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L'être social - Partie 2

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1897, par Grave J.

Dans l'état social actuel, ce ne sont que des promesses qu'ont donné les privilégiés pour obtenir pouvoir, richesse et oisiveté. Quand l'individu sera plus conscient, il ne s'y laissera plus prendre en ses relations sociales; dans les relations individuelles, il sait déjà que la somme des connaissances humaines est allée s'augmentant sans cesse, apportant de nouvelles possibilités de progresser encore.

Livré à ses seules forces, à ses seules ressources, l'individu, incontestablement, serait profondément misérable. Il se verrait, comme à l'époque où la pierre éclatée lui fournissait ses principales armes et outils, condamné à lutter au jour le jour pour subvenir à sa subsistance. Sans trêve ni répit, il lui faudrait tenir constamment en éveil toutes ses facultés pour n'arriver à éprouver que des satisfactions grossières, rudimentaires et en petit nombre.

Ce n'est que grâce au perfectionnement graduel de son outillage qu'il a pu augmenter ses jouissances et se créer des loisirs, mais ce perfectionnement de l'outillage l'a amené aussi à une solidarité plus grande, plus étroite avec ses semblables, car il y avait des matières qu'il ne pouvait obtenir ou travailler qu'associé à ses semblables.

On a fait la critique de l'industrialisme qui asservit le producteur, le plie, le rompt, le déforme et l'abrutit, le fait, lui, organisme pensant, l'esclave de la machine inconsciente. On a fait ressortir que les loisirs du travailleur n'avaient pas augmenté, mais bien diminué, avec le perfectionnement de l'outillage mécanique qui a augmenté le chômage, oui, mais non le loisir entre les heures de travail.

La critique est juste; mais si l'outillage mécanique remplit, à l'égard du travailleur un rôle néfaste en l'état actuel, il ne faut pas oublier que cela tient à l'organisation sociale défectueuse que nous subissons, qui, hiérarchisée de façon à apporter toutes les jouissances aux uns, quitte à aggraver la misère des autres, sait faire tourner les progrès les plus certains, en instruments d'exploitation nouveaux qui accroissent de plus en plus la masse des déshérités.

Les progrès mécaniques, en apportant la possibilité de produire beaucoup plus vite, avec beaucoup moins de monde, ont facilité aux exploiteurs de se rendre de plus en plus maîtres de leurs exploités, en leur permettant de faire accomplir une partie de la besogne par l'ouvrier mécanique, forçant les travailleurs de chair à se disputer la besogne restante: mais de ce qu'une minorité d'oisifs a su faire tourner à son seul profit le résultat des efforts de tous, il ne s'ensuit pas que l'on doive renoncer aux inventions qui doivent nous affranchir du temps et de l'espace.

Si, en unissant leurs forces et leur intelligence ils peuvent mouvoir un outillage qui leur permettra de produire en quelques jours assez de produits pour leur consommation annuelle, il serait stupide de la part des individus de vouloir s'isoler et produire, par les moyens primitifs ou imparfaitement améliorés, ce qui leur prendrait des semaines et des mois pour arriver aux mêmes résultats.

L'industrialisme et l'exploitation capitalistes ont fait de l'existence du travailleur, non seulement un enfer, mais aussi une bataille plus meurtrière que celle qui se livre par les armes. Dans la production actuelle, la vie des travailleurs ne compte pour rien. Pour réaliser une économie de quelques milliers de francs sur le bilan annuel, le capitaliste n'hésitera pas à laisser son usine dans les conditions d'hygiène les plus déplorables. Parce qu'il lui faudrait immobiliser un capital important, il se refusera à remplacer un matériel ancien par un nouveau qui adoucirait la tâche de ses esclaves de chair! Qu'importe que cela les use plus vite, leur remplacement ne lui coûtera pas une obole.

Et voilà pourquoi, au milieu des découvertes les plus favorables à l'humanité, les individus continuent à évoluer au milieu des conditions les plus néfastes à leur santé, à leur développement.

Il en est de même de l'état social. C'est le mode d'évolution qui permettra la plus grande somme de développement lorsqu'il sera basé sur la solidarité et la réciprocité; mais de ce que certains ont su en accaparer les profits au détriment de leurs co-associés, s'ensuit-il qu'il doive être abandonné?

En proclamant pour leur utilité le droit de ne tenir compte que de ce qui leur est favorable, le droit pour « l'individu » de poursuivre son bonheur sans s'occuper des « vagues humanités » qu'il pourrait écraser en sa route, les individualistes, implicitement, reconnaissent le même droit à toute créature. Mais alors le problème se complique, c'est ce qu'oublient ceux qui parlent toujours de l'Individu au singulier.

