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L'instinct et l'intelligence - Partie 1

Revue scientifique

En 1886, par Fol H.


I. L'instinct

Avant de chercher à donner un sens précis à un terme que l'on entend si souvent appliquer aux phénomènes les plus disparates, il est bon de jeter un coup d’œil sur les animaux qui présentent ce phénomène dans toute sa pureté. A cet égard, les hyménoptères annuels et qui vivent isolés sont un exemple précieux à cause de la perfection de leurs œuvres et parce que leurs mœurs ont trouvé un historien du plus grand talent. Le petit livre de M. Fabre, intitulé Souvenirs entomologiques, doit une partie de son charme à l'importance philosophique de ces animaux, qui passent maîtres sans avoir besoin de rien apprendre.

Une abeille maçonne , le chalicodome des murailles, construit sur une pierre avec du mortier une cellule en forme de fiole; puis elle la remplit d'un mélange de miel et de pollen, et y dépose son œuf après avoir soigneusement écarté toutes les impuretés. Aussitôt après, elle adapte prestement le couvercle.

Jusque-là tous ses actes semblent parfaitement raisonnables. Mais on peut causer longtemps avec un monomane et le trouver charmant jusqu'à ce qu'un mot imprudent lui rappelle sa manie, et aussitôt le gentilhomme se change en un pauvre fou. De même il nous suffira de bien peu de chose pour dévoiler la profonde sottise de l'artisan si habile.

Si l'on pratique une brèche au bord supérieur de la cellule presque achevée, l'abeille qui construisait encore la répare de suite. Si la cellule était terminée et l'insecte déjà occupé de sa récolte de miel, il la bouchera tant bien que mal au moment où il posera le couvercle. Mais, quoi qu'on fasse, il ne quittera pas la construction pour la récolte de miel ni la récolte du miel pour celle du mortier.

Mais si l'on vient à pratiquer, près de la base de la cellule, une vaste brèche par laquelle le miel s'écoule, le chalicodome, qui voit fort bien le dégât, n'en a cure et continuera comme si de rien n'était à apporter du miel; puis il y déposera son œuf et adaptera prestement le couvercle sur ce vase éventré.

Même inintelligence chez les espèces qui ne se contentent pas d'approvisionner leur larve une fois pour toutes, mais qui les élèvent en leur donnant pour ainsi dire la becquée. Les expériences de M. Fabre sur le bembex rostré sont aussi concluantes que possible. Cet hyménoptère creuse dans le sable fin une chambrette où il pond son œuf, et où il élève ensuite sa larve en lui apportant des mouches fraîchement tuées. Si, pendant une de ses parties de chasse aux mouches, l'on déterre sa cellule et qu'on la place entrouverte à côté de l'endroit où elle était enfoncée, le bembex, de retour avec son butin, fouillera avec persistance le sable au point précis où se trouvait sa cachette; mais il ne reconnaît ni sa cellule entrouverte ni sa larve qui se tord au soleil. Il trouve son bonheur à apporter ses mouches dans un certain trou qu'il a creusé, mais il ne comprend pas plus le but de cet acte que la petite fille ne sait pourquoi elle aime à soigner une poupée.

J'ai moi-même longtemps observé dans un de mes aquariums, à Villefranche-sur-Mer, un certain crabe (un Maja), qui est si hérissé d'algues qu'il se confond absolument avec les pierres couvertes de végétation au milieu desquelles il vit. Lorsque sa toison végétale a grandi au point de devenir encombrante, il l'arrache brin par brin avec une de ses paires de pattes, se nettoie bien à fond et puis se met à se coller sur la carapace de petits bouts d'algues fraîches qui vont pousser à peu près comme des boutures. L'utilité de ces actes est évidente; le crabe ainsi déguisé se dissimule facilement sur les fonds herbeux, et il échappe aux regards de ses ennemis et à ceux du gibier qu'il poursuit. Mais il agit exactement de même dans un aquarium où il n'y a pas d'entourage végétal; j'ai essayé une fois de lui enlever toutes les herbes qu'il aurait pu prendre pour boutures et de lui donner à la place des bouts de paille et de papier blanc. Il se colla consciencieusement sur le dos ces objets qui ne pouvaient que le rendre encore plus visible que s'il n'avait rien mis. Il trouvait donc son bonheur à accomplir un acte dont le but lui échappait.

Cette inintelligence ressort, si c'est possible, plus clairement encore de l'expérience suivante, empruntée au livre de M. Fabre: deux chalicodomes des murailles sont en train de construire, chacun sur sa pierre, à peu de distance l'un de l'autre. Pendant l'absence des architectes, nous échangeons leurs cellules avec les pierres qui les supportent. L'un des deux était en pleine construction; sa cellule a la forme d'un verre à boire. Nous lui substituons une cellule achevée, presque pleine de miel; elle n'a plus qu'a pondre son œuf et à boucher le goulot. Va-t-elle être contente de la peine que nous lui épargnons? Pas du tout. Elle construisait et elle continue à construire. Quant à ses droits de propriété sur cette cellule, elle n'en doute pas un seul instant, puisqu'elle la trouve à l'endroit qu'elle a choisi. Elle ajoute assise sur assise; ce n'est plus une cellule, c'est une tour, peu importe. Puis elle va chercher du miel, quand même il y en a déjà assez, et fait presque double provision. Enfin elle pond, met le bouchon et s'en va satisfaite. Mais l'autre abeille, à qui nous avons pris un nid presque fini pour en substituer un autre qui est à peine commencé? Elle ne doute pas davantage que ce ne soit le sien, apporte encore un peu de miel, dépose son œuf et s'évertue à fermer une cellule trop petite dans laquelle sa larve ne tardera pas à périr de faim.

