranke, à un accaparement d'oxygène par les produits de la contraction, mais bien plutôt à une influence directe des acides formés, car le phosphate acide de soude, qui est inoxydable, « fatigue » le muscle, absolument comme l'acide lactique.

Les leucomaïnes pourraient encore agir indirectement d'une autre manière: en modifiant la circulation cérébrale. C'est une hypothèse qu'on a déjà émise pour expliquer l'action des narcotiques, et de cette façon, on fait la part à la théorie vasomotrice du sommeil. Mais pareille opinion semble contredite par les observations directes de Binz. Sur un chien et des lapins trépassés, il a vu que l'anémie de la surface cérébrale ne survient que tardivement dans la narcose complète: « L'anémie est donc ici une suite de la narcose, et non le sommeil, une suite de l'anémie. » L'auteur ajoute, après avoir rappelé le cas du canal digestif, qui est pâle et exsangue à l'état de jeûne et hyperémié pendant la digestion: « L'anémie cérébrale dans la narcose prolongée est en harmonie avec cette règle générale que l'afflux sanguin diminue vers les organes quand ils sont au repos. »

L'influence des ponogènes sur le cerveau doit donc se résumer probablement en ces termes: ni anoxie, ni anémie, mais intoxication directe.

Dans tout ce qui précède, je me suis borné à dire que les narcotiques agissent d'une manière spéciale sur les cellules nerveuses — ce qui est incontestable — sans examiner s'ils s'accumulent d'une façon prépondérante dans ces éléments. Je n'ignore point, en effet, que Herbert Spencer a essayé d'établir, par des arguments ingénieux, qu'il n'est pas nécessaire d'attribuer aux narcotiques et aux anesthésiques une affinité élective pour la substance nerveuse, qu'ils imprègnent peut-être tous les tissus indistinctement, mais que, seul, le système nerveux, par sa sensibilité et sa distribution, serait en état de traduire leur présence. Au point de vue qui nous occupe, cette question est d'une importance secondaire, puisque le résultat physiologique reste le même dans les deux cas. Il faut noter cependant que l'opinion de Spencer ne se concilie guère avec l'ensemble de nos connaissances actuelles en chimie physiologique et en microchimie, car nous voyons partout les différences de fonctions s'accompagner de différences dans les propriétés chimiques. Dernièrement encore, Ehrlich a montré que le bleu de méthylène se porte d'une manière très inégale sur les diverses régions du système nerveux, selon qu'elles sont plus ou moins saturées d'oxygène et plus ou moins alcalines. Il est permis de croire, par analogie, que les effets si variés des alcaloïdes se rattachent à des localisations électives. D'ailleurs, chez les végétaux qui les produisent, les alcaloïdes, loin d’être répandus uniformément dans tous les tissus, sont confinés aussi à certains éléments histologiques bien déterminés.


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