Ce n'est qu'en ne tenant aucun compte que ce n'est pas un individu qu'il existe sur terre, mais des centaines de millions à la fois, qu'ils arrivent à avoir une faible apparence de logique, en niant la solidarité dans l'état social. Et la fausseté de leur raisonnement se démontre en aboutissant à cette conclusion que, si les individus doivent évoluer sans tenir aucun compte les uns des autres, ils se gêneront, se froisseront, pour aboutir à la lutte, à l'exploitation!

Nous revenons donc à l'état social actuel dont nous voulons nous débarrasser. Et les purs individualistes n'auraient ainsi créé des entités nouvelles pour formuler leurs réclamations contre l'arbitraire qui nous écrase que pour en revenir à leur point de départ: l'autorité avec toutes ses injustices, ses exactions, sa compression d'individualité.

D'où cette autre conclusion qui s'impose: Si d'aucuns s'insurgent contre l'autorité et l'exploitation actuelles, c'est qu'ils n'ont pas part à la curée. Ils trouvent très mal d'être exploités eux-mêmes, mais se sentent d'heureuses dispositions pour exploiter les autres. Ils trouvent très dur de courber la tête sous l'oppression, mais n'aspirent qu'à poser leur joug sur le cou de ceux qu'ils supposent leur être inférieurs. Ce qu'ils voudraient, en somme, c'est une place parmi les privilégiés.

L'absurdité de l'entité-individu étant ainsi démontrée; et, d'autre part, étant prouvé également que les individus, s'ils veulent vivre normalement et se développer intégralement, doivent s'organiser en société, la conclusion logique qui en découle est, l'état de guerre étant nuisible, — la société actuelle nous le prouve, — que l'égoïsme bien entendu consiste à ce que chacun s'entende avec ses voisins, afin de vivre en paix.

Oui, sous peine de déchoir, l'être humain ne peut vivre isolé; l'état social est, pour lui, une condition sine quâ non de bien-être et de progrès. Voilà ce qu'oublient trop facilement ceux qui parlent de l'Individu avec un I.

Loin d'être une entité, c'est un être réel, tiré à des centaines de millions d'exemplaires, ayant tous, au même degré, droit à se développer intégralement, à satisfaire, selon les possibilités naturelles existantes, tous les besoins que comporte leur organisation.

« Selon les possibilités naturelles existantes », voilà ce dont, encore, ne tiennent pas compte les théoriciens de l'outrance, mais que l'on est bien forcé de constater lorsque, ne se payant pas de mots, on se heurte aux faits.

Ayant démoli Dieu et les forces supra-naturelles, on a reconnu que l'être humain était le produit d'une évolution de la matière. On a constaté que cette évolution s'accomplissait en vertu de certaines forces, et que ces forces étaient des manifestations des combinaisons de la matière en mouvement, des propriétés inhérentes à chacune de ces combinaisons; et que l'homme, produit de la matière, ne pouvait se soustraire aux effets des forces dont il est issu.

Sa volonté qui semblait le faire libre, n'étant elle-même, que le résultat, la vibration de différents états moléculaires de certaines cellules de son être impulsées par le choc d'autres vibrations intérieures ou extérieures, il reste l'esclave du milieu dans lequel il se débat, forcé, de se soumettre aux conditions de son être. Il n'y a pas de hiérarchie qui puisse tenir contre cette constatation, mais par contre, sa dépendance du milieu ne justifie nullement son asservissement par ses semblables.

Torturez les mots, disséquez-les, tournez-les de quelle façon vous voudrez, il est un fait que l'on n'arrivera pas à pallier, c'est celui de la complexité devenue si débordante que notre vie est faite d'une part de la vie des autres, comme la vie des autres est faite d'une part de la nôtre.

Non seulement nous sommes liés à ceux qui nous entourent, mais nous subissons l'influence de ceux qui nous précédèrent, comme nos actes influeront sur l'évolution de ceux qui nous suivront.

Apprenons donc à débarrasser notre pensée de ces deux fléaux qui nous ont toujours fait déraisonner: la métaphysique qui nous fait anthropomorphiser les conceptions de notre cerveau et transforme de simples façons de raisonner en personnes agissantes, leur prête des contours définis, leur attribue un pouvoir illimité, et l'absolutisme qui nous fait trancher, isoler, poser en antithèses des faits qui se joignent et s'associent lorsqu'on les analyse.


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