Voilà l'instinct. Mécanisme merveilleux, stupidité profonde. Et comment en serait-il autrement? La larve de cette année passera l'hiver sous forme de cocon et, le printemps prochain, sortira de la cellule, orpheline et sans tuteur, car la génération précédente est morte aux premiers frimas. Qui donc pourrait lui apprendre en quelques semaines comment elle doit soigner cet œuf, qu'elle ne verra même pas, pour en faire sortir une descendance qu'elle ne connaîtra jamais! Dans ces circonstances, le génie d'un Newton ou d'un Darwin ne viendrait pas à bout de découvrir ce qu'il faut faire.

Ce sont précisément ces circonstances spéciales qui donnent tant d'intérêt à l'observation des actes des insectes annuels. Il ne peut y avoir dans ce cas d'imitation ni de cette tradition qui joue certainement un grand rôle chez les animaux sociaux. Il leur faut une science infuse, une habileté innée, l'instinct en un mot. Ce que le génie n'aurait pas le temps d'inventer, la petite machine vivante l'exécute du premier coup bien, mais bêtement. Faut-il pour cela considérer son mécanisme comme surnaturel, comme ces sauvages qui prennent une boite à musique pour un esprit?

J'ai déjà fait plusieurs emprunts au charmant petit livre de M. Fabre. Je vais lui en faire encore un.

Par une chaude journée du mois d'août, cet éminent observateur était posté au gai soleil de Provence, guettant ses chers hyménoptères. Le matin, quelques paysannes passent par là se rendant au marché et le voient dans cette situation. L'après-midi elles repassent; vous jugez de leur ébahissement à le voir toujours immobile au même endroit? L'une se détourne et continue son chemin avec un hochement de tête « Une paouré inoucein, pécaïré! » Et elle fait le signe de la croix. Un innocent, en patois provençal, c'est quelque chose comme un idiot, et la croyance populaire veut que les idiots soient des êtres sacrés, placés, plus ou moins directement, sous la protection divine. Or M. Fabre lui-même n'en agit pas autrement avec ses hyménoptères. Leur ineptie l'enchante autant que leur habileté. Il y voit la preuve que ces animaux sont guidés directement par la Providence et, dans un langage différent, il s'écrie, lui aussi : « Un paouré inoucein, pécaïré! » et il fait le signe de la croix.

Attribuer à la Providence toutes les inepties de la nature, c'est médiocrement respectueux. Heureusement M. Fabre se trompe. La bêtise n'est pas plus surnaturelle que l'intelligence; l'instinct et l'idiotisme rentrent dans l'ordre des faits absolument naturels. L'instinct n'est que le jeu d'une machine nerveuse, dont l'organisation n'est pas plus merveilleuse que celle des organes locomoteurs ou des viscères. Qui expliquera l'origine de l'un de ces systèmes d'organes expliquera aussi celle de l'autre, et les mêmes théories sont applicables aux deux.

Il est une autre erreur profonde et pourtant très répandue au sujet de l'instinct: c'est celle qui consiste à le croire capable de suppléer aux sens. Nous avons vu que le bembex et l'abeille maçonne ne reconnaissent leurs cellules que par leur situation. L'insecte qui revient de la chasse se tient un moment immobile sur l'aile et puis se laisse tomber verticalement. Toute cellule qui se trouve maintenant sous lui est sienne, quand même on se serait fait un malin plaisir de la lui changer. Tout ce qui est un peu plus loin ne lui appartient pas. Il a donc une faculté d'orientation dont la précision nous étonne. M. Fabre a cherché quel pouvait être le sens qui guide l'insecte, et il arrive à les exclure tous; sa conclusion est simple: si ce n'est pas un sens, ce ne peut être que l'instinct; or un instinct qui pourrait se passer des sens, ce serait le surnaturel.

Eh bien, encore sur ce point, M. Fabre a fait erreur. Il a énuméré les sens, mais il en a oublié un. Ces gros yeux bombés que les abeilles et les guêpes portent sur les côtés de la tête, à quoi servent-ils donc? Certains physiologistes voudraient nous faire croire que les insectes voient mal. Ils se trompent très certainement. Sans doute leurs yeux ne sont pas faits comme les nôtres; c'est un assemblage d'organes étroits et allongés disposés en éventail, — organe admirable pour retrouver un endroit en prenant des alignements à la manière d'un géomètre ou d'un pêcheur qui veut retrouver un point déterminé en plein lac. Seulement, ce que l'homme ne peut faire que par plusieurs opérations successives, l'insecte avec ses yeux en éventail le fait d'un seul coup. L'instinct ne remplace pas les yeux des bembex ou des chalicodomes; il leur apprend seulement à s'en servir d'une certaine manière.

Si l'on en croyait certains auteurs, les animaux posséderaient un pouvoir spécial d'orientation, inexplicable si l'on s'en tenait aux indications de leurs sens. Nous avons vainement cherché dans la bibliographie un cas vraiment authentique où le retour au logis d'un animal emporté dans une boite obscure ne puisse pas s'expliquer par ses sensations, la vue pour le pigeon, le flair pour le chien; nous avons tenu compte naturellement de la connaissance préalable que la plupart des animaux ont acquise de la région qu'ils habitent, grâce aux courses qu'ils font de leur propre mouvement. S'il existait un sens d'orientation tout spécial, comment pourrait-on expliquer les cas si fréquents où un chien s'est perdu, même à une faible distance de chez lui, pour peu qu'il se trouvât dans un endroit qu'il n'avait pas encore visité et sans une piste connue pour guider son retour? Comment expliquerait-on qu'un pigeon ne retrouve pas son chemin si on le lâche seulement à 50 kilomètres de son colombier par un temps sombre et très bas? Pourquoi lui faudrait-il un ciel clair s'il ne se dirigeait pas par la vue?


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